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LOCVS AMŒNVS 6, 2002-2003 115-128 Didier Martens Chargé de cours Université Libre de Bruxelles Faculté de Philosophie et Lettres CP.175 50, av. Roosevelt B-1050 Bruxelles Résumé Le Museu del Castell de Peralada possède un Tüchlein flamand de la Renaissance (42 x 59 cm). Peinte à la détrempe sur une fine toile de lin, cette Déploration inédite peut être rapprochée d’un groupe d’images réalisées dans la même technique, probablement à Anvers, dans les années 1520-1530. La peinture qui sert de référence pour ce groupe est une Madone en vue frontale, conservée au Louvre (RF 46). Le Maître de la Madone RF 46 est, selon toute probabilité, l’au- teur du Tüchlein de Peralada. On y retrouve le goût pour la frontalité, ainsi que le rendu calli- graphique des yeux et de la chevelure, caractéristiques de l’anonyme. Mots-clés: Anvers, flamand, Madone, Renaissance, Tüchlein Abstract A Flemish Renaissance Tüchlein in the Peralada Castle and the Master of the Louvre Madonna RF 46 The Castle Museum at Peralada owns a Flemish Renaissance Tüchlein (42 x 59 cm). This hi- therto unknown Lamentation, painted in the tempera technique on a thin linen canvas, can be linked up with a group of similar works, produced in Antwerp in the years 1520-1530. The re- ference painting of this group is a frontally looking Madonna, belonging to the Louvre (cat.no. RF 46). Its author, the Master of the Louvre Madonna RF 46, has probably painted the Peralada Tüchlein. Both works share the same use of frontality and the same calligraphic rendering of eyes and ears, which are characteristic of this anonymous master. Key-words: Antwerp, Flemish, Madonna, Renaissance, Tüchlein. Un Tüchlein flamand de la Renaissance au château de Peralada et le Maître de la Madone (RF 46 du Louvre)

Résumé - UAB BarcelonaBernaerts, Georges Hupin, Jac-ques de Landsberg, Thierry Le-nain et Monique Renault, ainsi que mon frère François-René Martens, ont relu mon texte et l’ont

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Page 1: Résumé - UAB BarcelonaBernaerts, Georges Hupin, Jac-ques de Landsberg, Thierry Le-nain et Monique Renault, ainsi que mon frère François-René Martens, ont relu mon texte et l’ont

LOCVS AMŒNVS 6, 2002-2003 115-128

Didier MartensChargé de cours

Université Libre de BruxellesFaculté de Philosophie et Lettres

CP.17550, av. RooseveltB-1050 Bruxelles

Résumé

Le Museu del Castell de Peralada possède un Tüchlein flamand de la Renaissance (42 x 59 cm).Peinte à la détrempe sur une fine toile de lin, cette Déploration inédite peut être rapprochée d’ungroupe d’images réalisées dans la même technique, probablement à Anvers, dans les années1520-1530. La peinture qui sert de référence pour ce groupe est une Madone en vue frontale,conservée au Louvre (RF 46). Le Maître de la Madone RF 46 est, selon toute probabilité, l’au-teur du Tüchlein de Peralada. On y retrouve le goût pour la frontalité, ainsi que le rendu calli-graphique des yeux et de la chevelure, caractéristiques de l’anonyme.

Mots-clés: Anvers, flamand, Madone, Renaissance, Tüchlein

Abstract

A Flemish Renaissance Tüchlein in the Peralada Castle and the Master of the Louvre Madonna RF 46The Castle Museum at Peralada owns a Flemish Renaissance Tüchlein (42 x 59 cm). This hi-therto unknown Lamentation, painted in the tempera technique on a thin linen canvas, can belinked up with a group of similar works, produced in Antwerp in the years 1520-1530. The re-ference painting of this group is a frontally looking Madonna, belonging to the Louvre (cat.no.RF 46). Its author, the Master of the Louvre Madonna RF 46, has probably painted the PeraladaTüchlein. Both works share the same use of frontality and the same calligraphic rendering ofeyes and ears, which are characteristic of this anonymous master.

Key-words: Antwerp, Flemish, Madonna, Renaissance, Tüchlein.

Un Tüchlein flamand de la Renaissance

au château de Peraladaet le Maître de la Madone

(RF 46 du Louvre)

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LOCVS AMŒNVS 6, 2002-2003116 Didier Martens

Dans l’ancienne collection du financier cata-lan Miquel Mateu (1898-1972)1, dont unepart orne aujourd’hui les murs du châ-

teau-musée de Peralada (Alt Empordà, province deGérone), se trouvent plusieurs peintures réaliséesdans les anciens Pays-Bas aux xvème et xvième siè-cles. La chose ne saurait surprendre outre mesure.Dès la fin du Moyen Âge, les élites sociales de lapéninsule ibérique ont manifesté un intérêt parti-culier pour l’art des «Primitifs flamands» et deleurs successeurs immédiats. Elles en firent unobjet de prestige. Ce goût «flamand» suscita lacréation de collections où les artistes du Nord do-minaient largement. La collection d’Isabelle laCatholique, léguée en 1504 à la Chapelle Royale deGrenade, puis celle rassemblée à l’Escurial parPhilippe II, grand amateur des tableaux de JérômeBosch, sont bien connues des historiens. Au-jourd’hui encore, malgré les pillages napoléoniens,puis les achats massifs opérés depuis le milieu dusiècle dernier par les marchands des nations préco-cement industrialisées du nord de l’Europe et del’Amérique, nombreux sont les «Primitifs» des an-ciens Pays-Bas dans les collections privées espa-gnoles. On verra dans ce fait l’indice d’une conti-nuité. Les classes dominant l’Espagne moderne, is-sues le plus souvent de la bourgeoisie, ont repris àleur compte les choix esthétiques des élites socialestraditionnelles: la Maison royale, l’aristocratie et lehaut clergé. En dépit des bouleversements poli-tiques que connut le pays depuis la fin de l’AncienRégime, la possession de tableaux flamands desxvème et xvième siècles y est visiblement demeuréeun signe de supériorité personnelle.

Il ne saurait être question de présenter ici la to-talité de la collection de «Primitifs flamands» cons-tituée par Miquel Mateu. Certaines pièces sontd’ailleurs bien connues, tel le Christ à la colonne de

Hans Memling. On le vit, récemment, dans la ré-trospective consacrée à ce maître, en 1994, à Bruges2.D’autres, au contraire, n’ont fait l’objet jusqu’icid’aucune tentative d’attribution. Dans les lignes quivont suivre, je me concentrerai sur l’une de ces oeu-vres. Il s’agit d’une toile sans doute anversoise, re-montant au deuxième quart du xvième siècle. Ellepeut être attribuée à un anonyme, dont le cataloguea été reconstitué par la méthode de la critique destyle: le Maître de la Madone RF 46 du Louvre.

Une Lamentation flamandede la RenaissanceLa toile, pourvue d’une bordure florale sur fonddoré, mesure 42 cm de hauteur sur 59 de largeur(fig. 1). Elle a dû être acquise après 1940, car ellen’apparaît pas dans les archives photographiquesde la collection Mateu, qui furent constituées dansles années 19303. Il s’agit d’une Lamentation. Lespersonnages sont vus à mi-corps. À gauche, onaperçoit la Madeleine, reconnaissable à son pot àonguent. Elle est coiffée d’un turban rouge et revê-tue d’une robe de brocart jaune orangé, à manchescourtes. Sa taille est ceinte d’une chaîne en métal,comparable à celle portée par la même sainte dansle retable de la Descente de croix de Rogier de laPasture4. Un large décolleté rectangulaire permetd’entrevoir une fine chemise de lin. Au-dessous desa robe de brocart, la Madeleine porte un vêtementde satin de couleur rose-bleuté, dont émergent desmanches vertes. On remarquera que les arabesquesdu brocart se retrouvent en partie dans le décor ducouvercle du pot à onguent. Une même «textureoptique» unit donc sainte Madeleine à l’orfèvrerieprécieuse qui lui sert d’attribut.

* Je souhaite remercier ici tousceux qui m’ont aidé dans la pré-paration de cet article: Jaume Bar-rachina Navarro (Peralada), soeurChristine (Soleilmont), GhislaineCourtet (Besançon), Peter Eike-meier (Munich), Rainald Gros-shans (Berlin), Hélène Mund(Bruxelles), Giovanna PiancastelliPoliti (Pise) et Karl Schütz (Vien-ne). Comme de coutume, BrunoBernaerts, Georges Hupin, Jac-ques de Landsberg, Thierry Le-nain et Monique Renault, ainsique mon frère François-RenéMartens, ont relu mon texte etl’ont fait bénéficier de leurs obs-ervations.

1. Voir, sur Miquel Mateu i Plaet sa collection, «Miquel Mateu iPla, señor de Peralada», dans: LaVanguardia domingo, 21 déc.1986, pp. 117-132.

2. Dirk de Vos, dans: HansMemling. Catalogus (cat. d’exp.),Bruges, Groeningemuseum,1994, n° 27.

3. Information fournie par Jau-me Barrachina Navarro, conser-vateur du Museu del Castell dePeralada (lettre à l’auteur, 1er fé-vrier 1997).

4. Hans Belting; ChristianeKruse, Die Erfindung des Ge-mäldes. Das erste Jahrhundertder niederländischen Malerei,Munich, 1994, n°s 82-85.

5. Cyriel Stroo; Pascale Syfer-D’Olne, Royal Museums of Fi-ne Arts of Belgium. The FlemishPrimitives, I: The Master of Flé-malle/Rogier van der Weyden,Bruxelles, 1996, n° 6.

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LOCVS AMŒNVS 6, 2002-2003 117Un Tüchlein flamand de la Renaissance au château de Peralada et le Maître de la Madone

La Vierge, au centre de la composition, est ha-billée d’un manteau bleu, dont le revers est rouge.Au-dessous, elle porte une robe, également bleue.Celle-ci recouvre un vêtement rouge, dont émergela manche droite, au niveau du poignet. Le visagede Marie est encadré par un voile blanc. À droite,on reconnaît saint Jean. Il est revêtu d’un habit vertet de son traditionnel manteau rouge.

Marie serre entre ses bras le corps de son Filsmort. Celui-ci est dénudé. Ses plaies sont évoquéesavec une extrême discrétion. L’influence de l’artantique et de sa tendance à faire de la beauté cor-porelle un attribut divin, est ici bien perceptible etpermet de qualifier l’oeuvre de «renaissante’. À lasuite de Jean Gossart et de Bernard van Orley, lespremiers à avoir introduit les musculatures puis-santes dans l’art des anciens Pays-Bas, le peintre adonné au Christ l’apparence d’un athlète. Il romptainsi délibérément avec les anatomies émaciées desChrist du xvème siècle.

Ce corps idéal que le peintre présente au spec-tateur, il a tenu à ne pas en compromettre la jouis-sance optique par une évocation trop insistante

des outrages physiques qu’a subis le Fils de Dieu.Par cette retenue, l’auteur de la toile se différen-cie également de ses prédécesseurs du xvème siè-cle. Dans leurs représentations de la Lamen-tation, ces derniers ne perdaient jamais une occa-sion de donner à voir les plaies du Christ saignantabondamment. C’est ce que fit, par exemple, Ro-gier de la Pasture, dans la Lamentation conservéeaux Musées Royaux des Beaux-Arts de Bruxelles5

(fig. 2). Dans la toile de Peralada, au contraire, lesblessures des mains, comme celles des pieds, sontinvisibles, et celles laissées par la couronne d’épinessont en grande partie dissimulées par la cheveluredu Christ. Seule la blessure au flanc droit apparaîtclairement. Le sang qui s’en échappe est toutefoisrendu par quelques fines lignes d’un rouge trèsdilué, de sorte qu’il tend à échapper au regard.

Le peintre a confié à un substitut métaphoriquela tâche d’évoquer dans l’image, de manière adé-quate, le sang versé par le Christ. Ce substitut mé-taphorique, c’est le revers rouge du manteau de laVierge: il dessine, dans le prolongement du flancdroit du Christ, une configuration qui évoque un

Figure 1.Maître de la Madone RF 46: Lamentation; Peralada, Museu del Castell (photo musée).

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LOCVS AMŒNVS 6, 2002-2003118 Didier Martens

jaillissement de sang. En procédant de la sorte, l’au-teur de la toile a réussi à concilier deux exigencescontradictoires. Conformément au goût nouveau, ilvisualise la divinité du Christ par un corps d’athlè-te d’une beauté que (presque) rien ne vient troubler.Dans le même temps, il évoque de façon spectacu-laire —le «revers de manteau-jet de sang» présentedes dimensions impressionnantes— un contenu defoi essentiel pour le chrétien: le sacrifice sanglant duFils de Dieu sur la croix, source de la Rédemption.

L’inclinaison de l’axe du visage de la Vierge et ducorps du Christ confère à ces deux figures une fortedynamique. Un mouvement diagonal ascendant,dirigé vers la droite, est perceptible dans l’image. Cemouvement, toutefois, ne la déséquilibre pas. Lacomposition présente, en effet, une structure fonda-mentalement symétrique. À la figure de Marie-Ma-deleine, à gauche, fait pendant celle de Jean, à droi-te. La correspondance entre les deux personnagesest non seulement de nature formelle —ils inclinentchacun la tête vers le centre de la toile—, mais aussichromatique: outre leurs chevelures châtaines, onremarquera que le rouge et le vert des vêtements deJean se retrouvent, légèrement éclaircis, dans le tur-ban de la sainte et dans sa manche droite.

Le fond de paysage visible à l’arrière-plan divi-se l’image en trois parties dans le sens vertical. Descollines de faible hauteur séparent les têtes deMarie-Madeleine, de la Vierge et de Jean. Les por-tions de paysage associées à Marie-Madeleine et à

Jean sont de dimensions à peu près semblables, cequi renforce encore l’impression de symétrie dansla composition.

Un Tüchlein du Maître de la Madone RF 46La Lamentation de Peralada est un exemple de ceque les historiens d’art ont coutume d’appeler unTüchlein. Le terme est utilisé par Dürer, dans lejournal de son voyage aux Pays-Bas. En 1520, lorsd’un séjour à Anvers, il affirme avoir vendu, pourdeux florins rhénans, à l’aubergiste chez qui il lo-geait, «une image de Marie peinte sur toile» («aufein Tüchlein ein gemalt Marienbild»)6. Commetoutes les toiles réalisées par le maître allemand,cette image devait être peinte à la détrempe sur unsupport de lin peut-être dépourvu de toute prépara-tion et présentait un aspect mat. À la fin du MoyenÂge, les Tüchlein étaient largement répandus dansle nord de l’Europe, mais aussi en Italie et enEspagne. On y a vu un substitut moins onéreux dela peinture à l’huile sur panneau, mais aussi de la ta-pisserie. Semblable théorie est critiquable, car onconstate que des artistes de grande réputation,comme Dürer, ont réalisé des Tüchlein pour descommanditaires fortunés, lesquels appréciaient visi-blement pour elles-mêmes les qualités optiquespropres à ce type d’image7.

Figure 2.Rogier de la Pasture: Lamenta-tion; Bruxelles, Musées Royauxdes Beaux-Arts (photo IRPA,Bruxelles).

6. Ernst Ulmann; Elvira Pradel(éds.), Albrecht Dürer. Schriftenund Briefe, Leipzig, 1978, p. 61.

7. Voir, à ce sujet, Emil D. Bos-shard, «Tüchleinmalerei-eine bi-llige Ersatztechnik?», dans: Zeit-schrift für Kunstgeschichte, 45,1982, p. 41-42.

8. Charles De Tolnay; PieroBianconi, Tout l’oeuvre peintde Bruegel l’Ancien, Paris, 1968,n°s 14, 73, 74.

9. Voir, à ce sujet, Zsuzsa Ur-bach, «Notes on Bruegel’s Ar-chaism. His Relation to EarlyNetherlandish Painting andOther Sources», dans: Acta histo-riae artium Academiae Scientia-rum hungaricae, 24, 1978, p. 237-256; eadem, «Die Bedeutung derAlten Niederländer für BruegelsKreuztragung in Wien», dans:Kunstgeschichtliche Gesellschaftzu Berlin. Sitzungsberichte, NeueFolge, 38, octobre 1989-juillet1990, p. 9-12.

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LOCVS AMŒNVS 6, 2002-2003 119Un Tüchlein flamand de la Renaissance au château de Peralada et le Maître de la Madone

Au cours du xvième siècle, le Tüchlein disparaît.L’un des derniers grands maîtres à en avoir réalisé,dans le nord de l’Europe, fut Pieter Bruegel l’An-cien. Son Adoration des Mages conservée à Bruxel-les, comme la Chute des Aveugles et le Misanthropede Naples, sont des Tüchlein8. Cet intérêt pour ladétrempe sur toile s’explique sans doute par le goûtarchaïsant du maître et par sa volonté de faire revi-vre, sous une forme modernisée, l’esthétique desgrands «Primitifs flamands» du xvème siècle9. Enfait, dès le milieu du xvième siècle, un autre type d’i-mage sur support textile, venu d’Italie, va prendre,dans le Nord, la place du Tüchlein: les toiles peintesà l’huile sur une préparation. D’aspect brillant, etnon plus mat, ces toiles sont souvent, en outre, detexture plus épaisse que les Tüchlein. L’un des pre-miers maîtres des anciens Pays-Bas à avoir peint defaçon régulière à l’huile sur toile fut, semble-t-il,Maerten van Heemskerck, et ce dès 153610.

Par rapport à la quantité de peintures sur boisdes xvème et xvième siècles qui nous sont parve-nues, on ne conserve que peu de Tüchlein. Pourtant,à en juger par les documents d’archive, les artistestravaillant à la détrempe sur toile ne furent pasmoins nombreux dans les villes des anciens Pays-Bas que les peintres de panneaux11. Moins sensiblesque les Tüchlein à l’usure et aux détériorations detoute sorte, notamment par l’eau, les panneaux desxvème et xvième siècles sont demeurés, après 1600,en dépit des changements de goût, des objets dignesd’être collectionnés. Ils ont, de ce fait, survécu enplus grand nombre et conditionnent aujourd’hui, demanière à peu près exclusive, notre vision de la pro-duction picturale flamande. L’historien d’art se doitd’avoir à l’esprit que cette situation, trompeuse, estle résultat d’un processus de sélection privilégiant lebel objet. C’est le même processus qui a fait dispa-raître un pourcentage important des manuscrits nonillustrés du Moyen Âge, et préservé principalementles rares exemplaires pourvus de miniatures.

L’aspect peu séduisant que présente aujourd’huila majorité des Tüchlein flamands —les couleurssont éteintes, la toile est souvent déchirée, déforméeou grossièrement repeinte— explique pourquoi l’é-tude systématique de ce matériel n’a été entrepriseque sur le tard. Il a fallu attendre les années 80 duxxème siècle pour que les premiers inventaires visantà l’exhaustivité voient le jour. À l’article de Paul Van-denbroeck, paru en 1982, fit suite la monographieabondamment illustrée de Diane Wolfthal, publiéeen 198912. Grâce à ces deux auteurs, l’historien d’artdispose, à l’heure actuelle, d’un corpus de référencequi permet de se faire une idée précise de la produc-tion conservée. L’étude technologique des Tüchleinflamands a par ailleurs progressé sensiblement cesdernières années, à l’occasion de restaurations13.

En 1986, j’ai tenté de reconstituer le catalogued’un anonyme qui semble s’être spécialisé dans laproduction de Tüchlein: le «Maître de la Madone

Figure 3.Maître de la Madone RF 46: Vierge à l’Enfant; Madrid, Museo Thyssen-Bornemisza (photo musée).

10. Voir Ilja M. Veldman, dans:Fiamminghi a Roma. Artistes desPays-Bas et de la Principauté deLiège à Rome à la Renaissance(cat. d’exp.), Bruxelles, Palais desBeaux-Arts, 1995, n°s 111, 112.

11. Voir notamment, pour la si-tuation à Bruges, Lori Van Bier-vliet, «Enkele gegevens overdoekschilderkunst ten tijde vande Vlaamse Primitieven», dans:Biekorf, 85, 1985, p. 81; DianeWolfthal, «Early Netherlan-dish Canvases: DocumentaryEvidence», dans: Annales d’His-toire de l’Art et d’Archéologie, 8,1986, p. 20-21.

12. Paul Vandenbroeck, «Laat-middeleeuwse doekschildekunstin de Zuidelijke Nederlanden.Repertorium der nog bewaarde

werken», dans: Jaarboek van hetKoninklijk Museum voor SchoneKunsten Antwerpen, 1982, p. 29-59; Diane Wolfthal, The Be-ginnings of Netherlandish Can-vas Painting: 1400-1530, Cam-bridge (...), 1989. Voir aussi le tra-vail inédit de Jean-Pierre Bai-sieux, Contribution à l’étude despeintures sur toile dans les Pays-Bas méridionaux 1400-1530 (mé-moire de licence), Université Li-bre de Bruxelles, 1978.

13. Voir, à ce sujet, outre Wolf-thal, op. cit., p. 23-29; HélèneVerougstraete-Marcq; RogerVan Schoute, «Het doek alsdrager in de schilderkunst», dans:Schatten der Armen. Het artistieken historisch bezit van hetOCMW-Leuven (cat. d’exp.),Louvain, Stedelijk Museum Van-

der Kelen-Mertens, 1988, p. 472-474; idem, Cadres et supportsdans la peinture flamande auxXVème et XVIème siècles, Heure-le-Romain, 1989, p. 55-59 et, endernier lieu (avec bibliographie),Hélène Dubois; Herant Khan-jian; Michael Schilling; ArieWallert, «A Late FifteenthCentury Italian Tüchlein», dans:Zeitschrift für Kunsttechnologieund Konservierung, 11, 1997, p.228-237; Ulrike Villwock, «Un-tersuchungen zu einem Antwer-pener Tüchlein der ersten Hälftedes 16.Jahrhunderts in Aachen»,dans: Aachener Kunstblätter, 61,1995-1997 (1997), p. 449-459;Caroline Villers (éd.), The Fa-bric of Images. European Pain-tings on Textile Supports in the14th and 15th Centuries, Lon-dres, 2000.

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LOCVS AMŒNVS 6, 2002-2003120 Didier Martens

RF 46 du Louvre»14. Il a dû travailler à Anvers, sil’on en juge par les points de contact entre son oeu-vre et celles de Quentin Metsys15 et du Maître del’Épiphanie d’Anvers. Les volumes lourds et puis-sants de ses figures, qui ne présentent plus trace del’«atectonicité» gothique, suggèrent un artiste actifdans les années 1520-1530, à un moment où le stylerenaissant s’impose même à des peintres de secon-de zone, comme notre anonyme. J’ai proposé de luiattribuer une dizaine d’oeuvres. La grande majoritéprocède du même modèle figuré: une Vierge àl’Enfant en vue frontale, à mi-corps. L’image est dé-limitée par un cadre en trompe-l’oeil, qui sert desupport à deux prières mariales calligraphiées.

Une telle représentation apparaît non seule-ment sur le Tüchlein RF46 du Louvre, auquel l’a-nonyme doit son nom, mais aussi sur des toilesconservées à Madrid (Museo Thyssen, fig. 3), àLondres (Buckingham Palace), à New York(Metropolitan Museum of Art) et à Ravenne(Pinacoteca Nazionale). D’autres exemplaires nesont connus que par les catalogues de vente16. Au

même artiste, j’attribue encore trois autres Viergeà l’Enfant, qui ne relèvent pas de son «modèle-fé-tiche». L’une est conservée à Vienne (Kunsthisto-risches Museum, fig. 4), l’autre à Tournai (Muséedes Beaux-Arts), la troisième n’est connue quepar une photographie. L’artiste se signale par l’u-sage répété de physionomies féminines rondes etplates, avec un nez long et étroit.

En 1989, Diane Wolfthal a estimé pouvoiridentifier trois mains différentes dans la séried’oeuvres qui vient d’être énumérée. Outre le«Maître de la Madone du Louvre», elle proposede reconnaître un «Maître de la MadoneThyssen» et un «Maître de la Madone deRavenne». Ces distinctions se justifient-elles vrai-ment? L’auteur avoue lui-même que

[…] les toiles [concernées] peuvent fort bienavoir été peintes dans le même atelier, puis-qu’elles sont étroitement liées, tant par le styleque par la composition, les techniques etmême le format.

«Au total», conclut-elle, «14 toiles sont sorties decet atelier»17.

Même si le groupe d’oeuvres que j’ai attribuéau Maître de la Madone RF 46 ne présente sansdoute pas une homogénéité parfaite, on hésitera àle scinder. Les particularités stylistiques unissantles différentes toiles qui le composent, notam-ment dans les physionomies des personnages,l’emportent nettement sur les éventuelles diver-gences. En outre, il faut noter qu’un tiers de ces14 oeuvres n’est connu que par la photographie etque, parmi les exemplaires conservés dans descollections publiques, certains sont fortementusés ou repeints, telle, par exemple, la Madone deRavenne. Dans ces conditions, il me semble pré-

Figure 4.Maître de la Madone RF 46: Vierge à l’Enfant; Vienne, Kunsthistorisches Museum (photo musée).

Figure 5.Maître de la Madone RF 46: Lamentation (détail de fig. 1).

14. Didier Martens, «À proposd’un ‘Tüchlein’ flamand du XVIè-me siècle conservé au Louvre»,dans: La Revue du Louvre et desMusées de France, 36, 1986, p.394-402.

15. Voir, à ce sujet, Ludwig Bal-dass, «Ein Madonnentüchleinaus der Nähe des QuintenMetsys», dans: Mélanges Hulinde Loo, Bruxelles; Paris, 1931, p.31-32; Maryan W. Ainsworth,dans: eadem; Keith Christian-sen (éds.), From Van Eyck toBruegel. Early NetherlandishPainting in The MetropolitanMuseum of Art (cat. d’exp.),New York, Metropolitan Mu-seum of Art, 1998-1999, p. 254.16. Voir notamment Old MasterPaintings (cat. de vente), Lon-dres, Christie’s, 2 novembre2001, nº 3.

17. Wolfthal, op. cit., 1989, p.82.

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LOCVS AMŒNVS 6, 2002-2003 121Un Tüchlein flamand de la Renaissance au château de Peralada et le Maître de la Madone

férable de parler d’un seul et unique «maître ano-nyme». Il a pu diriger un atelier dans lequel oeu-vrèrent aussi l’un ou l’autre collaborateur pei-gnant dans son style. Ce pouvait être soit d’an-ciens apprentis formés par ses soins, soit des com-pagnons, qui adaptaient leur manière personnelleà celle du maître pour lequel ils travaillaient. Je nepense pas qu’au stade actuel de la recherche, il soitpossible, sur la base d’une simple analyse visuelle,d’identifier ces collaborateurs, à supposer qu’ilsaient existé. Je préfère donc conserver l’appella-tion de «Maître de la Madone RF 46 du Louvre».

On reconnaît aisément, dans la Lamentation dePeralada, une oeuvre du Maître de la Madone RF46. La sainte Madeleine (fig. 5) peut être rappro-chée de la Vierge Marie du Tüchlein de Vienne (fig.6). Elles présentent, l’une et l’autre, le même visa-ge circulaire, incliné vers la droite. Le dessin desarcades sourcilières et des paupières, les lèvrescharnues, esquissant un sourire, l’arrondi du men-ton, toutes ces particularités sont communes auxdeux physionomies. Elles se retrouvent aussi dansla série des Tüchlein à la Madone frontale. Onconfrontera avec profit l’exemplaire Thyssen (fig.3) à la sainte Madeleine de la toile de Peralada.Dans les deux oeuvres, on rencontre un visageidentique, quoique tourné différemment. Le rendude la chevelure est analogue, avec ses ondulationsaux reflets rendus de manière calligraphique.

De prime abord, il semble difficile d’établir lamoindre relation entre le Christ de la toile dePeralada et les autres oeuvres attribuées auMaître de la Madone RF 46. Celles-ci ne com-portent, en effet, aucune figure masculine d’âgemûr. Pourtant, un examen attentif permet de re-connaître, dans les linéaments du visage du Fils,des procédés graphiques caractéristiques de l’a-nonyme. La confrontation avec la figure de

Marie sur la toile Thyssen (fig. 7-8) est particu-lièrement instructive. En dépit de la différence desujet, les yeux sont dessinés de la même façon.On remarquera notamment le dessin sinueux, enS, des paupières supérieures. Dans les deux cas, lenez se présente sous la forme d’une ligne vertica-le, terminée par deux petits points qui formentles narines. Le fait que la figure du Christ appa-raît de face dans la toile de Peralada doit vrai-semblablement être interprété comme une preu-ve supplémentaire de l’attachement presque obs-essionnel du peintre à la frontalité. Dans les re-présentations de la Lamentation réalisées dans lesFlandres aux xvème et xvième siècles, le visage duChrist est, en règle générale, vu de trois-quarts.

Les recherches sur le Maître de la Madone RF 46depuis 1986: un bilanDepuis 1986, le Maître de la Madone RF 46 a bé-néficié d’une certaine attention de la part des his-toriens d’art. Pour la première fois, plusieurs deses oeuvres ont eu l’honneur d’être reproduites encouleurs. C’est le cas des Madones de NewYork18, de Ravenne19, de Tournai20 et de la collec-tion Thyssen21. En outre, deux analyses appro-fondies ont été consacrées à l’anonyme.

Même si je ne puis souscrire à la propositionde Diane Wolfthal de partager l’oeuvre du Maîtrede la Madone RF 46 entre trois mains, l’impor-tance de sa contribution à l’étude de cet artistedemeure incontestable. Par la critique de style,l’auteur américain a reconstitué la production deplusieurs autres peintres de Tüchlein actifs dans

Figure 6.Maître de la Madone RF 46: Vierge à l’Enfant (détail de fig. 4).

Figure 7.Maître de la Madone RF 46: Lamentation (de fig. 1).

Figure 8.Maître de la Madone RF 46: Vierge à l’Enfant (détail de fig. 3).

18. Ainsworth, op. cit., n° 63.

19. Licia Collobi Ragghian-ti, Dipinti fiamminghi in Italia1420-1570. Catalogo (= Museid’Italia, Meraviglie d’Italia, 24),Bologne, 1990, n° 188. La Ma-done de Ravenne a fait en outrel’objet d’une notice détaillée.Voir Giordano Viroli, dans:Pinacoteca Comunale di Ra-venna. Opere dal XIV al XVIII se-colo, Ravenne, 1988, n° 116.

20. Veerle Aendekerk, dans:La Ville en Flandre. Culture etsociété 1477-1787 (cat. d’exp.),Bruxelles, Galerie du CréditCommunal, 1991, n° 198.

21. Colin Eisler, The Thyssen-Bornemisza Collection. EarlyNetherlandish Painting, Lon-dres, 1989, n° 36; José ManuelPita Andrade; María del MarBorobia Guerrero, Maestrosantiguos del Museo Thyssen-Bornemisza, Madrid, 1994, p.258.

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les anciens Pays-Bas aux xvème et xvième siècles,rendant ainsi possibles des comparaisons entre leMaître de la Madone RF 46 et ses contemporainsqui travaillaient dans la même technique. L’un desartistes à nom d’emprunt «créés» par DianeWolfthal peut être considéré comme un alter egode notre anonyme. Le «Maître de la Madone deDijon» réalisa en effet, dans les années 1500, nonmoins de cinq représentations à la détrempe surtoile de la Vierge veillant dévotement sur sonEnfant endormi22. Elles sont conservées notam-ment à Dijon —il s’agit de l’oeuvre éponyme— età Besançon (fig. 9); un exemplaire fut longtempsen dépôt au Musée des Beaux-Arts de Boston23. Ilest clair que ces cinq peintures, à peu près iden-tiques, jusque dans les visages, dérivent toutesd’un même modèle. En outre, elles ont été pro-duites par un artiste qui, visiblement, s’était spé-cialisé dans la réalisation de Tüchlein, puisqu’au-cun panneau ne peut lui être attribué. Le modèle,pourtant, n’appartenait pas en propre au Maîtrede la Madone de Dijon. Il en existe des exemplai-res qui ne sont pas de sa main.

Par le caractère répétitif de sa production, leMaître de la Madone de Dijon apparaît comme un

précurseur du Maître de la Madone RF 46. Euégard au coefficient élevé de pertes propre auxTüchlein, on peut estimer qu’ils ont dû réaliser,l’un et l’autre, plusieurs dizaines d’exemplaires dumême «modèle-fétiche’, modèle dont, par ailleurs,ils n’avaient pas la propriété exclusive.

Diane Wolfthal a, en outre, enrichi le cataloguedu Maître de la Madone RF46 d’une nouvelle at-tribution. Elle a rapproché du Tüchlein du Louvreune toile conservée à la pinacothèque de Volterra.Il s’agit d’une Vierge veillant sur son Enfantendormi24 (fig. 10). La composition procède, à l’é-vidence, du même modèle que les Madone deDijon, Besançon et Boston. L’Enfant Jésus est re-présenté dans une attitude identique, même s’il estnu, alors que, dans tous les autres exemplairesconservés de la composition, il porte une chemise.Cette présence d’une variante «nue» et d’une va-riante «vêtue» du même Enfant Jésus n’est pas ex-ceptionnelle dans la production des «Primitifs fla-mands»25.

L’attribution du Tüchlein de Volterra au Maîtrede la Madone RF 46 peut s’appuyer sur plusieursindices. On comparera avec profit le visage deMarie à celui des Madone de Tournai et de Vienne.

Figure 9.Maître de la Madone de Dijon: Vierge à l’Enfant; Besançon, Musée des Beaux-Arts et d’Ar-chéologie (photo Ch. Choffet, Besançon).

Figure 10.Maître de la Madone RF 46: Vierge à l’Enfant; Volterra, Pinacoteca.

22. Wolfthal, op. cit., p. 56-58.

23. Voir, sur l’exemplaire de Be-sançon, outre la note précédente,Matthieu Pinette, dans: 1694-1994: Trois siècles de Patrimoinepublic. Bibliothèques et Musées deBesançon (cat. d’exp.), Besançon,Musée des Beaux-Arts et d’Ar-chéologie, 1994-1995, p. 52.L’exemplaire de Boston est ré-cemment apparu en vente publi-que [Important Old Master Pain-tings (cat. de vente), Christie’s,New York, 29 janvier 1999, n°176].

24. Wolfthal, op. cit., n° 91.Licia Collobi Ragghianti(op. cit., n° 324) attribue l’oeu-vre à un disciple de Jacob vanOostsanen.

25. Voir, par exemple, le typeflémallien «Wolfenbüttel-Bru-ges» de la Vierge à l’Enfant (DirkDe Vos, De Madonna-en-Kind-typologie bij Rogier van derWeyden en enkele minder geken-de flemalleske voorlopers, dans:Jahrbuch der Berliner Museen,13, 1971, p. 80-88).

26. Ce Tüchlein a été publié parVillwock, op. cit., p. 449-459.On peut rapprocher la figure desainte Catherine (à gauche) de

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LOCVS AMŒNVS 6, 2002-2003 123Un Tüchlein flamand de la Renaissance au château de Peralada et le Maître de la Madone

Mais c’est sans doute avec la Mater dolorosa duTüchlein de Peralada que les affinités sont les plusmarquées. Le nez, les yeux et les arcades sourciliè-res sont dessinés de façon identique. En outre, unargument de typologie architecturale paraît égale-ment plaider en faveur d’une attribution de la toilede Volterra au Maître de la Madone RF 46: la pré-sence d’un encadrement feint, dont les angles sontindiqués par de fines lignes courbes. Le détail seretrouve dans les exemplaires intégralement pré-servés de la série des Tüchlein à la Madone frontale.On remarquera, toutefois, que ce même détail ap-paraît aussi sur un Tüchlein conservé à Aix-la-Chapelle (fig. 11) qui, tout en présentant des res-semblances avec les oeuvres du Maître de laMadone RF 46, ne saurait pour autant lui être at-tribué. Il s’agit plutôt, semble-t-il, d’une oeuvre del’entourage de Jan de Beer26.

En 1989, Colin Eisler a consacré une notice dé-taillée à la Madone Thyssen. Il reprend à soncompte la théorie, formulée naguère par MaxFriedländer27, suivant laquelle cette oeuvre, à l’ins-tar de ses nombreuses cousines, dériverait d’unmodèle ancien, objet d’une vénération particuliè-re28. Friedländer pensait à quelque image miracu-leuse de la Vierge qui aurait été conservée en

Allemagne, dans un lieu de pèlerinage, et dont lesdévots pouvaient acquérir sur place la reproduc-tion. Colin Eisler, quant à lui, rapproche la sériedes Tüchlein à la Madone frontale de la fameuseicône de Notre Dame de Grâce, qui se trouve, de-puis le milieu du xvème siècle, à la cathédrale deCambrai. Attribuée à saint Luc, cette peinturesiennoise du trecento, certainement inspirée d’unprototype byzantin, fut l’objet d’une grande dé-votion. À partir de 1454, on en réalisa de nom-breuses copies29. L’exemplaire de Kansas City —leplus ancien—, celui de Madrid30 et celui, peuconnu, conservé à l’Hôpital Notre-Dame à laRose de Lessines (Bruxelles?, fin xvème siècle)31,constituent d’authentiques traductions, dans levocabulaire des «Primitifs flamands», du presti-gieux modèle. La majorité des copies conservéesde Notre Dame de Grâce ne semble toutefois pasantérieure à 1600; elles sont beaucoup plus fidèlesau modèle que celles du xvème siècle.

Colin Eisler invoque, pour justifier son hypo-thèse, l’«extrême archaïsme» de la MadoneThyssen et de ses consoeurs. Il note que

[…] la Vierge, à l’allure de jeune fille, avec seslongs cheveux, rappelle encore par certains

Figure 11.Entourage de Jan de Beer: Vierge à l’Enfant avec les saintes Catherine et Barbe; Aix-la-Chapelle, Suermondt-Ludwig-Museum (photo RheinischesBildarchiv, Cologne).

celle de la Vierge dans le SaintLuc de Milan, Tüchlein que l’onattribue traditionnellement à Jande Beer (Wolfthal, op. cit.,1989, n° 53). On notera aussi lesressemblances entre la Vierge desvolets du triptyque de l’Épipha-nie de Jan de Beer, égalementconservé à Milan (Max J. Fried-länder, Early NetherlandishPainting, XI. The Antwerp Man-nerists, Adriaen Ysenbrant,Leyde, Bruxelles, 1974, n° 9), etla sainte Barbe du Tüchleind’Aix-la-Chapelle.

27. Lionel Cust, «Notes onPictures in the Royal Collec-tions, X. Franco-FlemishSchool: The Divine Mother»,dans: The Burlington Magazine,11, 1907, p. 232 («It has beensuggested by Dr. Max Fried-länder that these paintings aretaken from some miracle-wor-king painting of the Virgin andChild in Germany, of whichmany copies were made for pil-grims»).

28. Eisler, op. cit., p. 237.

29. Voir, sur Notre Dame deGrâce, Paul Rolland, «La Ma-done italo-byzantine de Frasnes-lez-Buissenal», dans: Revue bel-ge d’Archéologie et d’Histoire del’Art, 17, 1947-1948, p. 97-106;Comte Joseph De BorchgraveD’Altena, «Notes au sujet dediverses Madones conservéeschez nous», dans: Revue belged’Archéologie et d’Histoire del’Art, 22, 1953, p. 37-44; Cathe-line Périer-D’ieteren, «Unecopie de Notre Dame de Grâcede Cambrai aux Musées Royauxdes Beaux-Arts de Belgique àBruxelles», dans: Bulletin desMusées Royaux des Beaux-Artsde Belgique, 17, 1968, p. 111-114; Hans Belting, Bild undKult. Eine Geschichte des Bildesvor dem Zeitalter der Kunst,Munich, 1990, p. 490-491; Mi-chel Rutschkowsky, dans: By-zance. L’art byzantin dans lescollections publiques françaises(cat. d’exp.), Paris, Musée duLouvre, 1992-1993, n° 369; JeanC. Wilson, «Reflections on St.Luke’s Hand: Icons and the Na-ture of Aura in the BurgundianLow Countries during the Fif-teenth Century», dans: RobertOusterhout; Leslie Brubaker(éds.), The Sacred Image. Eastand West (= Illinois ByzantineStudies, 4), Urbana, Chicago,1995, p. 132-146; Denis Le-compte, L’icône de Notre Damede Grâce, Cambrai, 1996; Ma-ryan W.Ainsworth, GerardDavid. Purity of Vision in anAge of Transition, Gand, Ams-terdam, New York, 1998, p. 259.

30. Elisa Bermejo Martínez,La pintura de los Primitivos fla-mencos en España, I, Madrid,1980, p. 121.

31. Paul Vandenbroeck et alii,Hooglied. De beeldwereld vanreligieuze vrouwen in de Zuide-lijke Nederlanden, vanaf de 13deeeuw (cat. d’exp.), Bruxelles, Pa-lais des Beaux-Arts, 1994, n° 97.

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aspects les «Belles Madones’, un type populai-re vers 140032.

Ces observations autorisent-elles vraiment à pos-tuler l’existence d’un modèle ancien? Peut-oninterpréter en termes chronologiques l’impres-sion incontestablement archaïque que produit legroupe des Tüchlein à la Madone frontale sur lespectateur cultivé d’aujourd’hui?

On remarquera tout d’abord que le fond or, quiest pour une bonne part responsable de cette im-pression, n’est pas aussi exceptionnnel qu’on lecroit dans la peinture des «Primitifs flamands». Ledéveloppement de la représentation perspective del’espace naturel, à partir de l’époque des frères VanEyck, n’empêche nullement que l’antique fonddoré, hérité de l’art paléochrétien et de Byzance,conserve, sous des formes plus ou moins actuali-sées, ses adeptes jusqu’en plein xvième siècle. Di-verses oeuvres de Bernard van Orley, notamment,sont là pour en témoigner33. Il serait donc faux devouloir reconnaître à tout prix, dans la lumière orqui enveloppe la Madone Thyssen et ses consoeurs,la trace d’un modèle ancien. Quant à la figure de laVierge, son «ancienneté» n’est guère plus manifes-te. Marie porte en effet, sous sa cotte, une chemise

de lin finement plissé, dont l’usage ne se généralisedans les anciens Pays-Bas qu’à partir de 1500, sil’on en croit le témoignage des peintures.

Peut-être Colin Eisler a-t-il aussi considérécomme une manifestation d’archaïsme le fait queMarie est représentée en vue parfaitement frontale.C’est que la frontalité est associée par les historiensd’art à l’idée de primitivité, de commencement.Dans les manuels, on a coutume de souligner l’as-pect frontal des kouroi de l’époque archaïque et desSedes Sapientiae romanes, tout en rappelant que lespremiers se situent aux origines de la statuairegrecque et que les secondes marquent les débuts dela sculpture occidentale. La frontalité, toutefois, pa-raît absente des icônes mariales byzantines vénéréesen Occident, ou de leurs imitations romanes et go-thiques. Et, dans la peinture des anciens Pays-Bas,la représentation de Marie en vue frontale apparaîtpour la première fois... avec Hans Memling. En té-moignent notamment les Madones en pied du trip-tyque de l’Épiphanie de Madrid et du triptyque deVienne, ou celle, en buste, de la National Gallery deLondres34 (fig. 12). Paul Philippot souligne com-bien Memling,

[…]à côté de ses oeuvres narratives […], est

Figure 12.Hans Memling: Vierge à l’Enfant; Londres, National Gallery (photo musée).

Figure 13.Entourage de Quentin Metsys: Sainte Isabelle de Portugal; Berlin, Staatliche Museen(photo musée).

32. Eisler, op. cit., p. 237 («Theextreme archaism of this paintingand the related examples cer-tainly suggests that they all goback to some sacred, ancient mi-racle-working image as Fried-länder first proposed. The girlishMadonna with her long hair stillrecalls aspects of the “SchöneMadonna” type popular around1400»).

33. Max J. Friedländer, EarlyNetherlandish Painting, VIII:Jan Gossart and Bernart vanOrley, Leyde, Bruxelles, 1972,n°s 86, 94.

34. Dirk De Vos, HansMemling. Het volledige oeuvre,Anvers, 1994, n°s 13, 53, 8.

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LOCVS AMŒNVS 6, 2002-2003 125Un Tüchlein flamand de la Renaissance au château de Peralada et le Maître de la Madone

aussi le peintre de l’équilibre iconique immobi-le et parfait des «Sacre Conversazioni» […]35.

Le choix de la vue frontale pour certaines de sesreprésentations de la Vierge à l’Enfant s’insèreparfaitement dans ce second aspect de l’esthétiquememlinguienne, caractérisé par une véritable obs-ession de la symétrie.

Pas plus que le fond doré, la frontalité de la Ma-done Thyssen et de ses consoeurs ne saurait doncêtre considérée comme un élément prouvant lagrande ancienneté du modèle dont elles dérive-raient. C’est plutôt le contraire: à la fin du MoyenÂge, la frontalité du visage marial est le signe d’unecertaine modernité, celle d’un Memling, par exem-ple, lequel —faut-il le rappeler?— fut le premierpeintre des anciens Pays-Bas dont on puisse affir-mer avec certitude qu’il a subi l’influence italienne36.

Ce que l’on pourrait appeler le «schéma de ba-se» des Tüchlein à la Madone frontale plaide égale-ment dans le sens d’une création récente. On cher-cherait en vain, dans la peinture flamande du xvèmesiècle, la même combinaison d’un buste frontal fé-minin, d’un fond neutre et d’un motif rayonnantmonumental. Un tel schéma n’est pas attesté avantle siècle suivant. Parmi ses occurrences les plus an-

ciennes, on peut citer non seulement la série desMadones frontales et une représentation de laVierge des sept Douleurs dans un manuscrit musi-cal de la Bibliothèque Royale de Bruxelles, remon-tant au premier quart du xvième siècle37, mais aussiune effigie d’Isabelle de Portugal (1274-1336), lapieuse épouse du roi Don Dinis, conservée à Berlin(fig. 13). Cette oeuvre, qui a été attribuée au mysté-rieux Édouard Portugalois, provient certainementde l’entourage de Quentin Metsys38. On supposequ’elle a dû être réalisée peu après 1516, année oùle pape béatifia la reine, mais n’en autorisa le culteque dans le seul diocèse de Coïmbre. L’effigie desainte Isabelle pourrait précéder d’une décennie lasérie des Tüchlein à la Madone frontale.

Si, du point de vue strictement morphologique,rien n’autorise donc à voir, dans la MadoneThyssen et ses consoeurs, l’écho d’un prototypebeaucoup plus ancien, jouissant d’une vénérationparticulière, il convient d’ajouter que ce cas de fi-gure est, en outre, peu fréquent dans le monde des«Primitifs flamands». La plupart des peintures quiont été copiées dans les anciens Pays-Bas, auxxvème et xvième siècles, n’étaient nullement desimages miraculeuses d’une grande antiquité, maisbien les créations contemporaines des grands maî-tres39. Si l’on s’en tient aux seules effigies de laMadone, on constate que celles qui nous sont par-venues en plusieurs exemplaires reproduisent engénéral des modèles que l’on attribue à Jan vanEyck, au Maître de Flémalle, à Rogier de laPasture, Dieric Bouts, Hugo van der Goes et HansMemling40. Il n’y a, à ma connaissance, dans la pro-duction des «Primitifs flamands», que deux casavérés de copies en série suscitées par des représen-tations mariales antérieures à 1400: celui, déjà évo-qué, de Notre Dame de Grâce, et celui, moinsconnu, des copies d’après la Madone dite «de SanSisto» (ou «de l’Aracoeli»)41.

De ce prestigieux modèle paléochrétien, qu’unetradition ancienne attribue également à saint Luc,on possède au moins quatre copies «actualisées» àla manière des «Primitifs flamands». Réaliséesentre la fin du xvème et le milieu du xvième siècle,elles sont conservées à Lednice (Moravie)42, àBruges (église Saint-Sauveur)43, à Pise (MuseoNazionale di San Matteo, fig. 14)44 et à Munich(Alte Pinakothek)45. En outre, l’abbaye deSoleilmont, près de Charleroi, possède un exem-plaire sur toile d’âge incertain qui pourrait repro-duire une oeuvre flamande des années 1500, àmoins qu’il ne s’agisse d’un original de cetteépoque, fortement restauré46. Les ressemblancesentre les quatre versions sur bois citées plus hautsont telles que l’historien d’art est amené à suppo-ser un modèle intermédiaire commun. Celui-cipourrait avoir été peint par Quentin Metsys avant1494, pour autant qu’on ajoute foi à la date figurantsur l’exemplaire de Lednice. Si l’on excepte le fond

Figure 14.D’après Quentin Metsys (?): Madone de l’Aracoeli; Pise, Museo Nazio-nale di San Matteo (photo Soprintendenza Pisa).

35. Paul Philippot, «Icône etnarration chez Memling», dans:Université Libre de Bruxelles.Annales d’Histoire de l’Art etd’Archéologie, 5, 1983, p. 37.

36. Voir, à ce sujet, MichaelRohlmann, Auftragskunst undSammlerbild. AltniederländischeTafelmalerei im Florenz desQuattrocento, Alfter, 1994, p. 69.

37. Herbert Kellman, dans:The Treasury of Petrus Alamire.Music and Art in Flemish CourtManuscripts 1500-1535 (cat.d’exp.), Louvain, Predikheren-kerk, 1999, n° 1.

38. Luís Reis-Santos, «ÉdouardPortugalois, disciple et collabora-teur de Quentin Metsys», dans:Pantheon, 26, 1968, p. 194.

39. Voir, sur l’art de la copiedans la peinture des anciensPays-Bas aux xvème et xvièmesiècles, en dernier lieu (avec bi-bliographie), Hélène Mund, «Lacopie chez les Primitifs flamandset Dirk Bouts», dans: Dirk Bouts(ca. 1410-1475), een Vlaams pri-mitief te Leuven (cat. d’exp.),Louvain, Sint-Pieterskerk, Pre-dikherenkerk, 1998, p. 231-246.

40. Voir, pour les copies ou dé-rivations suscitées par les Ma-dones du Maître de Flémalle etde Rogier de la Pasture, De Vos,op. cit., 1971, p. 60-161. Il seraitsouhaitable que cette étude detypologie mariale soit étendueaux autres «grands maîtres» dela peinture flamande du xvèmesiècle.

41. Voir, sur la Madone de SanSisto, Maurice Dejonghe, LesMadones couronnées de Rome(= Orbis marianus, 1), Paris,1967, p. 71-73; Belting, op. cit.,p. 353-363.

42. Richard Perger, Ein Ma-rienaltar von 1494 aus derKirche Maria am Gestade inWien, et Fritz Koreny, «DasAltärchen von 1494 und seinekünstlerische Herkunft», dans:Österreichische Zeitschrift fürKunst und Denkmalpflege, 24,1970, p. 27-32.

43. Albert Schouteet, «Jan vanEeckele en de schilderkunst inBrugge in de eerste helft van de16de eeuw», dans: Handelingenvan het Genootschap voorGeschiedenis gesticht onder debenaming «Société d’Émula-tion» te Brugge, 128, 1991, p. 75-96.

44. Collobi Ragghianti, op.cit., n° 170.

45. Eduard Firmenich-Ri-chartz, Die Brüder Boisserée.Sulpiz und Melchior Boisseréeals Kunstsammler. Ein Beitragzur Geschichte der Romantik,Iéna, 1916, p. 160-161, 473.

46. Notice sur le tableau vénéréà l’abbaye de Soleilmont sous lenom de Notre-Dame de Rome,Westmalle, 1937.

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doré, ni les copies sur bois de la Madone de SanSisto, ni celles de Notre Dame de Grâce ne présen-tent de relations stylistiques avec le groupe desTüchlein à la Madone frontale. L’hypothèse, pources derniers, d’un modèle commun qui remonte-rait à la fin du xvème siècle, sinon au début du siè-cle suivant, paraît donc s’imposer, non seulementpour des raisons d’ordre formel, mais aussi par sasimple probabilité statistique.

Diane Wolfthal et Colin Eisler ont égalementenvisagé le problème iconographique posé par lasérie des Tüchlein à la Madone frontale. Quel en estexactement le thème et quel rapport celui-ci entre-tient-il avec le texte des prières calligraphiées sur lecadre feint —ce sont presque toujours les mêmes?Les deux auteurs affirment que la Vierge est repré-sentée en Femme de l’Apocalypse47. Les flammesstylisées qui entourent le buste marial évoquent ef-fectivement la «femme revêtue du soleil» (Apoca-lypse, XII, 1). Par contre, tant le croissant de luneque la couronne de douze étoiles, autres attributsde la Femme de l’Apocalypse, font défaut. Sonévocation est donc pour le moins succincte.

La représentation à mi-corps de la Vierge àl’Enfant en Femme de l’Apocalypse ne constituenullement une rareté dans la peinture des anciensPays-Bas. On peut citer plusieurs occurrences de

cette image, antérieures à la série des Tüchlein de laMadone frontale: le célèbre panonceau de Gérardde Saint-Jean, conservé à Rotterdam48, deuxTüchlein autographes de Van der Goes49, la Madonede Dessau du Maître de l’Adoration Khanenko50

(fig. 15), des peintures anonymes conservées àVienne51 et à Cologne...52 Dans chacune de ces oeu-vres, le croissant de lune est bien visible sous lebuste marial. Combiné avec le motif du halo lumi-neux ou des rayons, il permet au spectateur d’iden-tifier sans difficulté la référence apocalyptiquecontenue dans l’image. Le parti iconographiqueadopté par le Maître de la Madone RF 46 apparaît,par contraste, plutôt inhabituel. Je n’ai pu retrouver,dans la production flamande des xvème et xvièmesiècles, que quatre autres images de la Vierge àl’Enfant à mi-corps en Femme de l’Apocalypse,avec, pour seul attribut visualisant cette identité, lesflammes stylisées dans un halo de lumière. Il s’agitd’une peinture de Jean Gossart, conservée à l’ArtInstitute de Chicago53 (fig. 16), d’une oeuvre duMaître de Francfort54 (fig. 17) et de deux miniaturesde style «ganto-brugeois» remontant au dernierquart du xvème siècle55. On notera que le tondo deLuca della Robbia, qui semble avoir fait partie de ladécoration originale de la chapelle fondée en 1474,dans l’église Saint-Jacques de Bruges, par Tommaso

Figure 15.Maître de l’Adoration Khanenko: Vierge à l’Enfant; Dessau, Staatliche Kunstsammlungen(photo Bildarchiv Foto, Marbourg).

Figure 16.Jean Gossart: Vierge à l’Enfant; Chicago, Art Institute (photo musée).

47. Wolfthal, op. cit., p. 83; Eis-ler, op. cit., p. 236. Voir aussiAinsworth, dans: eadem; Chris-tiansen, op. cit., p. 252.

48. Friso Lammertse, dans: VanEyck to Bruegel 1400-1550.Dutch and Flemish Painting inthe Collection of the MuseumBoymans-van Beuningen (cat.d’exp.), Rotterdam, MuseumBoymans-Van Beuningen, 1994,n° 13.

49. Jochen Sander, Hugo vander Goes. Stilentwicklung undChronologie (=Berliner Schrif-ten zur Kunst, 3), Mayence,1992, p. 172-196.

50. Bettina Werche, Die altnie-derländischen und flämischen Ge-mälde des 16. bis 18. Jahrhunderts(=Anhaltische GemäldegalerieDessau. Kritischer Bestandskata-log, 2), Weimar, 2001, p. 114-115.

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LOCVS AMŒNVS 6, 2002-2003 127Un Tüchlein flamand de la Renaissance au château de Peralada et le Maître de la Madone

Portinari, présente également la Vierge à l’Enfantentourée de flammes stylisées, sans croissant56.

Sur les montants et le chantournement du cadrefeint de la plupart des Tüchlein à la Madone fronta-le, on lit l’inscription:

Ave regina celorum, ave domina angelo-rum, salve radix sancta ex qua mundo luxest orta.

Il s’agit d’une antienne à la Vierge par laquelle onachevait l’Office du Bréviaire pendant le Carême.Cette antienne relevait exclusivement de la liturgiedes clercs; le commun des fidèles ne la récitait doncpas57.

Si la raison de l’association entre l’antienne etl’image de la Vierge en Femme de l’Apocalypseéchappe à l’historien d’art, en revanche, on peutconstater que cette association n’est pas excep-tionnelle. Il y a une quinzaine d’années, la Na-tional Gallery de Londres a acquis un petit trip-tyque datant des années 1500. On l’attribue auprincipal représentant de la peinture colonaise duGothique finissant, le Maître du Retable de saintBarthélémy, ou à son entourage58 (fig. 18). Lepanneau central est occupé par une Vierge àl’Enfant. Elle offre de nombreuses analogies avec

Figure 17.Maître de Francfort: Vierge à l’Enfant; Pays-Bas, collection privée (en 1961).

Figure 18.Maître du Retable de saint Barthélémy (ou entourage): Vierge à l’Enfant avec les saints Jacques et Cécile (trip-tyque, panneau central); Londres, National Gallery (photo musée).

51. Klaus Demus; FriederikeKlauner; Karl Schütz, Flämis-che Malerei von Jan van Eyck bisPieter Bruegel den Älteren (= Fü-hrer durch das KunsthistorischeMuseum, 31), Vienne, 1981, p.241-242.

52. Irmgard Hiller; Horst Vey,Katalog der deutschen und nieder-ländischen Gemälde bis 1550 (mitAusnahme der Kölner Malerei)(...) (= Kataloge des Wallraf-Ri-chartz-Museums, 5), Cologne,1969, p. 128 (KGM A 1059), 132(KGM A 1061).

53. Friedländer, Early Ne-therlandish Painting, VIII, op.cit., n° 33.

54. Nederlandse primitieven uitNederlands particulier bezit (cat.d’exp.), Laren, Singer Museum,

1961, n° 81; Stephen H. God-dard, The Master of Frankfurtand His Shop [= Verhandelingenvan de Koninklijke Academie (...).Klasse der Schone Kunsten, n° 38],Bruxelles, 1984, n° 55.

55. Wolfgang Hilger (éd.), Dasältere Gebetbuch Maximilians I.(...) (= Codices selecti phototypiceimpressi, 39), Graz, 1973, p. 42(fol. 57 verso); G. I. Lieftinck,Boekverluchters uit de omgevingvan Maria van Boergondië c.1475-c.1485 (= Verhandelingenvan de Kon. Vlaamse Academievoor Wetenschappen, Letteren enSchone Kunsten van België.Klasse der Letteren, 66), Bru-xelles, 1969, p. 95 (fol. 59 verso).

56. Stéphane Vandenberghe,dans: Brugge en de Renaissance.Van Memling tot Pourbus. No-

tities (cat. d’exp.), Bruges, Mem-lingmuseum, Oud-Sint-Jans-hospitaal, 1998, n° 226.

57. Martens, op. cit., 1986, p. 395.58. The National Gallery Re-port. January 1985-December1987, Londres, 1988, p. 14-15;Didier Martens, «Autour desretables du jubé de l’église desChartreux de Cologne. Lumièreréelle et lumière fictive dans lapeinture flamande et allemandede la fin du Moyen Âge», dans:Wallraf-Richartz-Jahrbuch, 57,1996, p. 77, 90; Lorne Camp-bell; Susan Foister; AshokRoy (éds.), dans: National Ga-llery Technical Bulletin, 18, 1997,p. 19; Roland Krischel, dans:Genie ohne Namen. Der Meisterdes Bartholomäus-Altars (cat.d’exp.), Cologne, Wallraf-Ri-chartz-Museum, 2001, n° 135.

Page 14: Résumé - UAB BarcelonaBernaerts, Georges Hupin, Jac-ques de Landsberg, Thierry Le-nain et Monique Renault, ainsi que mon frère François-René Martens, ont relu mon texte et l’ont

LOCVS AMŒNVS 6, 2002-2003128 Didier Martens

la série des Tüchlein à la Madone frontale. LaVierge apparaît quasi de face et à mi-corps; desflammes stylisées s’échappent de son corps. Il s’a-git donc, dans ce cas aussi, d’une image de Marieen Femme de l’Apocalypse. Sur le talus du cadre,on lit l’inscription «Ave regi(n)a celor(um), aved(omi)na a(n)gel(or)u(m)».

Certes, le Maître du Retable de saint Barthé-lémy (ou un peintre de son entourage) a représen-té le croissant de lune et la couronne aux douzeétoiles, attributs omis par l’anonyme de laMadone RF 46. Mais ces différences n’empêchent

pas que le panneau central du triptyque londo-nien semble bien, dans l’état actuel du corpus, unepréfiguration de la Madone Thyssen et de sesconsoeurs. On peut supposer que le Maître duRetable de saint Barthélémy (ou un peintre de sonentourage) et le Maître de la Madone RF 46 au-ront puisé aux mêmes sources. Selon toute proba-bilité, ni l’un, ni l’autre ne peut se prévaloir d’a-voir eu le premier l’idée de combiner le bustefrontal de la Vierge en Femme de l’Apocalypseavec un texte exaltant la Reine des Cieux et desAnges.