25

Kopa, Coppi et autres champions - Numilog

  • Upload
    others

  • View
    3

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Kopa, Coppi et autres champions - Numilog
Page 2: Kopa, Coppi et autres champions - Numilog
Page 3: Kopa, Coppi et autres champions - Numilog
Page 4: Kopa, Coppi et autres champions - Numilog

Jean Riverain et Claude Quesniaux Illustrations de Paul Ordner

Kopa, Coppi... et

autres champions

© 1961 - Éditions G. P., Paris

Page 5: Kopa, Coppi et autres champions - Numilog

Printed in France

Page 6: Kopa, Coppi et autres champions - Numilog
Page 7: Kopa, Coppi et autres champions - Numilog
Page 8: Kopa, Coppi et autres champions - Numilog

CHAPITRE PREMIER

LA F O S S E N° 2

A LORS, petit, c'est ton tour? Dans le Pays noir, au nord de la France, de Béthune

à Anzin, tous les enfants sont destinés à devenir mineurs, comme leur père. Rien, certes, ne les empêche de se faire facteur ou garçon de café, mais s'ils se laissent aller, s'ils ne

Page 9: Kopa, Coppi et autres champions - Numilog

résistent pas à la tradition, les voilà bons, un jour, pour descendre dans la mine.

Combien de fois leur a-t-on dit : « Non, tu ne seras pas mineur. C'est un trop dur métier, un trop sale métier... » Mais lorsque le temps est venu de gagner sa vie, alors, le père, un matin, tourné vers son fils : « Viens avec moi. Je vais te présenter au bureau de l'embauche. » La mère a pré- paré deux casse-croûte au lieu d'un seul. L'enfant reste muet. C'en est fait. Trop tard pour regimber. Il n'échappera plus à la mine. Ainsi, le fils du pêcheur breton se laisse vaincre enfin par la mer adorée et haïe.

— Alors, petit, tu fais route avec nous ? Raymond Kopaszewski essayait de sourire. Un homme

lui avait mis la main sur l'épaule. On était sur le chemin de la fosse n° 2, la moins profonde de Nœux-les-Mines. Elle ne descend qu'à 602 mètres. Le père Kopaszewski et Henri, le fils aîné, travaillaient dans l'autre fosse, creusée jusqu'à 682 mètres de profondeur.

Les mineurs qui entouraient Raymond et marchaient d'un même pas, par une aube triste d'hiver, portaient eux aussi des noms en ski ou en ak. Des Polonais...

Rien que dans la région de Nœux-les-Mines et de Béthune, il y avait près de six mille Polonais. C'était après la guerre de 1914-18 qu'ils étaient accourus en foule, répondant à l'appel de la France. Il fallait des bras nouveaux. Ils étaient venus avec femme, enfants, des prêtres à eux, parfois quel- ques meubles. Ils avaient trouvé une terre ravagée, des villes aplaties comme par un rouleau compresseur. Partout, jusqu'à la ligne d'horizon, des pans de murs, des débris informes, des carcasses de chevaux, des tronçons d'arbres; parfois la gueule ouverte d'une cave, indiquant que là quelque chose s'élevait hier, qui avait abrité une famille.

Les Polonais s'étaient établis dans des baraques provisoires,

Page 10: Kopa, Coppi et autres champions - Numilog

puis dans des maisons de brique pareilles à celles d'autrefois, de ces maisons flamandes, allongées et basses, qui s'alignent le long des routes sur des kilomètres et forment ces cités de mineurs qu'on nomme corons.

Les immigrés, petit à petit, s'étaient faits à la manière de vivre française. Ils conservaient pourtant l'amour de leur première patrie, les formes de leur religion. Dans leur chapelle trônait la Vierge de Jasna-Goura, aussi populaire en Pologne que la Vierge de Lourdes l'est en France, et qui présente entre les plis de son voile un étrange visage noir marqué d'une balafre. Dans le Pays noir, pour ces Polonais, la Vierge de Jasna-Goura, c'était la grande protec- trice contre tous les périls du dessous : l'explosion, l'inon- dation, l'effondrement, l'asphyxie...

Tout en cheminant vers un terril, cette pyramide noire, faite de la terre imbrûlable tirée du fond avec la houille, et où l'on voit parfois grimper des miséreux, un panier à la main, à la recherche de morceaux de charbon oubliés, Raymond pensait à tout ce qu'il avait fait pour éviter la mine.

En possession de son certificat d'études, il s'était, de sa propre initiative, présenté à quelques grosses entreprises de la région. Il rêvait de devenir électricien. Pourquoi pas? A regarder ce garçon blond et fluet, l'air si fin, civilisé, dé- gourdi, on l'imaginait beaucoup mieux en train de réparer une magnéto qu'à taper dans la houille à coups de pique. Partout, avec de bonnes paroles, on l'avait éconduit : « Tu es trop jeune. Reviens l'année prochaine si tu veux, quand tu auras quatorze ans. Mais il te faudra au moins trois ans d'appren- tissage non payés, des cours théoriques, un examen... » Et Raymond rentrait chez lui tout triste, sachant bien que son père ne pourrait jamais lui offrir le luxe d'un apprentissage non payé et de longues études.

Page 11: Kopa, Coppi et autres champions - Numilog

Il tenta sa chance ailleurs, chercha un emploi d'ajusteur, de tourneur, de chaudronnier..., sans plus de succès.

Au jour de son quatorzième anniversaire, il renonça. Jour qui ne s'effacera jamais de sa mémoire. Il a raconté dans ses Souvenirs, qu'il a nommés : Mes Matches avec la Vie (1), cette veillée presque funèbre : En rentrant à la maison, mon père n'eut pas besoin de m' interroger. Il n'avait qu'à me regarder. Le pli amer de mes lèvres en disait plus long que bien des discours. Sans un mot, nous nous étions compris. La mine m'attendait. Je n'oublierai jamais cette véritable conversation muette entre papa et moi. Ajoutez au tableau le poêle de fonte, grand dévorateur de charbon, et, sur ce poêle, la cafe- tière qui chante, cette cafetière aussi importante dans les corons que la théière des foyers anglais, le samovar de l'isba russe.

Maintenant, en cette aube froide, la tête chargée du casque réglementaire, Raymond croyait l'entendre, la voix de la mine, qui lui parlait d'en dessous : « Eh bien, mon fils, souris plutôt. De quoi te plains-tu ? Avec moi, tu ne mourras jamais de faim. Jusqu'à la mort tu auras ton pain assuré. Il suffira de te donner un peu de peine, de gratter, gratter, gratter... »

On passe le portail ouvert. On marche vers les bâtiments administratifs, sur une terre qui crisse. Ces cheminées qu'on voit ne crachent pas de la fumée, mais l'air vicié du fond, aspiré, rejeté par des pompes infatigables. Moment impres- sionnant que celui où le mineur néophyte, entouré de ses aînés, reçoit sa lampe et remet en échange sa plaque, qu'il vient de recevoir dans un autre bureau. Une plaque toute pareille à celle que les soldats portent au poignet, avec leur nom gravé, et qu'on fixe, en cas de mort, sur leur cercueil. Ici, le préposé gardait la plaque et l'accrochait à un clou. Cela signifiait que cet homme était descendu dans les pro-

(1) Pierre Horay, éditeur.

Page 12: Kopa, Coppi et autres champions - Numilog

f o n d e u r s a v e c s a l a m p e , q u ' i l n ' a p p a r t e n a i t p l u s t o u t à f a i t

a u m o n d e d e s v i v a n t s .

E t p u i s c ' e s t l a d e s c e n t e v e r t i g i n e u s e q u i v o u s c h a v i r e

l ' e s t o m a c . L ' a s c e n s e u r à d e u x é t a g e s f i l e s e s d i x m è t r e s à l a

s e c o n d e . J u s q u ' e n b a s , l e s m i n e u r s s e t i e n n e n t n o n p a s

d e b o u t , n i a s s i s , m a i s l e s g e n o u x f l é c h i s , l e b u s t e e n a v a n t ,

s ' a p p u y a n t à l e u r l a m p e .

A r r i v é e e n d o u c e u r . L a c a g e s ' o u v r e . R a y m o n d n ' é c h a p p e

p a s à l ' a n g o i s s e q u i g a g n e i c i l e n o v i c e . T a n t d e t e r r e a u -

d e s s u s d e s o i ! E t c e t a i r c h a u d , q u i l e f a i t d é j à t r a n s p i r e r , c e t a i r s a t u r é d ' u n e o d e u r d e c h a r b o n e t d e b o i s . C e t t e n u i t

q u e j a m a i s l e s o l e i l n ' a v i s i t é e . C e s l u m i è r e s m o b i l e s , c e s

o m b r e s q u i s ' a g i t e n t , c e s v o i x q u i c r i e n t f o r t p o u r d o m i n e r

l e r o n f l e m e n t d e s m o t e u r s , d e s p e r f o r a t r i c e s .

U n p o r i o n , c e c o n t r e m a î t r e d e l a m i n e , a p r i s R a y m o n d

p a r l e p o i g n e t , l ' a c o n d u i t v e r s s o n é q u i p e , e t c o m m e i l l e

s e n t u n p e u é m u , é n e r v é : « C a l m e - t o i . . . , m o n g a r s , n o u s n ' y

s o m m e s p a s e n c o r e . C ' e s t à t r o i s k i l o m è t r e s . . . » C e q u i v e u t

d i r e : p o u r a t t e i n d r e l a v e i n e à l a q u e l l e l ' é q u i p e e s t d e s t i n é e ,

u n e b o n n e h e u r e d e m a r c h e s o u t e r r a i n e , p a r d e s g a l e r i e s o ù

p a r f o i s l ' o n n e p e u t s ' a v a n c e r q u e p l i é e n d e u x .

Page 13: Kopa, Coppi et autres champions - Numilog

CHAPITRE II

INITIATION

L ES Kopaszewski possédaient, comme tous les mineurs du Nord, une maison à eux, au « Chemin-Perdu », et,

derrière cette maison, un maigre jardin planté de quelques fleurs, de quelques choux. Ce jardin était clos d'une palissade. De l'autre côté de cette palissade, c'était le terrain de foot- ball, le terrain officiel de Nœux. Tout petit, Raymond aimait à se hisser jusqu'au faîte de la clôture, pour regarder les joueurs

Page 14: Kopa, Coppi et autres champions - Numilog

en maillot blanc et noir qui s'agitaient sur la pelouse, autour d'un ballon. Il arrivait que ce ballon, mal dirigé, bondît jusque dans le jardin des Kopaszewski. Le cœur battant, Raymond courait après cette sphère de cuir, la saisissait, la contemplait avec respect, maculée de boue, chaude de la lutte. Il la relançait sur le terrain comme il l'avait vu faire aux grands, les jambes écartées, les bras haut levés, le torse un peu rejeté en arrière. La balle, rebondissant dans l'herbe, devenait aussi- tôt la possession, non pas de mains, mais de pieds actifs, qui se la renvoyaient les uns aux autres, en faisaient quelque chose de vivant, tel un chien gambadeur. Mais, soudain, un bruit mat... Le chien devenait projectile. La détente d'une jambe nerveuse l'avait envoyé vers l 'un des buts, dont le gardien à casquette plongeait, les bras ouverts. Et c'était à ce mo- ment-là, dans les tribunes, aux jours de match, un cri jeté par près d'un millier de poitrines, ce cri que Kopa entendra tout au long de sa vie, qu'il soit de joie ou d'attente déçue, qu'il soit « Ah ! » ou « Oh ! »

Kopa n'a pas suivi dans son jeune âge de leçons de foot- ball. Il s'est initié au petit bonheur, avec ses camarades d'école. Une fois par semaine, l'instituteur, M. Delhuin, emmenait sa meute jusqu'à une prairie nommée la « Pâture Annetière ». C'était là que, avec un simple ballon de bazar , ces petits garçons découvraient, sans autre secours que celui de l'instinct, le jeu prestigieux du stade. Ils inventaient, en tâtonnant, ce qu'à d'autres enfants on apprenait dans les règles. (Car il y a bien un instinct du jeu, même chez les bêtes : voyez un chien jouer avec une vieille savate, qu'on lui lance, qu'il rapporte et qu'il se laisse arracher de force, pour le plaisir de résister en grondant et puis de se laisser vaincre, et de recommencer. Et pour ce qui est du football, notez que l'instinct du pied frappant le ballon n'est pas un instinct de fille, mais de garçon. La fille joue à la balle avec ses mains,

Page 15: Kopa, Coppi et autres champions - Numilog

non avec ses pieds. Un homme, même âgé, qui reçoit un ballon dans les jambes, « tape dedans ». Une femme, jamais !)

Après une période de jeu instinctif, à la « va comme je te pousse », ce fut un effort pour s'informer des véritables règles, jouer à la manière de ces grands qu'on pouvait voir, presque chaque dimanche, matcher sur leur terrain. On se partageait entre deux équipes de onze joueurs, si l'on était assez nombreux. Chaque équipe avait son gardien de but, deux arrières, trois demis et cinq avants, dirigés par l'un d'eux nommé capitaine.

On occupait ces divers postes selon sa fantaisie, mais c'était encore un sûr instinct qui plaçait celui-ci — un maigre de douze ans, tout en jambes — à l'un des buts, ces cinq-là, massifs, trapus en vrais gars du Nord, sur la ligne des demis et des arrières, tandis que les places d'avants faisaient l'affaire des minces, des agiles aux souplesses d'anguilles, et, parmi eux, Raymond.

L'instituteur, arbitre improvisé, nommait l'équipe qui donnerait le coup d'envoi, et en avant ! Le ballon commençait à décrire des arabesques, parfois poussé en dribbles savants, jusqu'à ce qu'un joueur bien placé l'appelât d'un signe ou par son démarrage en direction du but opposé. Alors le dribbleur de son camp, lorsqu'il avait compris l'appel, envoyait, d'une passe énergique, le ballon à son compagnon, qui le repassait à un autre, mieux placé encore que lui, ou le shootait vers le but opposé.

Ces garçons ignoraient les noms de marquage ou de démarquage, ce qui ne les empêchait pas de se marquer ou de se démarquer comme ils avaient vu leurs aînés le faire sur le stade de Nœux. Un joueur se démarque lorsque, pour recevoir la balle que s'apprête à lui envoyer un coéquipier, il s'éloigne de l'adversaire attaché à ses pas, et dont la pré- sence le paralyse. Par le marquage, au contraire, le joueur

Page 16: Kopa, Coppi et autres champions - Numilog

se tient dans le dos ou à côté d'un adversaire pour l 'empêcher de jouer, gêner ses mouvements et, si possible, lui souffler la balle dès qu'un autre la lui lance.

Ainsi pouvait-on voir exécuter, à la Pâture Annetière, ces figures successives au moyen desquelles un futur champion apprenait son métier.

Un gamin entraînait la balle à petits coups de pied secs et, se voyant le chemin barré, cherchait des yeux lequel de ses compagnons était le mieux placé pour le relayer. Mais il les voyait tous également marqués par l'adversaire. Il conti- nuait donc à dribbler, poursuivi par un demi. Ce demi, il cherchait à le tromper par d'habiles feintes, puis fonçait vers le but, tout en gardant le contrôle du ballon.

De droite et de gauche, deux arrières fonçaient pour l'intercepter. Plus une seconde à perdre ! Pas question d'en- voyer directement la balle dans le filet, mais il y avait, en avant, à trois mètres à peine du but adverse, un joueur de la même couleur que lui et qui l'appelait par gestes. Le dribbleur lui envoyait la balle d 'un coup ferme. L'autre avait la chance de la recevoir. Il la renvoyait par-dessus la tête du gardien de but, au nez des deux arrières qui se retournaient.

A la Pâture Annetière, les pieds s'en donnaient à cœur joie, mais aussi la tête, puisque le football, s'il interdit l'usage des mains, sauf au gardien de but, autorise les coups de tête... Souvent, de son jardin, Raymond avait été témoin de chocs spectaculaires entre ces deux objets ronds, crâne et ballon, qui semblaient, au cours de leurs évolutions, se précipiter l 'un contre l'autre comme des aérolithes en plein ciel. C'était sur le front que le joueur recevait le projectile, juste au-dessus du nez et des yeux qui se fermaient pendant la seconde où se succédaient la réception et le renvoi. Tout le corps participait au coup de tête, cambré en arrière, les muscles raidis de la face à la ceinture, les bras faisant office

Page 17: Kopa, Coppi et autres champions - Numilog

de leviers, pesant sur un obstacle invisible. Et il ne s'agissait pas seulement de recevoir le ballon, mais de le recevoir en sorte qu'il fût renvoyé dans la bonne direction, parfois devant soi, ou bien à droite ou à gauche, à moins que ce ne fût derrière soi, auquel cas le front ne doit servir, à peine effleuré, qu'à briser la trajectoire de la balle, à la faire

retomber, amortie, près du pied d'un joueur ami. Cela, faut- il le dire ? c'est le sommet de l'art !

Raymond aimait ces matches improvisés, mais peut-être chérissait-il davantage les moments passés seul avec le ballon, tandis que ses compagnons s'amusaient à d'autres jeux ou se prélassaient dans l'herbe.

Il s'en allait avec la sphère fidèle, obéissante, l'emmenait avec lui à petits coups de pied, l'obligeait à rouler à son

Page 18: Kopa, Coppi et autres champions - Numilog

allure, s'exerçait à la pousser avec la pointe du pied, plus souvent avec l'intérieur ou l'extérieur ou encore avec le dessus, qu'on nomme cou-de-pied. Tout en trottant, il la faisait passer d 'un pied à l'autre et tout à coup tapait dedans, la poursuivait, la rattrapait en l'injuriant avec l'accent picard.

D'autres fois, rue du Chemin-Perdu ou dans d'autres rues du coron, si désert le dimanche, il s'entraînait contre un mur. Il suffisait d 'un mur pour s'exercer au blocage, qui consiste à arrêter la balle en la bloquant d 'un pied ou entre les deux pieds, ou entre les genoux, ou encore avec la poitrine creusée, ce qu'on nomme alors un amorti. Il suffisait d 'un mur pour travailler ses shoots, obtenir l'illusion qu'un partenaire vous renvoie le ballon à son idée, dans les direc- tions les plus imprévues et, par les jours de soleil, voir com- plaisamment son ombre s'agiter sur la brique rose, esquisser des attitudes pareilles à celles qu'aiment à fixer les photo- graphes de L'Equipe, dont les numéros circulaient constam- ment en classe.

A l'âge de onze ans, Raymond fut admis dans le stade. Il n'eut plus besoin d'enjamber clandestinement la barrière pour fouler cette terre aux herbes rares. Sa mère lui tailla une culotte blanche, lui acheta le maillot noir et blanc régle- mentaire. On l'accueillit à l'équipe des cadets, bien que son âge le destinât à celle des minimes. Mais il en savait plus, déjà, que bien des cadets.

Page 19: Kopa, Coppi et autres champions - Numilog

CHAPITRE III

LA LUMIÈRE D U STADE

D EVENU mineur, Raymond partageait sa vie — comme bien d'autres garçons de Nœux — entre la nuit sou-

terraine et la lumière du stade. C'était souvent avec du charbon autour des yeux qu'il faisait son entrée sur le terrain, un peu pâle, de la pâleur propre aux ouvriers du fond, mais rayonnant. Le football lui faisait oublier sa fatigue, la pers- pective d'une vie ingrate, les mesquines intrigues des corons.

Page 20: Kopa, Coppi et autres champions - Numilog

Il n'y avait ici que de la verdure et du ciel, une discipline consentie, un univers idéal.

Les entraîneurs qui se succédaient au club de Nœux-les- Mines (la « valse » des entraîneurs est devenue la mauvaise habitude du football) remarquaient tout de suite ce Polonais menu, aux jolies manières, qui filait ses dribbles comme on vocalise, doué d'antennes qui lui faisaient deviner les inten- tions de l'adversaire, capable de détentes soudaines, terri- blement efficaces, mais surtout si épris du ballon rond qu'il en rêvait... Dès les premières séances d'entraînement, a écrit Constant Tison, qu'on peut dire le « père spirituel » de Kopa, je pus me rendre compte des grandes possibilités du jeune homme... Je le revois encore accourir, après avoir sauté le mur qui séparait son propre jardin de l'U.S.N. (Union sportive de Nœux). Les pieds chaussés d'espadrilles, il avait à peine pris le temps de manger un morceau et de respirer un peu après le travail pénible qu'il venait d'abattre à la mine. C'était un petit gars éveillé, réservé, écoutant beaucoup, parlant peu, de peur de prononcer des paroles blessantes ou choquantes. Il possédait déjà une maîtrise de balle, un sens et une intelligence du jeu, un art de déséquilibrer l'adversaire, de l'esquiver, une clairvoyance qui me laissaient bouche bée... Car ce sacré diable jouait autant avec son cerveau qu'avec ses pieds.

Cependant, comme Raymond atteignait sa dix-septième année, un événement se produisit qui allait brusquement infléchir la ligne de son destin.

Ce jour-là (un jour d'octobre 1947), Raymond, torse nu, casqué, s'avançait le long d'une galerie de la fosse, penché sur sa berline. Il s'en revenait à vide, après avoir livré sa cargaison de houille aux hommes du monte-charge. Il avait

Page 21: Kopa, Coppi et autres champions - Numilog

accroché sa lampe à la paroi du véhicule qui glissait sans effort sur les rails. Enfin, ce fut le terminus. Comme il se baissait pour reprendre sa lampe, quelque chose lui tomba sur la main gauche. Il leva le bras. Sa main ne lui faisait pas mal, mais elle était comme morte. Il appela. Le chef de taille, un Polonais, avait entendu la berline tinter sous le choc. Le voici, avec sa lampe. Raymond put voir alors sa main rouge de sang, puis, à ses pieds, un gros bloc de schiste, qui s'était détaché de la voûte; l'un de ces blocs qui suffisent parfois à tuer un homme et que les mineurs nomment « cou- vercle de cercueil ».

— Viens te faire panser au poste de secours, dit le chef. Il le conduisit à quelque cinquante mètres de là, où se

tenait un infirmier avec son nécessaire pour les soins d'ur- gence. On le pansa.

— Comme tu t'es arrangé ! dit l'homme à la blouse blanche. Encore heureux que tu n'aies pas reçu le bloc sur le crâne. Il faut que tu montes tout de suite à l'infirmerie.

La main gauche bandée et toujours insensible, Raymond prit le chemin de l'ascenseur. Ses jambes flageolaient. Comme en rêve, il cheminait par les boyaux interminables, rencon- trant parfois le visage d'un mineur qui hochait la tête en le regardant.

Ce fut la remontée. Une voix dans l'ascenseur : « Un accident de travail, mon gars ! Après tout, c'est pas grave. Au pire, tu auras un emploi de bureau, sans compter la pension. »

L'infirmerie de la mine. Une odeur d'éther. La brûlure de l'alcool. La douleur qui commence, déploie ses anneaux, s'élève en spirales. Le docteur :

— On te ramènera chez toi en ambulance... — C'est donc sérieux ? — Non, mais tu risques de tourner de l'œil en chemin.

Page 22: Kopa, Coppi et autres champions - Numilog

Tu as perdu beaucoup de sang. Demain, ou même tout à l'heure, tu iras à l'hôpital. C'est sérieux. Ton doigt ne tient plus.

Raymond, sans passer à la douche, rentra chez lui à pied. Il évitait ainsi une grande émotion à ses parents. Simplement, il poussa la porte, montra le pansement : « Je me suis blessé... »

Tandis que maman faisait chauffer le café, pour le remonter un peu, à travers les battements de ses tempes, il lui semblait entendre, montée des profondeurs, la voix de la mine : « Ce n'est rien, mon fils, je peux me passer de tes dix doigts. Neuf me suffisent. On n'a pas besoin de dix doigts pour pousser une berline... »

Le jour même, à l'hôpital, Raymond perdit ce qui lui restait de son quatrième doigt. Cela se fit après une simple

Page 23: Kopa, Coppi et autres champions - Numilog

anesthésie locale à la novocaïne, tandis qu'on lui pressait un tampon d'éther sous le nez, pour l'étourdir.

Raymond obtint un mois et demi de congé. La chambre d'abord, et puis des flâneries aux alentours, à travers la plaine dominée par les terrils énormes, sous les nuages poussés par les vents d'ouest. Quelques tentatives de reprendre le ballon... Après tout, on n'y joue qu'avec les pieds. Bientôt, plus de pansement, et voici la main qui reparaît, un doigt de moins à l'appel.

La mine fut satisfaite. Sa victime y redescendit, mais pour cinq mois seulement. Il travaillerait désormais à l'atelier, c'est-à-dire au grand jour. Joie de se dire, en pensant aux ténèbres du dessous : « Plus jamais ! Plus jamais. »

Ce fut à l'occasion d'une rencontre de Nœux, qualifié pour la finale de la Coupe du Nord « Juniors », contre Auchel, qu'il se signala pour la première fois à l'attention des « sélec- tionneurs ». La rencontre eut lieu sur le stade de Béthune. Béthune... Cela donnait déjà de l'importance à la chose. Un chef-lieu d'arrondissement, avec 22.000 habitants, tandis que Nœux n'en comptait que 13.000.

On applaudit beaucoup les garçons d'Auchel, à peine ceux de Nœux, qui ne partaient point favoris. Catastrophe ! Dès la mi-temps Auchel l'emportait par trois buts à zéro. Trois fois le gardien de but de Nœux avait plongé, bondi, foncé vers la balle démoniaque. Chaque fois, elle avait passé. Pendant toute cette partie du jeu, Kopa n'avait pas été un instant en contact avec la balle. Il s'était agité dans le vide.

A la mi-temps, il y eut, selon l'usage, dix minutes de repos au vestiaire. On se concerta en suçant du citron. Kopa, le capitaine, se mit en devoir de remonter le moral de ses hommes. Il réussit à les convaincre qu'avec un peu d'esprit

Page 24: Kopa, Coppi et autres champions - Numilog

d'offensive ils ne feraient qu'une bouchée d'Auchel. Mais encore fallait-il que leur capitaine ne demeurât pas les bras croisés. « Passez-moi la balle, que diable ! Passez-moi la balle !... »

Le jeu reprit. Ce fut une lente remontée, à laquelle s'em- ploya particulièrement Kopa, qui réussit, à deux reprises, un envoi dans le filet adverse. Mais le match touchait à sa fin et le tableau indiquait 3 buts pour Auchel et 2 pour Nœux.

C'est alors que l'inattendu se produisit. « L'espoir changea de camp... » Mais écoutons Kopa nous raconter l 'un de ses plus anciens souvenirs de joueur : Je partais en dribbles courts, la balle au pied, vers les filets auchellois, quand je fus abattu dans les 16 mètres en arrière; je boulai au sol. C'était un penalty (1).

Je me relevai aussitôt et demandai à me faire justice : le premier coup de pied de réparation que j 'aie tiré !

Vous connaissez ma façon de shooter les penalties : une feinte sur la droite, un tir sur la gauche, sans regarder le ballon. Jamais.

Les filets d'Auchel tremblèrent. Nous avions égalisé : 3 à 3. L'impossible était réalisé!

La rencontre se termina sur ce coup de théâtre, mais il fallait un vainqueur. On nous remit la coupe, car nous avions obtenu un nombre supérieur de corners (2). Notre seconde mi-temps, menée tambour battant, avait porté ses fruits.

Mes coéquipiers me hissèrent sur leurs épaules, et je regagnai les vestiaires en tenant précieusement sur ma poitrine le trophée argenté.

(1) Mot anglais désignant le droit accordé à une équipe, après une faute commise par le camp adverse, de shooter au but sans autre opposition que celle du gardien de but.

(2) Coup de pied franc accordé à l'équipe adverse quand un joueur a envoyé le ballon derrière sa propre ligne de but.

Page 25: Kopa, Coppi et autres champions - Numilog

P a p a , d a n s les t r i bunes , a v a i t le sou r i r e . I l b a t t a i t des m a i n s

e t c r i a i t b r a v o . I l en a v a i t l a i ssé é t e i n d r e s a c i g a r e t t e e t , de

B é t h u n e à N œ u x , i l s u ç o t a son m é g o t c o m m e s ' i l c r a i g n a i t , en

le r a l l u m a n t , de r o m p r e le c h a r m e .

L ' e n t r a î n e u r T i s o n p r é s e n t a i t c h a q u e a n n é e s e s m e i l l e u r s

p o u l a i n s à l ' é p r e u v e d u « J e u n e F o o t b a l l e u r », q u i s e d é r o u -

l a i t a u s t a d e d e C o l o m b e s . I l p r e s s e n t i t R a y m o n d , q u i n e

s e m o n t r a p a s e n t h o u s i a s t e . D a n s l e s m i l i e u x s p o r t i f s d e

N œ u x , o n d i s a i t d e c e t t e é p r e u v e ( e t l u i - m ê m e r é p é t a i t ) :

« U n e l o t e r i e . . . » A i n s i p a r l e n t l e s c o l l é g i e n s d u b a c c a l a u r é a t .

L a v e i l l e d u j o u r o ù T i s o n d e v a i t p a r t i r p o u r P a r i s (ce

j o u r é t a i t u n s a m e d i ) , R a y m o n d d i t à sa m è r e :

— N e m e r é v e i l l e p a s d e m a i n , je f e r a i la g r a s s e m a t i n é e . A l ' a u b e , l a s o n n e t t e t i n t a . C ' é t a i t T i s o n , d o n t l a v o i t u r e

r o n f l a i t s u r l e C h e m i n - P e r d u . D a n s c e t t e v o i t u r e , i l y a v a i t

d é j à t r o i s c a n d i d a t s .

— J e v i e n s c h e r c h e r R a y m o n d . . .

— M a i s i l d o r t , m u r m u r a M m e K o p a s z e w s k i à v o i x b a s s e . — C ' e s t b i e n l e m o m e n t d e d o r m i r . . .

D ' a u t o r i t é , l ' e n t r a î n e u r s e d i r i g e a v e r s l a c h a m b r e d e s o n

é l è v e , q u i d o r m a i t e n e f f e t d a n s l a p é n o m b r e . T i s o n se

p e n c h a , l u i s e c o u a l ' é p a u l e : « A l l o n s , d e b o u t ! »

R a y m o n d o u v r i t u n œi l .

— D e b o u t ! N o u s p a r t o n s ! — M a i s . . .

— J e sa i s ce q u e t u v a s m e d i r e . . . M a i s p e n s e , p e n s e à t o n a v e n i r . T o u s l e s d i r i g e a n t s , t o u s les p r é s i d e n t s e t s é l e c - t i o n n e u r s s e r o n t à C o l o m b e s . S a i s i s t a c h a n c e .

I l y a d e s m o m e n t s d a n s l a v i e d ' u n j e u n e h o m m e o ù il

s e m b l e q u e t o u t s o i t e n j e u . I l s u f f i t a l o r s d e si p e u , s i p e u !