Le demon et mademoiselle Prym - Paulo Coelho.pdf

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  • LE DMONET

    MADEMOISELLEPRYM

  • Paulo Clho

    LE DMON

    ET MADEMOISELLEPRYM

    Traduit du portugais (Brsil) parJacques Thiriot

  • Editions Anne Carrire

  • Du mme auteur chez le mmediteur :

    LAlchimiste, traduction de JeanOrecchioni, 1994.LAlchimiste, traduction de JeanOrecchioni, dition illustre parMbius, 1995.Sur le bord de la rivire Piedra, jeme suis assise et jai pleur,traduction de Jean Orecchioni,1995.Le Plerin de Compostelle,traduction de FranoiseMarchand Sauvagnargues,1996.Le Plerin de Compostelle,

  • traduction de FranoiseMarchand Sauvagnargues,dition illustre de tableaux deCristina Oiticica et de photos dYvesDejardin, 1996.La Cinquime Montagne,traduction de FranoiseMarchand Sauvagnargues,1998.Manuel du guerrier de la lumire,traduction de Franoise Marchand-Sauvagnargues, 1998.Veronika dcide de mourir,traduction de FranoiseMarchand Sauvagnargues,2000.

  • Paulo Clho : http ://wwwpauloclho com br

    Titre original : 0 Demonio e aSrta. Prym Cette dition est

    publie avec laccord de SantJordi Asociados, Barcelone,

    Espagne

    ISBN : 2-84337-143-0

    2000 by Paulo Clho (tousdroits rservs) EditionsAnne Carrire, Paris, 2001,pour la tradution en langue

  • franaise www anne-carriere fr

  • Table des matires

    Le Dmon et Melle Prym

    Note de lauteur 8

    1 11

    2 14

    3 25

    4 28

    5 40

    6 53

    7 55

  • 8 65

    9 73

    10 79

    11 88

    12 93

    13 104

    14 107

    15 110

    16 116

    17 118

    18 124

  • 19 132

    20 137

    21 139

    22 143

    23 145

    24 154

    25 156

  • Un notable demanda Jsus : Bon matre, que dois-je faire

    pour avoir en hritage la vieternelle ?

    Jsus lui rpondit : Pourquoi mappelles-tu bon ?

    Nul nest bon que Dieu seul. Luc, 18,18-19

  • Note de lauteur

    La premire histoire proposde la Division nat dans lanciennePerse : le dieu du temps, aprs avoircr lunivers, prend conscience delharmonie qui lentoure, mais sentquil manque quelque chosedimportant une compagnie aveclaquelle jouir de toute cette beaut.

    Durant mille ans, il prie afindavoir un fils. Lhistoire ne dit pasqui il implore, tant donn quil esttout-puissant, seigneur unique et

  • suprme. Nanmoins il prie et finitpar concevoir.

    linstant mme o il peroitquil a obtenu ce quil souhaitait, ledieu du temps regrette davoirvoulu un fils, conscient quelquilibre des choses est trsfragile. Mais il est trop tard. forcede supplications, il obtientcependant que le fils quil portedans son ventre se scinde en deux.

    La lgende raconte que, demme que de la prire du dieu dutemps nat le Bien (Ormuzd), deson repentir nat le Mal (Ahriman) frres jumeaux.

    Proccup, il fait en sorte

  • quOrmuzd sorte le premier de sonventre, pour matriser son frre etviter quAhriman ne provoque desdgts dans lunivers. Toutefois,comme le Mal est rus et habile, ilparvient repousser Ormuzd aumoment de laccouchement et ilvoit le premier la lumire destoiles.

    Dpit, le dieu du temps dcidede fournir des allis Ormuzd : ilfait natre la race humaine quiluttera avec lui pour dominerAhriman et empcher que celui-cine sempare de tout.

    Dans la lgende persane, la racehumaine nat comme lallie du

  • Bien et, selon la tradition, elle finirapar vaincre. Une autre histoire de laDivision, cependant, surgit dessicles et des sicles plus tard, cettefois avec une version oppose :lhomme comme instrument duMal.

    Je pense que la majorit de mes

    lecteurs sait de quoi je parle : unhomme et une femme vivent dansle jardin du paradis, savouranttoutes les dlices quon puisseimaginer. Une seule chose leur estinterdite le couple ne peut pasconnatre ce que signifient Bien etMal. Le Seigneur tout-puissant dit

  • (Gense, 2,17) : De larbre de laconnaissance du bien et du mal, tune mangeras pas.

    Et un beau jour surgit leserpent qui leur garantit que cetteconnaissance est plus importanteque le paradis et quils doiventlacqurir. La femme refuse, endisant que Dieu la menace demort, mais le serpent lassure querien de tel ne lui arrivera, bien aucontraire : le jour o leurs yeuxsouvriront, ils seront comme desdieux qui connaissent le bien et lemal.

    Convaincue, ve mange le fruitdfendu et en donne un morceau

  • Adam. partir de ce moment,lquilibre originel du paradis estrompu et le couple est chass etmaudit. Mais Dieu alors prononceune phrase nigmatique : Voilque lhomme est devenu commelun de nous, pour connatre le bienet le mal !

    Dans ce cas galement (commedans celui du dieu du temps quiprie pour demander quelque chosealors quil est le seigneur absolu), laBible nexplique pas qui Dieusadresse, ni sil est unique pourquoi il dit lun de nous .

    Quoi quil en soit, depuis ses

  • origines la race humaine estcondamne se mouvoir danslternelle Division entre les deuxopposs. Et nous nous retrouvonsici et maintenant avec les mmesdoutes que nos anctres. Ce livre apour objectif daborder ce thme enutilisant, certains moments deson intrigue, des lgendes quilillustrent.

    Avec Le Dmon et

    mademoiselle Prym, je conclus latrilogie Et le septime jour ,dont font partie Sur le bord de larivire Piedra, je me suis assise etjai pleur (1995) et Veronika dcide

  • de mourir (2000). Ces trois livresvoquent ce qui arrive en unesemaine des personnes ordinaires,soudain confrontes lamour, lamort et au pouvoir. Jai toujours cruque les profonds changements, tantchez ltre humain que dans lasocit, soprent dans des laps detemps trs courts. Cest au momento nous nous y attendons le moinsque la vie nous propose un dfidestin tester notre courage etnotre volont de changement ;alors, il est inutile de feindre querien narrive ou de se dfiler endisant que nous ne sommes pasencore prts.

  • Le dfi nattend pas. La vie neregarde pas en arrire. Unesemaine, cest une fraction detemps plus que suffisante poursavoir si nous acceptons ou nonnotre destin.

    Buenos Aires, aot 2000

  • 1 Il y avait presque quinze ans

    que la vieille Berta sasseyait tousles jours devant sa porte. Leshabitants de Bescos connaissaientce comportement habituel despersonnes ges ; elles rvent aupass, la jeunesse, contemplentun monde qui ne leur appartientplus, cherchent un sujet deconversation avec les voisins.

    Mais Berta avait une bonneraison dtre l. Et elle comprit que

  • son attente avait pris fin ce matin-l, lorsquelle vit ltranger gravir lapente raide, se diriger lentementvers le seul htel du village.Vtements dfrachis, cheveux pluslongs que la moyenne, une barbe detrois jours : il ne prsentait pascomme elle lavait souvent imagin.

    Pourtant, il venait avec sonombre : le dmon laccompagnait.

    Mon mari avait raison, se dit-

    elle. Si je ntais pas l, personne nesen serait aperu.

    Donner un ge, ce ntait passon fort. Entre quarante etcinquante ans, selon son

  • estimation. Un jeune , pensa-t-elle, avec cette manire dvaluerpropre aux vieux. Elle se demandacombien de temps il resterait auvillage : pas trs longtemps, sansdoute, il ne portait quun petit sac dos. Probablement une seule nuit,avant de poursuivre son cheminvers un destin quelle ignorait et quine lintressait gure. Tout demme, toutes ces annes, assise surle seuil de sa maison, navaient past perdues, car elle avait appris contempler la beaut desmontagnes laquelle elle navaitpas prt attention pendantlongtemps : elle y tait ne et ce

  • paysage lui tait familier.Il entra dans lhtel comme

    prvu. Berta se dit que peut-treelle devait aller parler au cur decette visite indsirable ; mais il nelcouterait pas, il dirait : Vous lespersonnes ges, vous vous faitesdes ides.

    Bon, maintenant, allons voirce qui se passe. Un dmon na pasbesoin de beaucoup de temps pourfaire des ravages tels quetemptes, tornades et avalanches,qui dtruisent en quelques heuresdes arbres plants il y a deux centsans.

    Soudain, elle se rendit compte

  • que le seul fait de savoir que le malvenait darriver Bescos nechangeait en rien le cours de la vie.Des dmons surviennent etrepartent tout moment, sans queles choses soient ncessairementperturbes par leur prsence. Ilsrdent en permanence travers lemonde, parfois simplement poursavoir ce qui se passe, dautres foispour tter telle ou telle me, maisils sont inconstants et changent decible sans aucune logique, guidsgnralement par le seul plaisirdun combat qui en vaille la peine.Berta trouvait que Bescos neprsentait rien dintressant ou de

  • particulier pour attirer plus dunejourne lattention de qui que cesoit encore moins celle dun treaussi important et occup quunmessager des tnbres.

    Elle essaya de penser autrechose, mais limage de ltranger nelui sortait pas de la tte. Le ciel, sibleu tout lheure, se chargeait denuages.

    Cest normal, cest toujourscomme a cette poque delanne, pensa-t-elle. Aucun rapportavec larrive de ltranger, justeune concidence.

    Cest alors quelle entendit leroulement lointain dun coup de

  • tonnerre, suivi de trois autres.Ctait signe de pluie, bien sr, maispeut-tre que ce fracas, si elle sefiait aux anciennes traditions duvillage, transposait la voix dunDieu courrouc se plaignant deshommes devenus indiffrents Saprsence.

    Peut-tre que je dois fairequelque chose. Finalement, ce quejattendais vient darriver.

    Pendant quelques minutes ellese concentra sur tout ce qui sepassait autour delle. Les nuagescontinuaient de samonceler au-dessus du village, mais onnentendait plus aucun bruit. Elle

  • ne croyait pas aux traditions etsuperstitions, surtout pas celles deBescos, qui senracinaient danslantique civilisation celte qui avaitjadis rgn ici.

    Un coup de tonnerre nestquun phnomne naturel. Si Dieuavait voulu parler aux hommes, Ilne laurait pas fait par des voiesaussi indirectes.

    peine cette pense eut-elleeffleur son esprit que lecraquement dun clair retentit,cette fois-ci tout prs. Berta se leva,prit sa chaise et rentra chez elleavant que la pluie ne tombe. Mais,tout coup, son cur tait oppress

  • par une peur quelle narrivait pas comprendre.

    Que faire ? Que ltranger parte tout de

    suite , souhaita-t-elle. Elle taittrop vieille pour pouvoir saiderelle-mme, pour aider son village,ou encore surtout le Seigneurtout-puissant, qui aurait choisiquelquun de plus jeune sil avait eubesoin dun soutien. Tout celantait quun dlire. Fautedoccupation, son mari essayaitdinventer des choses pour laider passer le temps.

    Mais davoir vu le dmon, ah !de cela elle navait pas le moindre

  • doute. En chair et en os, habillcomme un plerin.

  • 2 L'htel tait la fois un

    magasin de produits rgionaux, unrestaurant qui proposait unecuisine typique et un bar o leshabitants de Bescos se runissaientpour ressasser les mmes choses comme le temps quil fait ou lemanque dintrt des jeunes pour levillage. Neuf mois dhiver et troismois denfer , disaient-ils, forcsquils taient de faire en quatre-vingt-dix jours seulement tout le

  • travail des champs : labourer,semer, attendre, rcolter, engrangerle foin, engraisser, tondre la laine.Tous ceux qui vivaient lconnaissaient leur acharnement vivre dans un monde rvolu.Cependant, il ntait pas faciledaccepter lvidence : ils faisaientpartie de la dernire gnrationdagriculteurs et de pasteurs quipeuplaient ces montagnes depuisdes sicles. Bientt, les machinesarriveraient, le btail serait levailleurs, avec des aliments spciaux,le village serait peut-tre vendu une grande entreprise ayant sonsige ltranger, qui le

  • transformerait en station de ski.Cela stait dj pass dans dautresbourgs de la rgion, mais Bescosrsistait parce quil avait unedette envers son pass, compte tenude la forte tradition des anctres quiy avaient habit et qui leur avaientappris combien il est important dese battre jusquau bout.

    Ltranger, aprs avoir lu

    attentivement la fiche dhtel,dcida comment la remplir. sonaccent, ils sauraient quil venaitdun vague pays dAmrique du Sud.Il choisit lArgentine car il aimaitbeaucoup son quipe de football. Il

  • devait mettre son adresse, il crivitrue de Colombie, en dduisant queles Sud-Amricains avaientcoutume de se rendremutuellement hommage endonnant des lieux importants lesnoms de pays voisins.

    Nom : il choisit celui dunclbre terroriste du sicle dernier

    En moins de deux heures, latotalit des deux cent quatre-vingt-un habitants de Bescos tait dj aucourant quun tranger appelCarlos, n en Argentine, domicilidans la paisible rue de Colombie Buenos Aires, venait darriver auvillage. Cest lavantage des trs

  • petites bourgades : aucun effortnest ncessaire pour trs vite toutsavoir de la vie de chacun.

    Ce qui tait, dailleurs,lintention du nouveau venu.

    Il monta dans sa chambre etvida le sac dos : quelquesvtements, un rasoir lectrique, unepaire de chaussures de rechange,des vitamines pour viter lesrefroidissements, un gros cahierpour ses notes et onze lingots dorpesant deux kilos chacun. puispar la tension, la monte et le poidsquil avait coltin, il sendormitpresque aussitt. Mais aprs avoirpris soin de barricader sa porte avec

  • une chaise, mme sil savait quilpouvait faire confiance chacun desdeux cent quatre-vingt-un habitantsde Bescos.

    Le lendemain, il prit son petitdjeuner, laissa des vtements larception du petit htel pour lesfaire nettoyer, remit les lingots dordans le sac dos et se dirigea vers lamontagne situe lest du village.En chemin, il ne vit quun seul deses habitants, une vieille dame,assise devant sa maison, quilobservait dun il curieux.

    Il senfona dans la fort,attendit que son oreille shabitue aubruissement des insectes, des

  • oiseaux et du vent qui fouettait lesbranches dfeuilles. Il savait que,dans un endroit pareil, il pouvaittre observ son insu. Pendantprs dune heure il ne bougea pas.

    Une fois assur quun ventuelobservateur, gagn par la fatigue,serait parti sans aucune nouvelle raconter, il creusa un trou prs dunrocher en forme de Y, o il cacha unlingot. Il monta un peu plus haut,sattarda une heure comme silcontemplait la nature, plong dansune profonde mditation ; il aperutun autre rocher celui-ciressemblait un aigle et creusaun second trou o il enfouit les dix

  • autres lingots dor.La premire personne quil

    aperut sur le chemin du retourtait une jeune femme assise sur larive dune des nombreuses riviresintermittentes de la rgion, formeslors de la fonte des neiges. Elle levales yeux de son livre, remarqua saprsence, reprit sa lecture. Sa mrecertainement lui avait appris nejamais adresser la parole untranger.

    Les trangers, toutefois,lorsquils arrivent dans unenouvelle ville, ont le droit de tenterde se lier damiti avec desinconnus, et il sapprocha donc.

  • Bien le bonjour, dit-il. Il faitplutt chaud pour cette priode delanne.

    Elle acquiesa dun signe dette.

    Ltranger insista. Jaimerais que vous veniez

    dcouvrir quelque chose.Bien leve, elle posa son livre,

    lui tendit la main et se prsenta : Je mappelle Chantal. Le soir,

    je travaille au bar de lhtel o voustes log. Jai trouv trange quevous ne soyez pas descendu dner,lhtel vit non seulement de lalocation des chambres mais de toutce que consomment les clients.

  • Vous tes Carlos, argentin, voushabitez rue de Colombie, tout lemonde au village est dj aucourant, parce quun homme quidbarque ici en dehors de la saisonde la chasse est toujours un objet decuriosit.

    Un homme denvironcinquante ans : cheveux gris, regardde quelquun qui a beaucoupvcu.

    Quant votre invitation, jevous remercie, mais jai djregard le paysage de Bescos soustous les angles possibles etimaginables. Peut-tre vaut-ilmieux que je vous montre moi-

  • mme des endroits que vous navezjamais vus, mais je suppose quevous devez tre trs occup.

    Jai cinquante-deux ans, je nemappelle pas Carlos, tous lesrenseignements que jai fournissont faux.

    Chantal ne sut que rpondre.Ltranger enchana :

    Ce nest pas Bescos que jeveux vous montrer. Cest quelquechose que vous navez jamais vu.

    Elle avait dj lu beaucoupdhistoires de jeunes filles quidcident de suivre un homme aucur dune fort et quidisparaissent sans laisser de traces.

  • La peur la saisit un instant. Maisune peur vite clipse par unesensation daventure. Finalement,cet homme noserait rien lui faire,car elle venait de lui dire que tousau village taient au courant de sonexistence, mme si lesrenseignements quil avait donnsne correspondaient pas la ralit.Dailleurs, les catastrophesnarrivent que la nuit tout aumoins dans les romans.

    Qui tes-vous ? Si ce quevous me dites maintenant est vrai,sachez que je peux vous dnoncer la police pour fausse dclarationdidentit !

  • Je rpondrai toutes vosquestions, mais dabord venez avecmoi. Je veux vous montrer quelquechose. Cest cinq minutes dici.

    Chantal ramassa son livre,respira fond et priasilencieusement, tandis que dansson cur se mlaient excitation etpeur. Puis elle se leva et suivitltranger. Elle tait sre que ceserait encore un moment defrustration dans sa vie. Celacommenait toujours par unerencontre pleine de promesses pourfinir une fois de plus par lcho dunrve damour impossible.

    Lhomme grimpa jusqu la

  • pierre en forme de Y, montra laterre frachement remue et luidemanda de chercher ce qui taitenterr l.

    Je vais me salir les mains, ditChantal. Je vais salir mesvtements.

    Lhomme prit une branche, lacassa et la lui tendit pour quellefouille le sol avec. Elle fut sisurprise par ce geste quelle dcidade faire ce quil lui demandait.

    Quelques minutes plus tardapparut devant elle le lingot jaune,souill de terre.

    On dirait de lor. Cest de lor. Cest moi. Sil

  • vous plat, recouvrez-le.Elle obit. Lhomme la

    conduisit jusqu lautre cachette.De nouveau elle se mit creuser.Cette fois, elle fut surprise par laquantit dor tal devant ses yeux.

    Cest aussi de lor. Cest aussi moi, dit ltranger.

    Chantal allait recouvrir lor avecla terre lorsquil lui demanda denen rien faire. Assis sur une pierre,il alluma une cigarette et regardalhorizon.

    Pourquoi mavez-vousmontr a ?

    Il ne dit mot. Qui tes-vous, enfin ?

  • Quest-ce que vous faites ici ?Pourquoi mavez-vous montr a,sachant que je peux raconter toutle monde ce qui est cach dans cettemontagne ?

    Trop de questions la fois,rpondit ltranger, les yeux rivssur les hauteurs, comme silignorait sa prsence.

    Vous mavez promis que si jevous suivais, vous rpondriez mesquestions.

    Tout dabord, ne croyez pasaux promesses. Le monde en estplein : richesse, salut ternel,amour infini. Certaines personnesse croient capables de tout

  • promettre, dautres acceptentnimporte quoi qui leur garantissedes jours meilleurs. Ceux quipromettent et ne tiennent pasparole se sentent impuissants etfrustrs ; de mme ceux quisaccrochent aux promesses.

    Il devenait prolixe. Il parlait desa propre vie, de la nuit qui avaitchang son destin, des mensongesquil avait t oblig de croire parceque la ralit tait inacceptable. Ildevait parler le langage de la jeunefille, un langage quelle puissecomprendre.

    Chantal, en tout cas,comprenait presque tout. Comme

  • tous les hommes mrs, il ne pensaitquau sexe avec un tre plus jeune.Comme tout tre humain, il pensaitque largent peut tout acheter.Comme tout tranger, il tait srque les petites provinciales taientassez ingnues pour accepternimporte quelle proposition, relleou imaginaire, pourvu que celasignifie ne serait-ce quune occasionde partir plus ou moins longuechance.

    Il ntait pas le premier et,malheureusement, ne serait pas ledernier essayer de la sduire aussigrossirement. Ce qui la troublait,ctait la quantit dor quil lui

  • offrait. Elle navait jamais pensvaloir autant et cela tout la fois luiplaisait et lui faisait peur.

    Je suis trop vieille pourcroire des promesses, rpondit-elle pour essayer de gagner dutemps.

    Mais vous y avez toujourscru et vous continuez le faire.

    Vous vous trompez. Je saisque je vis au paradis, jai dj lu laBible et je ne vais pas commettre lamme erreur quve, qui ne sestpas contente de ce quelle avait.

    Bien sr que ce ntait pas vrai.Maintenant elle commenait treproccupe : et si ltranger se

  • dsintressait delle et sen allait ? Avrai dire, elle avait elle-mme tissla toile et provoqu leur rencontredans la fort. Elle stait place lendroit stratgique par o ilpasserait son retour, de faon avoir quelquun avec qui bavarder,peut-tre encore une promesse entendre, quelques jours rverdun possible nouvel amour et dunvoyage sans retour trs loin de savalle natale. Son cur avait djt bless plusieurs fois, maismalgr tout elle continuait de croirequelle rencontrerait lhomme de savie. Au dbut, elle avait voulu lechoisir, mais maintenant elle

  • sentait que le temps passait trsvite et elle tait prte quitterBescos avec le premier homme quiserait dispos lemmener, mmesi elle nprouvait rien pour lui.Certainement elle apprendrait laimer lamour aussi tait unequestion de temps.

    Lhomme interrompit sespenses :

    Cest exactement cela que jeveux savoir. Si nous vivons auparadis ou en enfer.

    Trs bien, il tombait dans lepige.

    Au paradis. Mais celui qui vittrop longtemps dans un endroit

  • parfait finit par sennuyer.Elle avait lanc le premier

    appt. En dautres termes, elle avaitdit : Je suis libre, je suisdisponible. Lui, sa prochainequestion serait : Comme vous ?

    Comme vous ? demandaltranger.

    Elle devait tre prudente quia grand-soif ne court pas lafontaine. Sinon, il pourraitseffaroucher.

    Je ne sais pas. Tantt jepense que oui, tantt je me dis quemon destin est ici et que je nesaurais vivre loin de Bescos.

    Deuxime tape : feindre

  • lindiffrence. Bon, puisque vous ne me

    racontez rien sur lor que vousmavez montr, merci pour lapromenade. Je retourne marivire et mon livre.

    Attendez !Lhomme avait mordu lappt. Bien sr que je vais vous

    expliquer pourquoi cet or se trouvel. Sinon, pourquoi vous aurais-jeamene jusquici ?

    Sexe, argent, pouvoir,promesses Mais Chantal arbora lamine de quelquun qui attend unesurprenante rvlation. Leshommes prouvent un trange

  • plaisir se sentir suprieurs, ilsignorent que la plupart du temps ilsse comportent de faon totalementprvisible.

    Vous devez avoir une grandeexprience de la vie, vous pouvezmapprendre beaucoup.

    Parfait. Relcher un peu latension, faire un petit complimentpour ne pas effrayer la proie, cestune rgle importante.

    Nanmoins, vous avez la trsmauvaise habitude, au lieu derpondre une simple question, defaire de longs sermons sur lespromesses ou la faon dagir dans lavie. Je resterai avec grand plaisir si

  • vous rpondez aux questions que jevous ai dj poses : Qui tes-vous ? Quest-ce que vous faitesici ?

    Ltranger dtourna son regarddes montagnes et le posa sur lajeune femme en face de lui. Il avaitaffront pendant des annes toutessortes dtres humains et il savait presque srement ce quellepensait. Certainement elle croyaitquil lui avait montr lor pourlimpressionner par sa richesse. Demme, elle essayait delimpressionner par sa jeunesse etson indiffrence.

    Qui suis-je ? Eh bien, disons

  • que je suis un homme qui chercheune vrit. Jai fini par la trouver enthorie, mais jamais je ne lai miseen pratique.

    Quelle sorte de vrit ? Sur la nature de lhomme.

    Jai dcouvert que, si nous avons lemalheur dtre tents, nousfinissons par succomber. Selon lescirconstances, tous les treshumains sont disposs faire lemal.

    Je pense Il ne sagit pas de ce que vous

    pensez, ni de ce que je pense, ni dece que nous voulons croire, mais dedcouvrir si ma thorie est valable.

  • Vous voulez savoir qui je suis ? Jesuis un industriel trs riche, trsclbre. Jai t la tte de milliersdemploys, jai t dur quand il lefallait, bon quand je le jugeaisncessaire. Quelquun qui a vcudes situations dont les gensnimaginent mme pas lexistenceet qui a cherch, au-del de toutelimite, aussi bien le plaisir que laconnaissance. Un homme qui aconnu le paradis alors quil seconsidrait enchan lenfer de lafamille et de la routine. Et qui aconnu lenfer ds quil a pu jouir duparadis de la libert totale. Voil quije suis, un homme qui a t bon et

  • mchant toute sa vie, peut-tre lapersonne la plus apte rpondre la question que je me pose surlessence de ltre humain et voilpourquoi je suis ici. Je sais ce quevous voulez maintenant savoir.

    Chantal sentit quelle perdaitdu terrain. Il fallait se reprendrerapidement.

    Vous pensez que je vais vousdemander : Pourquoi mavez-vousmontr lor ? En ralit, ce que jeveux vraiment savoir, cestpourquoi un industriel riche etclbre vient Bescos chercher unerponse quil peut trouver dans deslivres, des universits ou tout

  • simplement en consultant unphilosophe renomm.

    La sagacit de la jeune fille eutlheur de plaire ltranger. Bien, ilavait choisi la personne idoine comme toujours.

    Je suis venu Bescos avec unprojet prcis. Il y a longtemps, jaivu une pice de thtre dun auteurqui sappelle Drrenmatt, vousdevez le connatre

    Ce sous-entendu tait unesimple provocation. Cette jeune fillenavait srement jamais entenduparler de Drrenmatt et maintenantelle allait afficher de nouveau un airdtach comme si elle savait de qui

  • il sagissait. Continuez, dit Chantal, se

    comportant exactement commeltranger lavait imagin.

    Je suis content que vous leconnaissiez, mais permettez-moi devous rappeler de quelle pice dethtre je parle.

    Et il pesa bien ses mots, sonpropos manifestait moins ducynisme que la fermet de celui quisavait quelle mentaitimplicitement.

    Une femme revient dans uneville, aprs avoir fait fortune,uniquement pour humilier etdtruire lhomme qui la rejete

  • quand elle tait jeune. Toute sa vie,son mariage, sa russite financirenont t motivs que par le dsir dese venger de son premier amour.

    Jai alors forg mon proprejeu : me rendre dans un endroitcart du monde, o touscontemplent la vie avec amour,paix, compassion, et voir si jerussis leur faire enfreindrecertains des commandementsessentiels.

    Chantal dtourna son visage etregarda les montagnes. Elle savaitque ltranger stait rendu comptequelle ne connaissait pas cetcrivain et maintenant elle avait

  • peur quil linterroge sur lescommandements essentiels. Ellenavait jamais t trs dvote, ellenavait aucune ide sur ce sujet.

    Dans ce village, tous sonthonntes, commencer par vous,poursuivit ltranger. Je vous aimontr un lingot dor qui vousdonnerait lindpendancencessaire pour vous en allerparcourir le monde, faire ce dontrvent toujours les jeunes fillesdans les petites bourgades isoles.Le lingot va rester l. Vous savezquil est moi, mais vous pourrez levoler si vous en avez lenvie. Etalors vous enfreindrez un

  • commandement essentiel : Tu nevoleras pas.

    La jeune fille cessa de regarderla montagne et fixa ltranger.

    Quant aux dix autres lingots,ils suffiraient ce que tous leshabitants du village naient plusbesoin de travailler le restant deleurs jours, ajouta-t-il. Je ne vous aipas demand de les recouvrir car jevais les dplacer dans un lieu connude moi seul. Je veux que, votreretour au village, vous disiez quevous les avez vus et que je suisdispos les remettre aux habitantsde Bescos sils font ce quils nontjamais envisag de faire.

  • Par exemple ? Il ne sagit pas dun exemple,

    mais de quelque chose de concret.Je veux quils enfreignent lecommandement : Tu ne tueraspas.

    Pourquoi ?La question avait fus comme

    un cri.Ltranger remarqua que le

    corps de la jeune femme staitroidi et quelle pouvait partir toutmoment sans entendre la suite delhistoire. Il devait lui confierrapidement tout son plan.

    Mon dlai est dune semaine.Si, au bout de sept jours, quelquun

  • dans le village est trouv mort cepeut tre un vieillard improductif,un malade incurable ou un dbilemental charge, peu importe lavictime , cet argent reviendra auxhabitants et jen conclurai que noussommes tous mchants. Si vousvolez ce lingot dor mais que levillage rsiste la tentation, ou viceversa, je conclurai quil y a des bonset des mchants, ce qui me pose unsrieux problme, car cela signifiequil y a une lutte au plan spirituelet que lun ou lautre camp peutlemporter. Croyez-vous en Dieu, ausurnaturel, aux combats entreanges et dmons ?

  • La jeune femme garda lesilence et, cette fois, il comprit quilavait pos la question au mauvaismoment, courant le risque quellelui tourne le dos sans le laisserfinir. Trve dironie, il fallait allerdroit au but :

    Si, finalement, je quitte laville avec mes onze lingots dor, cesera la preuve que tout ce en quoijai voulu croire est un mensonge.Je mourrai avec la rponse que jene voulais pas recevoir, car la vieme sera plus lgre si jai raison et si le monde est vou au mal.

    Mme si ma souffrance seratoujours la mme , pensa-t-il.

  • Les yeux de Chantal staientemplis de larmes. Cependant, elletrouva encore la force de secontrler.

    Pourquoi faites-vous cela ?Pourquoi mon village ?

    Il ne sagit ni de vous ni devotre village. Je ne pense qu moi :lhistoire dun homme est celle detous les hommes. Je veux savoir sinous sommes bons ou mchants. Sinous sommes bons, Dieu est juste.Il me pardonnera pour tout ce quejai fait, pour le mal que jaisouhait ceux qui ont essay deme dtruire, pour les dcisionserrones que jai prises aux

  • moments les plus importants, pourcette proposition que je vous faismaintenant puisquil ma pousssur le versant de lombre.

    Si nous sommes mchants,alors tout est permis. Je nai jamaispris de dcision errone, noussommes dj condamns, et peuimporte ce que nous faisons danscette vie car la rdemption sesitue au-del des penses ou desactes de ltre humain.

    Avant que Chantal ne se dcide partir, il ajouta :

    Vous pouvez dcider de nepas collaborer. Dans ce cas, jervlerai tous que je vous ai

  • donn la possibilit de les aider etque vous vous y tes refuse. Alors,je leur ferai moi-mme laproposition. Sils dcident de tuerquelquun, il est probable que vousserez la victime.

  • 3 Les habitants de Bescos se

    familiarisrent trs vite avec leshabitudes de ltranger : il serveillait tt, prenait un petitdjeuner copieux et partait marcherdans les montagnes, malgr la pluiequi navait pas cess de tomberdepuis le lendemain de son arriveet qui stait bientt change entempte de neige entrecoupe derares accalmies. Il ne djeunaitjamais : il avait lhabitude de

  • revenir lhtel au dbut de laprs-midi, il senfermait dans sachambre et faisait une sieste dumoins le supposait-on.

    Ds que la nuit tombait, ilrepartait se promener, cette foisdans les alentours de la bourgade. Iltait toujours le premier se mettre table pour le dner ; il savaitcommander les plats les plusraffins, il ne se laissait pas abuserpar les prix, choisissait toujours lemeilleur vin qui ntait pasforcment le plus cher , fumaitune cigarette et passait au bar ods le premier soir il se soucia delier connaissance avec les hommes

  • et les femmes qui le frquentaient.Il aimait entendre des histoires

    de la rgion et des gnrations quiavaient vcu Bescos (quelquundisait que, par le pass, le villageavait t plus important, commelattestaient les maisons en ruine aubout des trois rues existantes), etsinformer des coutumes etsuperstitions qui imprgnaientencore la vie des campagnards, ainsique des nouvelles techniquesdagriculture et dlevage.

    Quand arrivait son tour deparler de lui-mme, il racontait deshistoires contradictoires tantt ildisait quil avait t marin, tantt il

  • voquait de grandes usinesdarmement quil aurait diriges ouparlait dune poque o il avait toutquitt pour sjourner dans unmonastre, en qute de Dieu.

    la sortie du bar, les clientsdiscutaient, se demandant siltranger disait ou non la vrit. Lemaire pensait quun homme peuttre bien des choses dans la vie,mme si depuis toujours leshabitants de Bescos savaient queleur destin tait trac ds lenfance.Le cur tait dun avis diffrent, ilconsidrait le nouveau venu commequelquun dgar, de perturb, quivenait l pour essayer de se trouver

  • lui-mme.En tout cas, une seule chose

    tait sre : il ne resterait que septjours dans la bourgade. En effet, lapatronne de lhtel avait racontquelle lavait entendu tlphoner laroport de la capitale pourconfirmer sa rservation curieusement, destination duneville dAfrique, et non dAmriquedu Sud. Aussitt aprs le coup detlphone, il avait sorti de sa pocheune liasse de billets de banque pourrgler davance sa note.

    Non, je vous fais confiance,avait-elle dit.

    Je tiens vous rgler tout de

  • suite. Alors, utilisez votre carte de

    crdit, comme les autres clients engnral. Et gardez ces billets pourvos petites dpenses pendant lereste de votre voyage.

    Elle avait failli ajouter : Peut-tre quen Afrique on naccepte pasles cartes de crdit , mais il auraitt embarrassant pour elle dervler ainsi quelle lavait coutparler au tlphone et quellepensait que certains continentstaient moins dvelopps quedautres.

    Ltranger lavait remerciepour son souci de faciliter son

  • voyage, mais lui avait demandpoliment daccepter son argent.

    Les trois soirs suivants, il paya toujours en espces unetourne gnrale aux clients du bar.Cela ntait jamais arriv Bescos,si bien que tout le monde oublia leshistoires contradictoires quicouraient au sujet de cet homme,dsormais considr comme unpersonnage gnreux et cordial,sans prjugs, dispos traiter lesgens de la campagne sur le mmepied que les hommes et les femmesdes grandes villes.

    Ds lors, les discussionsnocturnes changrent de sujet :

  • quand le bar fermait, les couche-tard donnaient raison au maire,disant que le nouveau venu tait unhomme riche dexpriences, capablede comprendre la valeur dunebonne amiti. Pourtant, dautresgarantissaient que le cur avaitraison, ntait-ce pas lui quiconnaissait le mieux lmehumaine ? et donc ltranger taitbien un homme solitaire, larecherche de nouveaux amis oudune nouvelle vision de la vie. Entout cas, les habitants de Bescossaccordaient pour dire que ctaitune personne agrable et ils taientconvaincus quil leur manquerait,

  • ds son dpart prvu le lundisuivant.

    En outre, tous avaient apprcison tact, rvl par un dtailimportant : dordinaire, lesvoyageurs, surtout quand ilsarrivaient seuls, cherchaienttoujours engager la conversationavec Chantal Prym, la serveuse dubar peut-tre dans lespoir duneaventure phmre ou autre chose ;or cet homme ne sadressait elleque pour commander boire et ilnavait jamais chang avec elle lemoindre regard charmeur ouquivoque.

  • 4 Les trois nuits qui suivirent

    leur rencontre au bord de la rivire,Chantal ne parvint pratiquementpas dormir. La tempte soufflaitpar intermittence avec un bruitterrifiant et faisait claquer les voletsvtustes. A peine endormie, Chantalse rveillait en sursaut, en nage, etpourtant elle avait dbranch lechauffage pour conomiserllectricit.

    La premire nuit, elle se trouva

  • en prsence du Bien. Entre deuxcauchemars quelle narrivait pas se rappeler , elle priait etdemandait Dieu de laider. aucun moment elle nenvisagea deraconter ce quelle avait entendu,dtre la messagre du pch et dela mort.

    Vint linstant o elle se dit queDieu tait trop lointain pourlcouter et elle commena adresser sa prire sa grand-mre,morte depuis peu, qui lavait levecar sa mre tait morte en luidonnant le jour. Elle secramponnait de toutes ses forces lide que le Mal tait dj pass

  • une fois dans ces parages et taitparti jamais.

    Mme avec tous ses problmespersonnels, Chantal savait quellevivait dans une communautdhommes et de femmes honntes,remplissant leurs devoirs, des gensqui marchaient la tte haute,respects dans toute la rgion. Maisil nen avait pas toujours t ainsi :durant plus de deux sicles, Bescosavait t habit par ce quil y avaitde pire dans le genre humain et, lpoque, tous acceptaient lasituation avec le plus grand naturel,allguant quelle tait le rsultat dela maldiction lance par les Celtes

  • lorsquils avaient t vaincus par lesRomains.

    Jusquau jour o le silence et lecourage dun seul homme quelquun qui croyait non auxmaldictions, mais auxbndictions avaient rachet sonpeuple. Chantal coutait leclaquement des volets et serappelait la voix de sa grand-mrequi lui racontait ce qui stait pass.

    Il y a des annes de cela, un

    ermite qui plus tard fut connucomme saint Savin vivait dansune des cavernes de cette rgion. cette poque, Bescos ntait quun

  • poste la frontire, peupl par desbandits vads, des contrebandiers,des prostitues, des aventuriersvenus racoler des complices, desassassins qui se reposaient l entredeux crimes. Le pire de tous, unArabe nomm Ahab, contrlait labourgade et ses environs, faisantpayer des impts exorbitants auxagriculteurs qui persistaient vivrede faon digne.

    Un jour, Savin descendit de sacaverne, arriva la maison dAhabet demanda dy passer la nuit. Ahabclata de rire :

    Tu ne sais pas que je suis unassassin, que jai dj gorg

  • beaucoup de gens dans mon pays etque ta vie na aucune valeur mesyeux ?

    Je sais, rpondit Savin. Maisje suis las de vivre dans cettecaverne. Jaimerais passer au moinsune nuit ici.

    Ahab connaissait la renommedu saint, non moindre que lasienne, et cela lindisposait fort, caril naimait pas voir sa gloirepartage avec quelquun daussifragile. Aussi dcida-t-il de le tuer lesoir mme, pour montrer tous quitait le seul matre incontestabledes lieux.

    Ils changrent quelques

  • propos et Ahab ne laissa pas dtreimpressionn par les paroles dusaint. Mais ctait un hommemfiant et depuis longtemps il necroyait plus au Bien. Il indiqua Savin un endroit o se coucher et,tranquillement mais lair menaant,il se mit aiguiser son poignard.Savin, aprs lavoir observquelques instants, ferma les yeux etsendormit.

    Ahab passa la nuit aiguiserson poignard. Au petit matin, quandSavin se rveilla, il entendit Ahab serpandre en lamentations :

    Tu nas pas eu peur de moi ettu ne mas mme pas jug. Pour la

  • premire fois, quelquun a pass lanuit chez moi avec lassurance queje pouvais tre un homme bon,capable de donner lhospitalit tous ceux qui en ont besoin.Puisque tu as estim que je pouvaisfaire preuve de droiture, jai agi enconsquence.

    Ahab renona sur-le-champ savie criminelle et entreprit detransformer la rgion. Cest ainsique Bescos cessa dtre un poste-frontire infest de brigands pourdevenir un centre commercialimportant entre deux pays.

    Voil ce que tu devais savoir.

  • Chantal clata en sanglots etremercia sa grand-mre de lui avoirrappel cette histoire. Son peupletait bon et elle pouvait avoirconfiance en lui. Cherchant denouveau le sommeil, elle finit parcaresser lide quelle allait rvlertout ce quelle savait de ltranger,rien que pour voir sa minedconfite quand les habitants deBescos lexpulseraient de la ville.

    Le soir, comme son habitude,

    ltranger vint au bar et entama uneconversation avec les clientsp r s e n t s tel un touristequelconque, feignant de sintresser

  • des sujets futiles, par exemple lafaon de tondre les brebis ou leprocd employ pour fumer laviande. Les habitants de Bescosavaient lhabitude de constater quetous les trangers taient fascinspar la vie saine et naturelle quilsmenaient et par consquentrptaient lenvi les mmeshistoires sur le thme ah ! commeil fait bon vivre lcart de lacivilisation moderne ! alors quechacun, de tout son cur, auraitprfr se trouver bien loin de l,parmi les voitures qui polluentlatmosphre, dans des quartiers orgne linscurit, simplement

  • parce que les grandes villes onttoujours t un miroir aux alouettespour les gens de la campagne. Maischaque fois quun visiteurapparaissait, ils sefforaient de luidmontrer grand renfort dediscours seulement de discours la joie de vivre dans un paradisperdu, essayant ainsi de seconvaincre eux-mmes du miracledtre ns ici et oubliant que,jusqualors, aucun des clients delhtel navait dcid de tout quitterpour sinstaller Bescos.

    La soire fut trs anime, maisun peu gche par une remarqueque ltranger naurait pas d faire :

  • Ici, les enfants sont trs bienlevs. Au contraire de bien deslieux o je me suis trouv, je ne lesai jamais entendus crier le matin.

    Silence soudain dans le bar car il ny avait pas denfants Bescos , mais au bout de quelquesinstants pnibles, quelquun eut labonne ide de demander ltranger sil avait apprci le plattypique quil venait de manger et laconversation reprit son coursnormal, tournant toujours autourdes enchantements de la campagneet des inconvnients de la grandeville.

    A mesure que le temps passait,

  • Chantal sentait une inquitude lagagner car elle craignait queltranger ne lui demande deraconter leur rencontre dans lafort. Mais il ne lui jetait pas lemoindre regard et ne lui adressa laparole que pour commander unetourne gnrale quil payacomptant comme dhabitude.

    Ds que les clients eurentquitt le bar, ltranger monta danssa chambre. Chantal enleva sontablier, alluma une cigarette tiredun paquet oubli sur une table etdit la patronne quelle nettoieraitet rangerait tout le lendemainmatin, car elle tait puise aprs

  • son insomnie de la nuit prcdente.Celle-ci ne soulevant aucuneobjection, elle mit son manteau etsortit dans lair froid de la nuit.

    Tout en marchant vers sachambre toute proche, le visagefouett par la pluie, elle se dit quepeut-tre, en lui faisant cetteproposition macabre, ltrangernavait trouv que cette faonbizarre dattirer son attention.

    Mais elle se souvint de lor : ellelavait vu, vu de ses propres yeux.

    Ce ntait peut-tre pas de lor.Mais elle tait trop fatigue pourpenser et, peine entre dans sachambre, elle se dshabilla et se

  • glissa sous les couvertures.La deuxime nuit, Chantal se

    trouva en prsence du Bien et duMal. Elle sombra dans un sommeilprofond, sans rves, mais se rveillaau bout dune heure. Tout, alentour,tait silencieux : ni claquements devolets, ni cris doiseaux nocturnes,rien qui indiqut quelle appartenaitencore au monde des vivants.

    Elle alla la fentre et observala rue dserte, la pluie fine quitombait, le brouillard o lon nedistinguait que la lueur delenseigne de lhtel jamais levillage ne lui avait paru aussisinistre. Elle connaissait bien ce

  • silence dune bourgade recule, quine signifie pas du tout paix ettranquillit, mais absence totale dechoses nouvelles dire.

    Elle regarda en direction desmontagnes ; elle ne pouvait pas lesvoir car les nuages taient trs bas,mais elle savait que, quelque partl-haut, tait cach un lingot dor.Ou plutt : il y avait une chosejaune, en forme de brique, enterrepar un tranger. Il lui avait montrlemplacement exact et avait t surle point de lui demander de dterrerle mtal et de le garder.

    Elle se recoucha et, aprs stretourne plusieurs fois, elle se leva

  • de nouveau et alla la salle debains ; elle examina dans la glaceson corps nu, un peu inquite nallait-il pas bientt perdre de sasduction ? Revenue son lit, elleregretta de ne pas avoir emport lepaquet de cigarettes oubli sur unetable, mais elle savait que sonpropritaire reviendrait le chercheret elle ne voulait pas quon se mfiedelle. Bescos tait rgi par ce genrede codes : un reste de paquet decigarettes avait un propritaire, unbouton tomb dune veste devaittre conserv jusqu ce quequelquun vienne le rclamer,chaque centime de monnaie devait

  • tre rendu, pas question darrondirla somme payer. Maudit endroit,o tout tait prvisible, organis,fiable.

    Ayant compris quelle nepourrait pas se rendormir, elleessaya de prier de nouveau etdvoquer sa grand-mre. Mais uneimage restait grave dans sammoire : le trou ouvert, le mtaljaune souill de terre, la branchedans sa main, comme si ctait lebton dun plerin prt partir. Ellesassoupit, rouvrit les yeuxplusieurs fois, mais le silence taittoujours aussi impressionnant et lamme scne se jouait sans cesse

  • dans sa tte.Ds que filtra la fentre la

    premire lueur de laube, elle seleva et sortit.

    Les habitants de Bescos avaient

    lhabitude de se rveiller au pointdu jour ; pourtant, cette fois, elle lesavait devancs. Elle marcha dans larue dserte, regardant derrire elle plusieurs reprises pour sassurerque ltranger ne la suivait pas,mais sa vue ne portait ququelques mtres cause dubrouillard. Elle sarrtait de temps autre pour surprendre un bruit depas, mais nentendait que son cur

  • qui battait la chamade.Elle senfona dans la fort,

    atteignit lamas rocheux en formede Y, avec de nouveau la peur de levoir seffondrer sur elle, ramassa labranche quelle avait laisse l laveille, creusa exactement lendroitque ltranger lui avait indiqu,plongea la main dans le trou pourextraire le lingot. Elle tenditloreille : la fort baignait dans unsilence impressionnant, comme siune prsence trange la hantait,effrayant les animaux et figeant lesfeuillages.

    Elle soupesa le lingot, pluslourd quelle ne limaginait, le frotta

  • et vit apparatre, gravs dans lemtal, deux sceaux et une srie dechiffres dont la signification luichappait.

    Quelle valeur avait-il ? Elle nele savait pas avec prcision, mais,comme ltranger lavait dit, cettesomme devait suffire pour quellenait plus se soucier de gagner uncentime le reste de son existence.Elle tenait entre ses mains son rve,quelque chose quelle avait toujoursdsir et quun miracle mettait saporte. L tait la chance de selibrer de ces jours et nuitsuniformes de Bescos, de cet htelo elle travaillait depuis sa

  • majorit, des visites annuelles desamis et amies partis au loin pourtudier et devenir quelquun dans lavie, de toutes ces absencesauxquelles elle stait accoutume,des hommes de passage qui luipromettaient tout et partaient lelendemain sans mme lui dire aurevoir, de tous ces rves avorts quitaient son lot. Ce moment, l, dansla fort, tait le plus important deson existence.

    La vie avait toujours t injuste son gard : pre inconnu, mremorte en couches en lui laissant unsentiment de culpabilit, grand-mre paysanne qui vivait de travaux

  • de couture et faisait de maigresconomies pour que sa petite-fillepuisse au moins apprendre lire et crire. Chantal avait fait bien desrves : elle avait toujours imaginquelle pourrait surmonter lesobstacles, trouver un mari,dcrocher un emploi dans unegrande ville, tre dcouverte par unchercheur de talents venu sereposer dans ce bout du monde,faire carrire au thtre, crire unlivre qui aurait un grand succs,poser pour un photographe demode, fouler les tapis rouges de lagrande vie.

    Chaque jour, ctait lattente.

  • Chaque nuit, ctait la fivre derencontrer celui qui lapprcierait sa juste valeur. Chaque hommedans son lit, ctait lespoir de partirle lendemain et de ne plus jamaisvoir ces trois rues, ces maisonsdcrpies, ces toits dardoise,lglise et le petit cimetire malentretenu, lhtel et ses produitsnaturels qui demandaient dessemaines de prparation pour trefinalement vendus au mme prixquun article de srie.

    Un jour, il lui tait pass par latte que les Celtes, ancienshabitants du lieu, avaient cach untrsor fabuleux et quelle finirait

  • par le trouver. Bien sr, de tous sesrves, ctait le plus absurde, le pluschimrique.

    Et voil que le moment taitvenu, l, elle tenait dans ses mainsle lingot dor, elle caressait le trsorauquel elle navait jamais vraimentcru, sa libration dfinitive.

    Affole tout coup : le seulinstant de chance de sa vie pouvaitsannuler sur-le-champ. Il suffisaitque ltranger change dide, dcidede partir pour une ville o ilrencontrerait une femme plusdispose le seconder. Alors mieuxvalait ne pas hsiter, mais se mettredebout, retourner sa chambre,

  • boucler sa valise avec le peu quellepossdait, partir

    Dj elle se voyait descendre larue en pente, faire du stop lasortie du village, tandis queltranger sortait pour sapromenade matinale, dcouvraitquon lui avait vol son or. Ellearrivait la ville la plus proche luirevenait lhtel pour appeler lapolice.

    Elle se prsentait un guichetde la gare routire, prenait un billetpour la destination la plus lointaine.Au mme instant, deux policierslencadreraient, lui demanderaientgentiment douvrir sa valise, mais

  • ds quils verraient son contenu,leur gentillesse seffacerait, elletait la femme quils cherchaient, la suite dune plainte dposecontre elle trois heures plus tt.

    Au commissariat, Chantaldevrait choisir : ou bien dire lavrit, laquelle personne necroirait, ou bien affirmersimplement quelle avait vu le solretourn, avait dcid de creuser etavait trouv le lingot. Nagure, unchercheur de trsors ceuxquauraient cachs les Celtes avaitpass la nuit avec elle. Il lui avait ditque les lois du pays taient claires :il avait le droit de garder ce quil

  • trouvait, sauf certains objetsarchologiques quil fallait dclareret remettre ltat. Un lingot dordment estampill navait aucunevaleur patrimoniale, celui qui lavaitdcouvert pouvait donc selapproprier.

    Chantal se disait que, si jamaisla police laccusait davoir vol lelingot cet homme, elle montreraitles traces de terre sur le mtal etprouverait ainsi son bon droit.

    Seulement voil, entre-tempslhistoire serait arrive Bescos etses habitants auraient dj insinu jalousie ? envie ? que cette fillequi couchait avec des clients tait

  • bien capable den voler certains.Lpisode se terminerait de

    faon pathtique : le lingot dorserait confisqu en attendant que lajustice tranche. Ne pouvant paspayer un avocat, Chantal seraitdpossde de sa trouvaille. Ellereviendrait Bescos, humilie,dtruite, et ferait lobjet decommentaires qui ne steindraientquau bout de longues annes.

    Rsultat : ses rves de richessesenvoleraient et elle serait perduede rputation.

    Il y avait une autre faon

    denvisager les choses : ltranger

  • disait la vrit. Si Chantal volait lelingot et partait sans esprit deretour, ne sauverait-elle pas Bescoset ses habitants dun grandmalheur ?

    Toutefois, avant mme dequitter sa chambre et de gagner lamontagne, elle savait dj quelletait incapable de franchir ce pas.Pourquoi donc, juste au moment oelle pouvait changer de viecompltement, prouvait-elle unetelle peur ? En fin de compte, necouchait-elle pas avec qui ellevoulait ? Parfois, nabusait-elle pasde sa coquetterie pour obtenir destrangers un bon pourboire ? Ne

  • mentait-elle pas de temps autre ?Nenviait-elle pas le sort de sesanciennes connaissances quiavaient quitt le village et nyrevenaient que pour les ftes de findanne ?

    Elle serra le lingot de toutes sesforces entre ses mains, se releva,mais, soudain faible et dsespre,elle retomba genoux, remit lelingot dans le trou et le couvrit deterre. Non, elle ne pouvait paslemporter. Ce ntait pas unequestion dhonntet, en fait tout coup elle avait peur. Elle venait dese rendre compte quil existe deuxchoses qui empchent une

  • personne de raliser ses rves :croire quils sont irralisables, oubien, quand la roue du destintourne limproviste, les voir sechanger en possible au moment olon sy attend le moins. En effet, ence cas surgit la peur de sengagersur un chemin dont on ne connatpas lissue, dans une vie tisse dedfis inconnus, dans lventualitque les choses auxquelles noussommes habitus disparaissent jamais.

    Les gens veulent tout changeret, en mme temps, souhaitent quetout continue uniformment.Chantal ne comprenait pas trs bien

  • ce dilemme, mais elle devaitmaintenant en sortir. Peut-tretait-elle par trop coince Bescos,accoutume son propre chec, ettoute chance de victoire tait pourelle un fardeau trop lourd.

    Elle eut la certitude queltranger dj ne comptait plus surelle et que peut-tre, ce jour mme,il avait dcid de choisir quelquundautre. Mais elle tait trop lchepour changer son destin.

    Ces mains qui avaient touchlor devaient maintenant empoignerun balai, une ponge, un chiffon.Chantal tourna le dos au trsor etregagna lhtel o lattendait la

  • patronne, la mine un peu fche,car la serveuse avait promis de fairele mnage du bar avant le rveil duseul client de lhtel.

    La crainte de Chantal ne se

    confirma pas : ltranger ntait pasparti, il tait au bar, plus charmeurque jamais, raconter des histoiresplus ou moins vraisemblables, tout le moins intensment vcuesdans son imagination. Cette foisencore, leurs regards ne secroisrent, de faon impersonnelle,quau moment o il rgla lesconsommations quil avait offertes tous les autres clients.

  • Chantal tait puise. Ellenavait quune envie, que touspartent de bonne heure, maisltranger tait particulirement enverve et narrtait pas de raconterdes anecdotes que les autrescoutaient avec attention, intrt etce respect odieux cettesoumission, disons plutt que lescampagnards tmoignent ceux quiviennent des grandes villes parcequils les croient plus cultivs,mieux forms, plus intelligents etplus modernes.

    Comme ils sont btes !pensait-elle. Ils ne comprennentpas combien ils sont importants. Ils

  • ne savent pas que, chaque fois quequelquun, nimporte o dans lemonde, porte une fourchette sabouche, il ne peut le faire que grce des gens comme les habitants deBescos qui travaillent du matin ausoir, inlassablement, quils soientartisans, agriculteurs ou leveurs.Ils sont plus ncessaires au mondeque tous les habitants des grandesvilles et pourtant ils se comportent et se considrent comme destres infrieurs, complexs,inutiles.

    Ltranger, toutefois, taitdispos montrer que sa culturevalait plus que le labeur de ceux qui

  • lentouraient. Il pointa son indexvers un tableau accroch au mur.

    Savez-vous ce que cest ? Undes plus clbres tableaux dumonde : la dernire cne de Jsusavec ses disciples, peinte parLonard de Vinci.

    a mtonnerait quil soitclbre, dit la patronne de lhtel. Jelai pay trs bon march.

    Cest seulement unereproduction. Loriginal se trouvedans une glise trs loin dici. Maisil existe une lgende propos de cetableau, je ne sais pas si vousaimeriez la connatre.

    Tous les clients opinrent dun

  • signe de tte et, une fois de plus,Chantal eut honte dtre l, devoircouter cet homme taler desconnaissances inutiles, juste pourmontrer quil tait plus savant queles autres.

    Quand il a eu lide depeindre ce tableau, Lonard deVinci sest heurt une grandedifficult : il devait reprsenter leB i e n travers limage deJsus et le Mal personnifi parJudas, le disciple qui dcide detrahir pendant le dner. Il ainterrompu son travail en cours,pour partir la recherche desmodles idals.

  • Un jour quil assistait unconcert choral, il a vu dans lun deschanteurs limage parfaite duChrist. Il la invit poser dans sonatelier et a fait de nombreusestudes et esquisses.

    Trois ans passrent. La Cnetait presque prte, mais Lonardde Vinci navait pas encore trouv lemodle idoine pour Judas. Lecardinal responsable de lglise o iltravaillait commena le presser determiner la fresque.

    Aprs plusieurs jours derecherches, le peintre finit partrouver un jeune hommeprmaturment vieilli, en haillons,

  • croul ivre mort dans un caniveau.Il demanda ses assistants de letransporter, grand-peine,directement lglise, car il navaitplus le temps de faire des croquis.

    Une fois l, les assistantsmirent lhomme debout. Il taitinconscient de ce qui lui arrivait, etLonard de Vinci put reproduire lesempreintes de limpit, du pch,de lgosme, si fortementmarques sur ce visage.

    Quand il eut termin, leclochard, une fois dissipes lesvapeurs de livresse, ouvrit les yeuxet, frapp par lclat de la fresque,scria, dune voix la fois

  • stupfaite et attriste : Jai dj vu ce tableau ! Quand ? demanda Lonard

    de Vinci, trs tonn. Il y a trois ans, avant de

    perdre tout ce que javais. lpoque, je chantais dans unechorale, je ralisais tous mes rveset le peintre ma invit poser pourle visage de Jsus.

    Ltranger observa un longsilence. Il avait parl sans cesser defixer le cur qui sirotait une bire,mais Chantal savait que ses propossadressaient elle. Il reprit :

    Autrement dit, le Bien et leMal ont le mme visage. Tout

  • dpend seulement du moment oils croisent le chemin de chaquetre humain.

    Il se leva, dit quil tait fatigu,salua la compagnie et monta danssa chambre. Les clients quittrent lebar leur tour, aprs avoir jet uncoup dil la reproduction bonmarch dun tableau clbre,chacun se demandant quellepoque de sa vie il avait t touchpar un ange ou un dmon. Sansstre concerts, tous arrivrent laconclusion que ctait arriv Bescos avant quAhab net pacifila rgion. Depuis lors, rien ntaitvenu rompre luniformit des jours.

  • 5 bout de forces, travaillant

    presque comme un automate,Chantal savait quelle tait la seule penser diffremment, car elleavait senti la main sductrice duMal lui caresser le visage avecinsistance. Le Bien et le Mal ontle mme visage, tout dpend dumoment o ils croisent le cheminde chaque tre humain. De bellesparoles, peut-tre vridiques, maispour le moment, elle navait quune

  • envie, aller dormir et ne plus setorturer.

    Elle se trompa en rendant lamonnaie un client, ce qui luiarrivait trs rarement. Elle russit rester digne et impassible jusquaudpart du cur et du maire toujours les derniers quitter lebar. Elle ferma la caisse, prit sesaffaires, mit une veste bon marchet peu seyante et regagna sachambre, comme elle le faisaitchaque soir depuis des annes.

    La troisime nuit, alors elle setrouva en prsence du Mal. Et leMal se prsenta sous la forme duneextrme fatigue et dune trs forte

  • pousse de fivre. Elle plongea dansune semi-inconscience, sanspouvoir dormir tandis quau-dehors un loup narrtait pas dehurler. Au bout dun moment, elleeut la certitude quelle dlirait : illui semblait que lanimal tait entrdans sa chambre et lui parlait dansune langue quelle ne comprenaitpas. En un clair de lucidit, elleessaya de se lever pour aller aupresbytre demander au curdappeler un mdecin, car elle taitmalade, trs malade, mais sesjambes se drobrent sous elle etelle comprit quelle ne pourrait pasfaire un pas. Mme si elle

  • surmontait sa faiblesse, ellenarriverait pas au presbytre.Mme si elle y arrivait, elle devraitattendre que le cur se rveille,shabille, lui ouvre la porte etpendant ce temps, le froid feraitmonter sa fivre, la tuerait sanspiti, l mme, deux pas delglise, de ce lieu considr commesacr.

    Ce sera facile de menterrer,je mourrai lentre du cimetire.

    Chantal dlira toute la nuit,mais elle sentit que la fivrebaissait mesure que les premireslueurs du jour entraient dans sachambre. Quand ses forces furent

  • revenues, elle put enfin dormir unlong moment dun sommeil calme.Un coup de klaxon familier larveilla : ctait le boulangerambulant qui venait darriver Bescos, lheure du petit djeuner.

    Elle se dit quelle navait pasbesoin de sortir pour acheter dupain, elle tait indpendante, ellepouvait faire la grasse matine, ellene travaillait que le soir. Maisquelque chose en elle avait chang :elle avait besoin dtre en contactavec le monde si elle ne voulait passombrer dans la folie. Elle avaitenvie de rencontrer les gens qui serassemblaient autour de la

  • fourgonnette verte, heureuxdaborder cette nouvelle journe ensachant quils auraient de quoimanger et de quoi soccuper.

    Elle les rejoignit, les salua,entendit quelques remarques dugenre : Tu as lair fatigue ou Quelque chose ne va pas ? Tousaimables, solidaires, prts donnerun coup de main, innocents etsimples dans leur gnrosit, tandisquelle, lme engage dans uncombat sans trve, se dbattait dansses rves de richesse, daventures etde pouvoir, en proie la peur.Certes, elle aurait bien voulupartager son secret, mais mme si

  • elle ne le confiait qu une seulepersonne, tout le village leconnatrait avant la fin de lamatine il valait donc mieux secontenter de remercier ceux qui sesouciaient de sa sant et attendreque ses ides se clarifient un peu.

    Ce nest rien. Un loup a hurltoute la nuit et ne ma pas laissedormir.

    Un loup ? Je ne lai pasentendu, dit la patronne de lhtel,galement prsente.

    Cela fait des mois quun loupna pas hurl dans cette rgion,prcisa la femme qui fabriquait lesproduits vendus dans la petite

  • boutique du bar. Les chasseurs lesont sans doute tous extermins.Malheureusement, cest mauvaispour nos affaires. Si les loupsdisparaissent, les chasseurs neviendront plus ici dpenser leurargent, puisquils ne pourront plusparticiper une comptition aussistupide quinutile.

    Ne dis pas devant leboulanger que les loups vontdisparatre, il compte sur laclientle des chasseurs, souffla lapatronne de lhtel. Et moi aussi.

    Je suis sre que jai entenduun loup.

    Ctait srement le loup

  • maudit, supposa la femme dumaire, qui naimait gure Chantalmais tait assez bien leve pourcacher ses sentiments.

    La patronne de lhtel haussa leton.

    Le loup maudit nexiste pas.Ctait un loup quelconque qui doittre dj loin.

    Mais la femme du mairerpliqua :

    En tout cas, personne naentendu de loup hurler cette nuit.Vous faites travailler cettedemoiselle des heures indues. Elleest puise, elle commence avoirdes hallucinations.

  • Chantal laissa les deux femmesdiscuter, prit son pain et regagna sachambre.

    Une comptition inutile :ces mots lavaient frappe. Ctaitainsi queux autres voyaient la vie :une comptition inutile. Tout lheure, elle avait failli rvler laproposition de ltranger, pour voirsi ces gens rsigns et pauvresdesprit pouvaient entamer unecomptition vraiment utile : dixlingots dor en change dun simplecrime qui garantirait lavenir deleurs enfants et petits-enfants, leretour de la gloire perdue de Bescos,avec ou sans loups.

  • Mais elle stait contrle. Sadcision, toutefois, tait prise : lesoir mme, elle raconteraitlhistoire, devant tout le monde, aubar, de faon que personne nepuisse dire quil navait pas entenduou pas compris. Peut-tre que lesclients empoigneraient ltranger etle conduiraient directement lapolice, la laissant libre de prendreson lingot en rcompense pour ceservice rendu la communaut. Amoins quils ne refusent de lacroire, et ltranger partiraitpersuad que tous taient bons cequi ntait pas vrai.

    Tous sont ignorants, nafs,

  • rsigns. Aucun ne croit deschoses qui ne font pas partie de cequil a lhabitude de croire. Touscraignent Dieu. Tous ellecomprise sont lches au momento ils peuvent changer leur destin.Quant la bont, elle nexiste pas ni sur la terre des hommes lches,ni dans le ciel du Dieu tout-puissantqui rpand la souffrance tort et travers, simplement pour que nouspassions toute notre vie Luidemander de nous dlivrer du mal.

    La temprature avait baiss.Chantal se hta de prparer sonpetit djeuner pour se rchauffer.Malgr ses trois nuits dinsomnie,

  • elle se sentait revigore. Elle ntaitpas la seule tre lche. Enrevanche, peut-tre tait-elle laseule avoir conscience de salchet, vu que les autres disaientde la vie quelle tait une comptition inutile etconfondaient leur peur avec lagnrosit.

    Elle se souvint dun habitant deBescos qui travaillait dans unepharmacie dune ville voisine et quiavait t licenci vingt ans plus tt.Il navait rclam aucune indemnitparce que, disait-il, il avait eu desrelations amicales avec son patron,ne voulait pas le blesser, en rajouter

  • aux difficults financires quiavaient motiv son licenciement.Du bluff : cet homme navait pasfait valoir ses droits devant lajustice parce quil tait lche, ilvoulait tre aim tout prix, ilesprait que son patron leconsidrerait toujours comme unepersonne gnreuse et fraternelle.Un peu plus tard, ayant besoindargent, il tait all trouver son ex-patron pour solliciter un prt. Celui-ci lavait rembarr avec rudesse : Navez-vous pas eu la faiblesse designer une lettre de dmission ?Vous ne pouvez plus rien exiger !

    Bien fait pour lui , se dit

  • Chantal. Jouer les mes charitables,ctait bon uniquement pour ceuxqui avaient peur dassumer despositions dans la vie. Il est toujoursplus facile de croire sa proprebont que daffronter les autres etde lutter pour ses droits personnels.Il est toujours plus facile derecevoir une offense et de ne pas yrpondre que davoir le couragedaffronter un adversaire plus fortque soi. Nous pouvons toujours direque nous navons pas t atteintspar la pierre quon nous a lance,cest seulement la nuit quandnous sommes seuls et que notrefemme, ou notre mari, ou notre

  • camarade de classe est endormi ,cest seulement la nuit que nouspouvons dplorer en silence notrelchet.

    Chantal but son caf en sedisant : Pourvu que la journepasse vite ! Elle allait dtruire cevillage, en finir avec Bescos le soirmme. De toute faon, ctait djune bourgade condamne disparatre en moins dunegnration puisquil ny avait plusdenfants la jeune gnrationfaisait souche dans dautres villesdu pays o elle menait la belle viedans le tourbillon de la comptition inutile .

  • Mais la journe scoula

    lentement. A cause du ciel gris, desnuages bas, Chantal avaitlimpression que les heurestranaient en longueur. Lebrouillard ne permettait pas de voirles montagnes et le village semblaitisol du monde, perdu en lui-mme,comme si ctait la seule partiehabite de la Terre. De sa fentre,Chantal vit ltranger sortir delhtel et se diriger vers lesmontagnes, comme laccoutume.Elle craignit pour son lingot dormais se rassura aussitt : il allaitrevenir, il avait pay une semaine

  • dhtel et les hommes riches negaspillent jamais un centime, seulsles pauvres en sont capables.

    Elle essaya de lire mais neparvint pas se concentrer. Elledcida de faire un tour dans levillage et elle ne rencontra quuneseule personne, Berta, la veuve quipassait ses journes assise sur lepas de sa porte, attentive tout cequi pouvait se produire.

    Le temps va encore se gter,dit Berta.

    Chantal se demanda pourquoiles personnes dsuvres sesoucient tellement du temps quilfait. Elle se contenta dacquiescer

  • dun signe de tte et continua sonchemin. Elle avait dj puis tousles sujets de conversation possiblesavec Berta depuis tout ce tempsquelle avait vcu Bescos. unepoque, elle avait trouv que ctaitune femme intressante,courageuse, qui avait t capable destabiliser sa vie, mme aprs lamort de son mari victime dunaccident de chasse : Berta avaitvendu quelques-uns de ses biens,plac largent quelle avait retir decette vente ainsi que celui delassurance vie de son mari, et vivaitde ces revenus. Mais, les annespassant, la veuve avait cess

  • dintresser Chantal qui voyaitdsormais en elle limage dunedestine quelle voulait tout prixsviter : non, pas question de finirsa vie assise sur une chaise,emmitoufle pendant lhiver,comme un poste dobservation,alors quil ny avait l riendintressant ni dimportant ni debeau voir.

    Elle gagna la fort proche ostagnaient des nappes de brume,sans craindre de se perdre, car elleconnaissait presque par cur tousles sentiers, arbres et rochers. Touten marchant, elle vivait par avancela soire, srement palpitante ; elle

  • essayait diverses faons de raconterla proposition de ltranger : soitelle se contentait de rapporter aupied de la lettre ce quelle avait vuet entendu, soit elle forgeait unehistoire plus ou moinsvraisemblable, en sefforant de luidonner le style de cet homme quine la laissait pas dormir depuis troisjours.

    Un homme trs dangereux,pire que tous les chasseurs que jaiconnus.

    Tout coup, Chantal se renditcompte quelle avait dcouvert uneautre personne aussi dangereuseque ltranger : elle-mme. Quatre

  • jours plus tt, elle ne percevait pasquelle tait en train desaccoutumer ce quelle tait, cequelle pouvait esprer de lavenir,au fait que la vie Bescos ntaitpas tellement dsagrable elletait mme trs gaie en t quand lelieu tait envahi par des touristesqui trouvaient que ctait un petitparadis .

    prsent, les monstressortaient de leurs tombes, hantaientses nuits, la rendaient malheureuse,abandonne de Dieu et de sonpropre destin. Pis encore : ilslobligeaient voir lamertume quila rongeait jour et nuit, quelle

  • tranait dans la fort, dans sontravail, dans ses rares rencontres etdans ses moments frquents desolitude.

    Que cet homme soitcondamn. Et moi avec lui, moi quilai forc croiser mon chemin.

    Elle dcida de rentrer. Elle serepentait de chaque minute de savie et elle blasphmait contre samre morte sa naissance, contresa grand-mre qui lui avait enseignquelle devait sefforcer dtrebonne et honnte, contre ses amisqui lavaient abandonne, contreson destin qui lui collait la peau.

  • Berta navait pas boug de sachaise.

    Tu marches bien vite, dit-elle. Assieds-toi ct de moi etrepose-toi un peu.

    Chantal accepta linvitation.Elle aurait fait nimporte quoi pourvoir le temps passer plus vite.

    On dirait que le village est entrain de changer, dit Berta. Il y aquelque chose de diffrent danslair. Hier soir, jai entendu le loupmaudit hurler.

    La jeune femme poussa unsoupir de soulagement. Maudit ounon, un loup avait hurl la nuitprcdente et elle navait pas t la

  • seule lentendre. Ce village ne change jamais,

    rpondit-elle. Seules les saisonsvarient, nous voici en hiver.

    Non, cest larrive deltranger.

    Chantal tressaillit. Stait-ilconfi quelquun dautre ?

    Quest-ce que larrive deltranger a voir avec Bescos ?

    Je passe mes journes regarder autour de moi. Certainspensent que cest une perte detemps, mais cest la seule faondaccepter la mort de celui que jaitant aim. Je vois les saisonspasser, les arbres perdre et

  • retrouver leurs feuilles. Ilnempche que, de temps en temps,un lment inattendu provoque deschangements dfinitifs. On ma ditque les montagnes alentour sont lersultat dun tremblement de terresurvenu il y a des millnaires.

    La jeune femme acquiesa : elleavait appris la mme chose aucollge.

    Alors, rien ne redevientcomme avant. Jai peur que celapuisse arriver maintenant.

    Chantal eut soudain envie deraconter lhistoire du lingot, car ellepressentait que la vieille savaitquelque chose ce sujet, mais elle

  • garda le silence. Berta enchana : Je pense Ahab, notre grand

    rformateur, notre hros, lhommequi a t bni par saint Savin.

    Pourquoi Ahab ? Parce quil tait capable de

    comprendre quun petit dtail,mme anodin, peut tout dtruire.On raconte quaprs avoir pacifi labourgade, chass les brigandsintraitables et modernislagriculture et le commerce deBescos, un soir, il runit ses amispour dner et prpara pour eux unrti de premier choix. Tout coup,il saperut quil navait plus de sel.

    Alors Ahab dit son fils :

  • Va chez lpicier et achte dusel. Mais paie le prix fix, ni plus nimoins.

    Le fils, un peu surpris,rtorqua :

    Pre, je comprends que je nedois pas le payer plus cher. Mais, sije peux marchander un peu,pourquoi ne pas faire une petiteconomie ?

    Je te le conseillerais dansune grande ville. Mais dans unvillage comme le ntre, agir ainsipourrait conduire unecatastrophe.

    Une fois le fils parti fairelemplette, les invits, qui avaient

  • assist la conversation, voulurentsavoir pourquoi on ne devait pasmarchander du sel et Ahabrpondit :

    Celui qui accepte de baisserle prix du produit quil vend asrement un besoin dsesprdargent. Celui qui profite de cettesituation affiche un mpris profondpour la sueur et les efforts dunhomme qui a travaill pourproduire quelque chose.

    Mais en loccurrence, cest unmotif trop insignifiant pour quunvillage soit ananti.

    De mme, au dbut dumonde, linjustice tait minime.

  • Mais chaque gnration a fini par yajouter sa part, trouvant toujoursque cela navait gure dimportance,et voyez o nous en sommesaujourdhui.

    Comme ltranger, nest-ce

    pas ? dit Chantal, dans lespoir queBerta avoue avoir caus avec lui.

    Mais la vieille garda le silence.Chantal insista :

    Jaimerais bien savoirpourquoi Ahab voulait tout prixsauver Bescos. Ctait un repaire decriminels, et maintenant cest unvillage de lches.

    La vieille certainement savait

  • quelque chose. Restait dcouvrirsi elle le tenait de ltranger.

    Cest vrai. Mais je ne sais passi on peut vraiment parler delchet. Je pense que tout le mondea peur des changements. Leshabitants de Bescos veulent tousque leur village soit comme il atoujours t : un endroit o loncultive la terre et lve du btail,qui rserve un accueil chaleureuxaux touristes et aux chasseurs, maiso chacun sait exactement ce qui vase passer le lendemain et o lestourmentes de la nature sont lesseules choses imprvisibles. Cestpeut-tre une faon de trouver la

  • paix, encore que je sois daccordavec toi sur un point : tous sontdavis quils contrlent tout, maisils ne contrlent rien.

    Ils ne contrlent rien, cestvrai, dit Chantal.

    Personne ne peut ajouterun iota ce qui est crit , dit lavieille, citant un texte vanglique.Mais nous aimons vivre avec cetteillusion, cest une faon de nousrassurer.

    En fin de compte, cest unchoix de vie comme un autre, bienquil soit stupide de croire que lonpeut contrler le monde, serfugiant dans une scurit illusoire

  • qui empche de se prparer auxvicissitudes de la vie. Au momento lon sy attend le moins, untremblement de terre fait surgir desmontagnes, la foudre tue un arbrequi allait reverdir au printemps, unaccident de chasse met fin la viedun homme honnte.

    Et, pour la centime fois, Bertaraconta comment son mari taitmort. Il tait lun des guides lesplus respects de la rgion, unhomme qui voyait dans la chasse,non pas un sport sauvage, mais unart de respecter la tradition du lieu.Grce lui, Bescos avait cr unparc animalier, la mairie avait mis

  • en vigueur des arrts destins protger des espces en voiedextinction, la chasse au gibiercommun tait rglemente, pourtoute pice abattue il fallait payerune taxe dont le montant allait auxuvres de bienfaisance de lacommunaut.

    Le mari de Berta essayaitdinculquer aux autres chasseursque la cyngtique tait en quelquesorte un art de vivre. Quand unhomme ais mais peu exprimentfaisait appel ses services, il leconduisait dans un lieu dsert. Ilposait une bote vide sur une pierre,allait se mettre cinquante mtres

  • de distance et une seule ballesuffisait pour faire voler la bote.

    Je suis le meilleur tireur dela rgion, disait-il. Maintenant vousallez apprendre une faon dtreaussi habile que moi.

    Il remettait la bote en place,revenait se poster cinquantemtres. Alors il prenait une charpeet demandait lautre de lui banderles yeux. Aussitt fait, il portait sonfusil lpaule et tirait.

    Je lai touche ? demandait-ilen enlevant le bandeau.

    Bien sr que non, rpondaitlapprenti chasseur, tout content devoir que son mentor prsomptueux

  • stait ridiculis. La balle est passetrs loin. Je pense que vous navezrien mapprendre.

    Je viens de vous donner laleon la plus importante de la vie,affirmait alors le mari de Berta.Chaque fois que vous voudrezrussir quelque chose, gardez lesyeux ouverts, concentrez-vous poursavoir exactement ce que vousdsirez. Personne natteint sonobjectif les yeux ferms.

    Un jour, alors quil remettait labote en place, son client avait cruque ctait son tour de la coucher enjoue. Il avait tir avant que le maride Berta ne revienne ses cts. Il

  • avait rat la bote mais atteint celui-ci en pleine tte. Il navait pas eu letemps dapprendre la splendideleon de concentration surlobjectif.

    Il faut que jy aille, dit

    Chantal. Jai des choses faireavant ce soir.

    Berta lui souhaita une bonnejourne et la suivit des yeux jusquce quelle ait disparu dans la ruellequi longeait lglise. Regarder lesmontagnes et les nuages, assisedevant sa porte depuis tantdannes, bavarder mentalementavec son dfunt mari lui avait

  • appris voir les personnes. Sonvocabulaire tait limit, ellenarrivait pas trouver dautre motpour dcrire les multiplessensations que les autres luidonnaient, mais ctait ce qui sepassait : elle distinguait lesautres, elle connaissait leurssentiments.

    Tout avait commenc lenterrement de son grand etunique amour. Elle tait en proie une crise de larmes quand ungaronnet ct delle qui vivaitmaintenant des centaines dekilomtres lui avait demandpourquoi elle tait triste.

  • Berta navait pas vouluperturber lenfant en lui parlant dela mort et des adieux dfinitifs. Ellestait contente de dire que sonmari tait parti et quil nereviendrait pas de sitt Bescos.

    Je pense quil vous a racontdes histoires, avait rpondu legaronnet. Je viens de le voir cachderrire une tombe, il souriait, ilavait une cuillre soupe lamain.

    Sa mre lavait entendu etlavait rprimand svrement. Les enfants narrtent pas de voirdes choses , avait-elle dit pourexcuser son fils. Mais Berta avait

  • aussitt sch ses larmes et regarden direction de la tombe indique.Son mari avait la manie de mangersa soupe toujours avec la mmecuillre, manie dont il ne dmordaitpas malgr lagacement de Berta.Pourtant, elle navait jamais racontlhistoire personne, de peur quonle prt pour un fou. Elle avait donccompris que lenfant avaitrellement vu son mari : la cuillre soupe en tait la preuve. Lesenfants voyaient certaineschoses. Elle avait aussitt dcidquelle aussi allait apprendre voir , parce quelle voulaitbavarder avec lui, lavoir de retour

  • ses cts mme si ctait commeun fantme.

    Dabord, elle se claquemuradans sa maison, ne sortant querarement, dans lattente quilapparaisse devant elle. Un beaujour, elle eut une sorte depressentiment : elle devait sasseoirsur le pas de sa porte et prterattention aux autres. Elle perutque son mari souhaitait la voirmener une vie plus plaisante,participer davantage ce qui sepassait dans le village.

    Elle installa une chaise devantsa maison et porta son regard versles montagnes. Rares taient les

  • passants dans les rues de Bescos.Pourtant, ce mme jour, une femmearriva dun village voisin et lui ditquau march des camelotsvendaient des couverts bas prix,mais de trs bonne qualit, et ellesortit de son cabas une cuillre pourprouver ses dires.

    Berta tait persuade quelle nereverrait plus jamais son mari mais,sil lui avait demand dobserver levillage, elle respecterait sesvolonts. Avec le temps, ellecommena remarquer uneprsence sa gauche et elle eut lacertitude quil tait l pour lui tenircompagnie, la protger du moindre

  • danger et surtout lui apprendre voir les choses que les autres nepercevaient pas, par exemple lesdessins des nuages porteurs demessages. Elle tait un peu tristelorsque, essayant de le regarder deface, elle sentait sa prsence sediluer. Mais trs vite elle remarquaquelle pouvait communiquer aveclui en se servant de son intuition etils se mirent avoir de longuesconversations sur tous les sujetspossibles.

    Trois ans plus tard, elle taitdj capable de voir lessentiments des gens et de recevoirpar ailleurs de son mari des conseils

  • pratiques fort utiles : ne pasaccepter de transiger sur le montantde son assurance vie, changer debanque avant quelle ne fassefaillite, ruinant de nombreuxhabitants de la rgion.

    Un jour elle avait oubliquand ctait arriv , il lui avait ditque Bescos pouvait tre dtruit. Surle moment, Berta imagina untremblement de terre, de nouvellesmontagnes surgissant lhorizon,mais il lavait rassure, un telvnement ne se produirait pasavant au moins mille ans. Ctait unautre type de destruction quilredoutait, sans savoir au juste

  • lequel. En tout cas, elle devait restervigilante, car ctait son village,lendroit quil aimait le plus aumonde, mme sil lavait quitt plustt quil ne laurait souhait.

    Berta commena tre de plusen plus attentive aux personnes,aux formes des nuages, auxchasseurs de passage, et rien nesemblait indiquer que quelquundans lombre prparait ladestruction dune bourgade quinavait jamais fait de mal personne. Mais son mari luidemandait instamment de ne pasrelcher son attention et elle suivaitcette recommandation.

  • Trois jours plus tt, elle avaitvu ltranger arriver en compagniedun dmon. Et elle avait comprisque son attente touchait sa fin.Aujourdhui, elle avait remarquque la jeune femme tait encadrepar un dmon et par un ange. Elleavait aussitt tabli le rapport entreces deux faits et conclu que quelquechose dtrange se passait dans sonvillage.

    Elle sourit pour elle-mme,tourna son regard vers sa gauche etmima un baiser discret. Non, ellentait pas une vieille inutile. Elleavait quelque chose de trsimportant faire : sauver lendroit

  • o elle tait ne, sans savoir encorequelles mesures elle devait prendre.

    Chantal la laissa plonge dans

    ses penses et regagna sa chambre. en croire les racontars deshabitants de Bescos, Berta tait unevieille sorcire. Ils disaient quelleavait pass un an enferme chezelle, apprendre des arts magiques.Chantal avait un jour demand quilavait initie et des gens avaientinsinu que le dmon en personnelui apparaissait pendant la nuit ;dautres affirm quelle invoquaitun prtre celtique en utilisant desformules que ses parents lui avaient

  • transmises. Mais personne ne sensouciait : Berta tait inoffensive etelle avait toujours de bonneshistoires raconter.

    Tous taient daccord avec cetteconclusion et pourtant ctaienttoujours les mmes histoires.Soudain, Chantal se figea, la mainsur la poigne de la porte. Elle avaitbeau avoir souvent entendu Bertafaire le rcit de la mort de son mari,cest seulement en cet instantquelle se rendit compte quil y avaitl une leon capitale pour elle. Ellese rappela sa rcente promenadedans la fort, sa haine sourde dans tous les sens du terme ,

  • prte blesser indistinctement tousceux qui passeraient sa porte levillage, ses habitants, leurdescendance et elle-mme sil lefallait.

    Mais, vrai dire, la seule cible,ctait ltranger. Se concentrer,tirer, russir tuer la proie. ceteffet, il fallait prparer un plan. Ceserait une sottise de rvler quelquechose ce soir-l, alors que lecontrle de la situation luichappait. Elle dcida de remettre un jour ou deux le rcit de sarencontre avec ltranger serservant mme de ne rien dire.

  • 6 Ce soir-l, quand Chantal

    encaissa le montant des boissonsque ltranger avait offertes, commedhabitude, elle remarqua quil luiglissait discrtement un billet dansla main. Elle le mit dans sa poche,feignant lindiffrence, mais elleavait vu que lhomme avait tent, plusieurs reprises, dchanger desregards avec elle. Le jeu, prsent,semblait invers : elle contrlait lasituation, elle de choisir le champ

  • de bataille et lheure du combat.Ctait ainsi que se comportaient lesbons chasseurs : ils imposaienttoujours leurs conditions pour quele gibier vienne eux.

    Elle attendit dtre de retour sa chambre cette fois avec lasensation quelle allait biendormir pour lire le billet :ltranger lui proposait de larencontrer lendroit o ilsstaient connus. Il ajoutait quilprfrait une conversation en tte tte, mais quil nexcluait pas deparler devant tout le monde, si ellele souhaitait.

    Elle comprit la menace

  • implicite. Loin den tre effraye,elle tait contente de lavoir reue.Cela prouvait quil tait en train deperdre le contrle, car les hommeset les femmes dangereux ne fontjamais cela. Ahab, le grandpacificateur de Bescos, avaitcoutume de dire : Il existe deuxtypes dimbciles : ceux quirenoncent faire une chose parcequils ont reu une menace, et ceuxqui croient quils vont faire quelquechose parce quils menacentautrui.

    Elle dchira le billet en petitsmorceaux quelle jeta dans lacuvette des W C, actionna la chasse

  • deau. Puis, aprs avoir pris un baintrs chaud, elle se glissa sous lescouvertures en souriant. Elle avaitrussi exactement ce quellesouhaitait : elle allait rencontrer denouveau ltranger en tte tte. Sielle voulait savoir comment levaincre, il fallait mieux le connatre.

    Elle sendormit presque

    aussitt dun sommeil profond,rparateur, dlassant. Elle avaitpass une nuit avec le Bien, unenuit avec le Bien et le Mal, et unenuit avec le Mal. Aucun des deux nelavait emport, elle non plus, maisils taient toujours bien vivants

  • dans son me et maintenant ilscommenaient se battre entre eux pour dmontrer qui tait le plusfort.

  • 7 Quand ltranger arriva au bord

    de la rivire, il trouva Chantal quilattendait sous une pluie battante les bourrasques avaientrecommenc.

    Nous nallons pas parler dutemps, dit-elle. Il pleut, rien ajouter. Je connais un endroit onous serons plus laise pourbavarder.

    Elle se leva et saisit le sac detoile, de forme allonge, quelle

  • avait apport. Vous avez un fusil dans ce

    sac, dit ltranger. Oui. Vous voulez me tuer. Vous avez devin. Je ne sais

    pas si je vais russir, mais jen aitrs envie. De toute faon, jai priscette arme pour une autre raison : ilse peut que je rencontre le loupmaudit sur mon chemin et, si jelextermine, je serai davantagerespecte Bescos. Hier, je laientendu hurler, mais personne navoulu me croire.

    Un loup maudit ?Elle se demanda si elle devait

  • ou non se montrer familire aveccet homme qui, elle ne loubliaitpas, tait son ennemi. Mais elle serappela un ouvrage sur les artsmartiaux japonais elle naimaitpas dpenser son argent acheterdes livres, aussi lisait-elle ceux queles clients de lhtel laissaient enpartant, quel que soit leur genre dans lequel elle avait appris que lameilleure faon daffaiblir sonadversaire consiste le convaincreque vous tes de son ct.

    Tout en cheminant, sans soucidu vent et de la pluie, elle racontalhistoire. Deux ans plus tt, unhomme de Bescos, le forgeron, pour

  • tre plus prcis, tait en train de sepromener dans la fort quand ilstait trouv nez nez avec un loupet ses petits. Malgr sa peur,lhomme avait saisi une grossebranche et avait fondu sur lanimal.Normalement, le loup aurait dfuir, mais comme il tait avec seslouveteaux, il avait contre-attaquet mordu le forgeron la jambe.Celui-ci, dot dune force peucommune vu sa profession, avaitrussi frapper lanimal avec unetelle violence quil lavait oblig reculer, puis disparatre jamaisdans les fourrs avec ses petits :tout ce quon savait de lui, ctait

  • quil avait une tache blanche loreille gauche.

    Pourquoi est-il maudit ? Les animaux, mme les plus

    froces, nattaquent en gnraljamais, sauf dans des circonstancesexceptionnelles, comme dans cecas, quand ils doivent protger leurspetits.

    Cependant, si par hasard ilsattaquent et gotent du sanghumain, ils deviennent dangereux,ils veulent y tter de nouveau, etcessent dtre des animauxsauvages pour se changer enassassins. Bescos, tout le mondepense que ce loup, un jour,

  • attaquera encore. Cest mon histoire , se dit

    ltranger.Chantal allongeait le pas, elle

    tait jeune, bien entrane, et ellevoulait voir cet homme sessouffler,et ainsi avoir un avantagepsychologique sur lui, voirelhumilier. Mais, mme soufflantun peu, il restait sa hauteur et ilne lui demanda pas de ralentir.

    Ils arrivrent une petite huttebien camoufle qui servait dafftpour les chasseurs. Ils sassirent ense frottant les mains pour lesrchauffer.

    Que voulez-vous ? dit-elle.

  • Pourquoi mavez-vous pass cebillet ?

    Je vais vous proposer unenigme : de tous les jours de notrevie, quel est celui qui narrivejamais ?

    Chantal ne sut que rpondre. Le lendemain, dit ltranger.

    Selon toute apparence, vous necroyez pas que le lendemain vaarriver et vous diffrez ce que jevous ai demand. Nous arrivons lafin de la semaine. Si vous ne ditesrien, moi je le ferai.

    Chantal quitta la hutte,sloigna un peu, ouvrit son sac detoile et en sortit le fusil. Ltranger

  • fit comme sil ne voyait rien. Vous avez touch au lingot,

    reprit-il. Si vous deviez crire unlivre sur cette exprience, croyez-vous que la majorit de voslecteurs, avec toutes les difficultsquils affrontent, les injustices dontils souffrent, leurs problmesmatriels quotidiens, croyez-vousque tous ces gens souhaiteraientvous voir fuir avec le lingot ?

    Je ne sais pas, dit-elle englissant une cartouche dans uncanon du fusil.

    Moi non plus. Cest larponse que jattendais.

    Chantal introduisit la seconde

  • cartouche. Vous tes prte me tuer, ne

    cherchez pas me tranquilliser aveccette histoire de loup. En fait, vousrpondez ainsi la ques