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Brida - Paulo Coelho

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Paulo COELHO

BRIDATraduit du portugais (Brésil)

par Françoise Marchand Sauvagnargues

Titre original : Brida www.paulocoelho.com

© Paulo Coelho, 1990. Tous droits réservés.Pour la traduction française :

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© Flammarion, 2010ISBN : 978-2-0812-4068-1

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N.D.L., qui a réalisé les

miracles ;Christina, qui fait partie de l’un

d’eux ;et Brida.

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Ô Marie conçue sans péché,priez pour nous qui avonsrecours à vous. Amen. Ou encore, quelle femme, sielle a dix pièces d’argent etqu’elle en perde une, n’allumepas une lampe, ne balaie lamaison et ne cherche avec soin,jusqu’à ce qu’elle l’aitretrouvée ? Et quand elle l’aretrouvée, elle réunit ses amieset ses voisines, et leur dit :« Réjouissez-vous avec moi, carje l’ai retrouvée, la pièce quej’avais perdue. »

Luc, 15, 8-9

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Avant de commencer

Dans Le Pèlerin de Compostelle,j’ai remplacé deux des Pratiques deRAM par des exercices deperception, appris à l’époque où jem’occupais de théâtre. Bien que lesrésultats soient rigoureusementidentiques, cela me valut une sévèreréprimande de mon Maître. « Peuimporte, dit-il, qu’il existe desmoyens plus rapides ou plusfaciles ; la Tradition ne peut jamaisêtre modifiée. »

C’est pour cette raison que lesquelques rituels décrits dans Brida

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sont ceux qui ont été pratiquéspendant des siècles par la Traditionde la Lune — une traditionspécifique qui requiert, dans sonexécution, de l’expérience et de lapratique. Utiliser ces rituels sansorientation est dangereux,déconseillé, inutile, et peut nuiresérieusement à la Quête Spirituelle.

Nous nous retrouvions tous les

soirs dans un café à Lourdes. Moi,pèlerin du Chemin sacré de Rome,je devais marcher des jours enquête de mon Don. Elle, BridaO’Fern, contrôlait une partie

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déterminée de ce chemin.Un de ces soirs, je décidai de lui

demander si elle avait éprouvé unetrès forte émotion en découvrantune certaine abbaye qui se trouvesur le parcours en forme d’étoileque les Initiés suivent dans lesPyrénées.

« Je n’y suis jamais allée »,répondit-elle.

Je fus surpris. Après tout, ellepossédait déjà un Don.

« Tous les chemins mènent àRome », dit Brida, recourant à unvieux proverbe pour m’indiquer queles Dons pouvaient être éveillésn’importe où. « J’ai fait mon

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chemin de Rome en Irlande. »Lors de nos rencontres suivantes,

elle me raconta l’histoire de saquête. Son récit terminé, je luidemandai si je pourrais, un jour,écrire ce que je venais d’entendre.

Sur le moment, elle accepta. Maisà chacune de nos rencontres, ellemettait un obstacle. Elle medemanda de modifier les noms despersonnes impliquées, elle voulaitsavoir quel public lirait l’histoire, etcomment il réagirait.

« Je ne peux le savoir, répondis-je, mais je crois que ce n’est pas celaqui te pose problème.

— Tu as raison, dit-elle. Je pense

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vraiment qu’il s’agit d’uneexpérience très particulière. Je nesais pas si les gens pourront en tirerun profit quelconque. »

C’est un risque que maintenantnous courons ensemble, Brida.Selon un texte anonyme de laTradition, chacun, dans sonexistence, peut avoir deuxattitudes : Construire ou Planter.Les constructeurs peuvent resterdes années attelés à leur tâche, maisun jour ils la terminent. Alors ilss’arrêtent, et ils sont limités parleurs propres murs. La vie perd sonsens quand la construction estterminée.

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Mais il y a ceux qui plantent.Ceux-là souffrent parfois desorages, des saisons, et se reposentrarement. Cependant,contrairement à un édifice, le jardinne cesse jamais de pousser. Et, enmême temps qu’il exige l’attentiondu jardinier, il lui permet aussi devivre sa vie telle une grandeaventure.

Les jardiniers se reconnaîtrontentre eux, parce qu’ils savent quedans l’histoire de chaque plante setrouve la croissance de toute laTerre.

Paulo Coelho

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IRLANDE

Août 1983 - mars 1984

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ÉTÉ ET AUTOMNE

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« Je veux apprendre la magie »,déclara la jeune fille.

Le Magicien la regarda. Jeandélavé, T-shirt, et cet air de défi queprennent toujours les timidesquand ils ne le devraient pas. « Jedois être deux fois plus âgéqu’elle », pensa-t-il. Et, malgré cela,il savait qu’il se trouvait devant sonAutre Partie.

« Je m’appelle Brida, poursuivit-elle. Excuse-moi de ne pas m’êtreprésentée. J’ai beaucoup attendu cemoment, et je suis plus anxieuseque je ne le pensais.

— Pourquoi veux-tu apprendre lamagie ? demanda-t-il.

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— Pour répondre à certainesquestions que je me pose sur mavie. Pour connaître les pouvoirsoccultes. Et peut-être pour voyagerdans le passé et dans l’avenir. »

Ce n’était pas la première fois quequelqu’un venait jusqu’au bois luidemander cela. Il fut une époque oùil était un Maître très connu etrespecté par la Tradition. Il avaitaccepté plusieurs disciples, et cruque le monde changerait dans lamesure où lui pourrait changer ceuxqui l’entouraient. Mais il avaitcommis une erreur. Et les Maîtresde la Tradition ne peuvent pascommettre d’erreurs.

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« Ne crois-tu pas que tu es un peutrop jeune ?

— J’ai vingt et un ans, dit Brida. Sije voulais apprendre la danseclassique maintenant, on metrouverait déjà trop vieille. »

Le Magicien lui fit signe de

l’accompagner. Ils se mirent tousdeux à marcher dans le bois, ensilence. « Elle est jolie », pensait-il,tandis que les ombres des arbreschangeaient rapidement de positionparce que le soleil était déjà près del’horizon. « Mais j’ai deux fois sonâge. » Cela signifiait qu’il allaitpeut-être souffrir.

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Brida était agacée par le silence del’homme qui marchait à côté d’elle ;sa dernière phrase n’avait mêmepas mérité un commentaire de sapart. Le sol de la forêt était humide,couvert de feuilles mortes ; elleremarqua aussi que les ombres sedéplaçaient et que la nuit tombaitrapidement. Il allait bientôt fairenoir, et ils n’avaient pas emporté delampe de poche.

« Je dois lui faire confiance, sedisait-elle pour se donner ducourage. Si je crois qu’il peutm’enseigner la magie, je dois aussicroire qu’il peut me guider dans uneforêt. »

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Ils continuèrent à marcher.L’homme semblait avancer sansbut, d’un côté puis de l’autre,changeant de direction sans que nulobstacle n’interrompît son chemin.Plus d’une fois, ils tournèrent enrond, passant à trois ou quatrereprises au même endroit.

« Peut-être me met-il àl’épreuve. » Elle était décidée à allerjusqu’au bout de cette expérience etelle cherchait à se prouver que toutce qui arrivait — y compris le fait detourner en rond — étaitparfaitement normal.

Elle était venue de très loin et elleavait beaucoup attendu cette

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rencontre. Dublin se trouvait àpresque cent cinquante kilomètresde ce village et les bus qui yconduisaient étaient inconfortableset partaient à des horaires absurdes.Elle avait dû se réveiller tôt, fairetrois heures de route, aller à sarecherche dans la petite ville,expliquer ce qu’elle désirait d’unhomme si étrange. Finalement,quelqu’un lui avait indiqué le coindu bois où il se trouvaithabituellement pendant la journée,non sans l’avertir qu’il avait déjàtenté de séduire une fille du village.

« C’est un homme intéressant »,pensa-t-elle. Le chemin montait

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maintenant et elle commença àsouhaiter que le soleil restât encoreun peu plus longtemps dans le ciel.Elle avait peur de glisser sur lesfeuilles humides qui jonchaient lesol.

« Pourquoi tiens-tu à apprendrela magie ?»

Brida se réjouit parce que lesilence avait été brisé. Elle répéta lamême réponse.

Mais il ne s’en satisfit pas.« Peut-être veux-tu apprendre la

magie parce qu’elle est mystérieuseet secrète. Parce qu’elle contient desréponses que peu d’êtres humainsparviennent à trouver dans toute

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leur vie. Mais surtout parce qu’elleévoque un passé romantique. »

Brida ne dit rien. Elle ne savaitque dire. Elle souhaita que leMagicien retournât à son silencehabituel, parce qu’elle avait peur dedonner une réponse qui lui déplût.

Ils arrivèrent enfin en haut d’un

mont, après avoir traversé tout lebois. Le terrain y était rocailleux etdépourvu de la moindre végétation,mais il était moins glissant, et Bridasuivit le Magicien sans aucunedifficulté.

Il s’assit au sommet et invitaBrida à en faire autant.

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« D’autres personnes sont déjàvenues ici, dit le Magicien. Ellessont venues me demander de leurenseigner la magie. Mais j’ai déjàenseigné tout ce que je devaisenseigner, j’ai rendu à l’humanité cequ’elle m’avait donné. Aujourd’huije veux rester seul, gravir lesmontagnes, soigner les plantes etcommunier avec Dieu.

— Ce n’est pas vrai, répliqua lajeune fille.

— Qu’est-ce qui n’est pas vrai ?»Il était surpris.« Peut-être veux-tu communier

avec Dieu. Mais ce n’est pas vraique tu veuilles rester seul. »

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Brida regretta. Elle avait dit toutcela impulsivement et maintenant ilétait trop tard pour réparer sonerreur. Peut-être existait-il des gensqui aimaient rester seuls. Peut-êtreles femmes avaient-elles davantagebesoin des hommes que leshommes des femmes.

Le Magicien, cependant, nesemblait pas irrité lorsqu’il reprit laparole.

« Je vais te poser une question,dit-il. Tu dois être absolumentsincère dans ta réponse. Si tu me disla vérité, je t’apprendrai ce que tume demandes. Si tu mens, tu nedois plus jamais revenir dans cette

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forêt. » Brida respira, soulagée. Cen’était qu’une question. Il ne fallaitpas mentir, c’est tout. Elle avaittoujours pensé que les Maîtres,pour accepter leurs disciples,avaient d’autres exigences.

Il s’assit bien en face d’elle. Sesyeux étaient brillants.

« Supposons que je commence àt’enseigner ce que j’ai appris, dit-il,les yeux fixés dans ceux de la jeunefille. Que je commence à te montrerles univers parallèles qui nousentourent, les anges, la sagesse dela nature, les mystères de laTradition du Soleil et de la Traditionde la Lune. Et un jour, tu descends à

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la ville pour acheter des aliments ettu rencontres au milieu de la ruel’homme de ta vie. » « Je ne sauraispas le reconnaître », pensa-t-elle.Mais elle décida de se taire ; laquestion paraissait plus difficilequ’elle ne l’avait imaginé.

« Il ressent la même chose et ilréussit à t’approcher. Vous tombezamoureux. Tu continues tes étudesavec moi, je te montre la sagesse duCosmos pendant le jour, il temontre la sagesse de l’Amourpendant la nuit. Mais arrive unmoment où tout cela ne peut plusmarcher. Tu dois choisir. »

Le Magicien cessa de parler

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quelques instants. Avant même deposer sa question, il redouta laréponse de la jeune fille. Sa venue,cet après-midi-là, signifiait la find’une étape dans la vie de l’un et del’autre. Il le savait, parce qu’ilconnaissait les traditions et lesdesseins des Maîtres. Il avait besoind’elle autant qu’elle de lui. Mais elledevait dire la vérité à ce moment-là ; c’était la seule condition.

« Maintenant, réponds-moi entoute franchise, dit-il enfin,s’armant de courage.Abandonnerais-tu tout ce que tu asappris jusque-là, toutes lespossibilités et tous les mystères que

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le monde de la magie pourraitt’apporter, pour rester avecl’homme de ta vie ?» Bridadétourna les yeux. Autour d’elle setrouvaient les montagnes, les forêts,et là en bas, le petit villagecommençait à éteindre seslumières. Les cheminées fumaient,bientôt les familles seraient réuniesautour de la table pour dîner. Cesgens travaillaient honnêtement, ilscraignaient Dieu, et ils s’efforçaientd’aider leur prochain. Ils faisaienttout cela parce qu’ils connaissaientl’amour. Leurs vies avaient uneexplication, ils étaient capables decomprendre tout ce qui se passait

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dans l’Univers, sans jamais avoirentendu parler de la Tradition duSoleil ou de la Tradition de la Lune.

« Je ne vois aucune contradictionentre ma quête et mon bonheur,dit-elle.

— Réponds à ce que je t’aidemandé. »

Les yeux du Magicien étaientrivés aux siens. « Est-ce que tuabandonnerais tout pour cettepersonne ?»

Brida éprouva une immense enviede pleurer. Ce n’était pas seulementune question, c’était un choix, lechoix le plus difficile qui puisse seprésenter dans la vie. Elle avait déjà

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beaucoup pensé à cela. Il fut untemps où rien au monde n’avaitautant d’importance qu’elle-même.Elle avait eu de nombreuxamoureux, elle avait toujours cruaimer chacun d’eux, et toujours elleavait vu l’amour se terminer en uninstant. De tout ce qu’elle avaitconnu jusque-là, l’amour était leplus difficile. En ce moment, elleétait éprise d’un garçon à peine plusâgé qu’elle, qui étudiait la physiqueet voyait le monde d’une manièrecomplètement différente de lasienne. Encore une fois elle croyaità l’amour, misait sur sessentiments, mais elle avait été si

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souvent déçue qu’elle n’était pluscertaine de rien. Néanmoins, celarestait le grand pari de sa vie.

Elle évita de regarder le Magicien.

Ses yeux se fixèrent sur la ville etses cheminées qui fumaient. Depuisle commencement des temps, c’étaità travers l’amour que tout le mondecherchait à comprendre l’Univers.

« J’abandonnerais », dit-elleenfin.

L’homme qui se trouvait devantelle ne comprendrait jamais ce quise passait dans le coeur des gens.Cet homme connaissait le pouvoir,les mystères de la magie, mais il ne

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connaissait pas les êtres. Il avait lescheveux grisonnants, la peau brûléepar le soleil, et le physique dequelqu’un qui est habitué à gravir etdescendre ces montagnes. Il étaitcharmant, avec ses yeux quireflétaient son âme pleine deréponses, et il devait être encoreune fois déçu par les sentiments deshumains ordinaires. Elle aussi sedécevait elle-même, mais elle nepouvait pas mentir.

« Regarde-moi », dit le Magicien.Brida avait honte. Mais elle le

regarda tout de même.« Tu as dit la vérité. Je vais

t’apprendre. »

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La nuit tomba complètement, etles étoiles brillaient dans un cielsans lune. En deux heures, Bridaraconta toute sa vie à cet inconnu.Elle tenta de chercher desévénements qui pussent expliquerson intérêt pour la magie — parexemple des visions dans l’enfance,des prémonitions, des appelsintérieurs —, mais elle ne trouvarien. Elle avait envie de connaître,et c’est tout. C’est pour cette raisonqu’elle avait fréquenté des coursd’astrologie, de tarot, denumérologie.

« Ça, ce ne sont que des langages,dit le Magicien. Et ce ne sont pas les

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seuls. La magie parle tous leslangages du coeur de l’homme.

— Qu’est-ce que la magie, alors ?»demanda-t-elle.

Malgré l’obscurité, Brida vit quele Magicien tournait la tête. Ilregardait le ciel, absorbé, peut-être àla recherche d’une réponse.

« La magie est un pont, dit-ilenfin. Un pont qui te permet d’allerdu monde visible vers l’invisible. Etd’apprendre les leçons des deuxmondes.

— Et comment puis-je apprendreà traverser ce pont ?

— En découvrant ta manière de letraverser. Chaque personne a la

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sienne.— C’est ce que je suis venue

chercher ici.— Il existe deux façons, poursuivit

le Magicien. La Tradition du Soleil,qui enseigne les secrets à traversl’espace et tout ce qui nous entoure.Et la Tradition de la Lune, quienseigne les secrets à travers leTemps et tout ce qui est prisonnierdans la mémoire du temps. »

Brida avait compris. La Traditiondu Soleil était cette nuit, les arbres,le froid dans son corps, les étoilesdans le ciel. Et la Tradition de laLune était cet homme devant elle, lasagesse des ancêtres brillant dans

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ses yeux.« J’ai appris la Tradition de la

Lune, ajouta le Magicien, commes’il devinait ses pensées. Maisjamais je n’y ai été un Maître. Jesuis un Maître dans la Tradition duSoleil.

— Montre-moi la Tradition duSoleil », dit Brida, méfiante parcequ’elle avait pressenti une certainetendresse dans la voix du Magicien.

« Je vais t’enseigner ce que j’aiappris. Mais les chemins de laTradition du Soleil sont nombreux.Il faut avoir confiance dans lacapacité qu’a chacun d’être sonpropre professeur. »

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Brida ne se trompait pas. Il y avaitvraiment de la tendresse dans lavoix du Magicien. Cela l’effrayait, aulieu de la mettre à l’aise.

« Je suis capable de comprendrela Tradition du Soleil », dit-elle.

Le Magicien cessa de regarder lesétoiles et se concentra sur la jeunefille. Il savait qu’elle n’était pasencore capable d’apprendre laTradition du Soleil. Néanmoins, ildevait la lui enseigner. Certainsdisciples choisissent leurs Maîtres.

« Je veux te rappeler une chose,avant la première leçon, dit-il.Quand quelqu’un trouve sonchemin, il ne peut pas avoir peur. Il

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doit avoir assez de courage pourfaire des faux pas. Les déceptions,les défaites, le découragement sontdes outils que Dieu utilise pourmontrer la route.

— Étranges outils, dit Brida. Ilsfont souvent renoncer les gens. »

Le Magicien pouvait entémoigner. Il avait déjà enduré dansson corps et dans son âme lesétranges outils de Dieu.

« Enseigne-moi la Tradition duSoleil », insista-t-elle.

Le Magicien pria Brida de

s’appuyer à une saillie du rocher etde se détendre.

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« Tu n’as pas besoin de fermer lesyeux. Regarde le monde autour detoi, et perçois tout ce que tu peuxpercevoir. En chaque instant,devant chaque personne, laTradition du Soleil montre lasagesse éternelle. »

Brida fit ce que le Magicien luidemandait, mais elle trouva qu’ilallait très vite.

« Cette leçon est la première et laplus importante, déclara-t-il. Elle aété inventée par un mystiqueespagnol, qui avait compris lasignification de la foi. Il s’appelaitJean de la Croix. »

Il regarda la jeune fille,

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abandonnée et confiante. Du fondde son coeur, il désira qu’ellecomprît ce qu’il allait lui enseigner.En fin de compte, elle était sonAutre Partie, même si elle ne lesavait pas encore, même si elle étaittrès jeune et fascinée par les choseset par les êtres.

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Brida distingua, à traversl’obscurité, la silhouette duMagicien entrant dans le bois etdisparaissant parmi les arbres quise trouvaient à sa gauche. Elle eutpeur de rester là toute seule, et elles’efforça de garder son calme.C’était sa première leçon, elle nedevait pas faire preuve de nervosité.

« Il m’a acceptée comme disciple.Je ne peux pas le décevoir. »

Elle était contente d’elle, et enmême temps surprise de la rapiditéavec laquelle tout s’était passé. Maisjamais elle n’avait douté de sescapacités — elle était fière d’elle etde ce qui l’avait menée jusque-là.

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Elle eut la certitude que, quelquepart sur le mont, le Magicienobservait ses réactions, pour voir sielle était capable d’apprendre lapremière leçon de magie. Il avaitparlé de courage, de peur même —elle devait se montrer courageuse.Au fond de son espritcommençaient à surgir des imagesde serpents et de scorpions quihabitaient cette rocaille. Bientôt ilreviendrait lui enseigner lapremière leçon.

« Je suis une femme forte etdécidée », se répéta-t-elle tout bas.C’était un privilège de se trouver là,avec cet homme, que les gens

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adoraient ou bien redoutaient. Ellerevit tout l’après-midi qu’ils avaientpassé ensemble, elle se rappela lemoment où elle avait deviné unecertaine tendresse dans sa voix.« Peut-être lui aussi a-t-il trouvéque j’étais une femme intéressante.Peut-être même aimerait-il fairel’amour avec moi. » Ce ne serait pasune mauvaise expérience ; il y avaitquelque chose d’étrange dans sesyeux.

« Quelles pensées stupides !» Elleétait là, en quête de quelque chosede très concret — un chemin deconnaissance — et soudain, elle sepercevait comme une simple

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femme. Elle essaya de ne plus ypenser, et c’est alors qu’elle serendit compte que beaucoup detemps s’était écoulé depuis que leMagicien l’avait laissée seule.

Elle ressentit un début de

panique. Il courait sur cet hommedes rumeurs contradictoires ;certains affirmaient qu’il avait été leMaître le plus puissant qu’ils aientconnu, qu’il était capable dechanger la direction du vent,d’ o u v ri r des trouées dans lesnuages, par la seule force de lapensée. Comme tout le monde,Brida était fascinée par des prodiges

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de cette nature. D’autres, cependant — des gens

qui fréquentaient le monde de lamagie, les cours et les classesqu’elle suivait —, assuraient qu’ilpratiquait la magie noire, qu’unefois il avait détruit un homme grâceà son Pouvoir, parce qu’il étaittombé amoureux de sa femme.Ainsi, bien qu’étant un Maître, ilavait été condamné à errer dans lasolitude des forêts.

« Peut-être la solitude l’a-t-elle

rendu encore plus fou. » Bridacommença à ressentir de nouveauun début de panique. Malgré sa

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jeunesse, elle connaissait déjà lesdommages que la solitude pouvaitcauser chez les gens, en particulierquand ils vieillissaient. Elle avaitrencontré des personnes dont la vieavait perdu toute saveur parcequ’elles ne parvenaient plus à luttercontre la solitude, et que celle-ciavait fini par détruire. La plupartd’entre elles considéraient le mondecomme un lieu sans dignité et sansgloire, et passaient leurs soirées etleurs nuits à parler sans arrêt desfautes que les autres avaientcommises. La solitude les avaittransformées en juges du monde,qui semaient leurs sentences aux

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quatre vents, à qui voulait lesentendre. Peut-être le Magicienétait-il devenu fou de solitude.

Soudain, un bruit violent à côtéd’elle la fit sursauter, et fit palpiterson coeur. Il n’y avait plus trace del’abandon dans lequel elle setrouvait quelque temps auparavant.Elle regarda autour d’elle sans riendistinguer. Une vague d’épouvantesemblait naître dans son ventre etse répandre dans tout son corps.

« Je dois me contrôler », pensa-t-elle, mais c’était impossible. Lesimages de serpents, de scorpions,les fantômes de son enfance,commencèrent à apparaître devant

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elle. Brida était trop épouvantéepour pouvoir garder le contrôled’elle-même.

Une autre image surgit : celled’un sorcier puissant, qui avait faitun pacte avec le diable et offrait savie en holocauste.

« Où es-tu ?» cria-t-elle enfin.Elle n’avait plus envied’impressionner qui que ce fut.Tout ce qu’elle voulait, c’était sortirde là.

Personne ne répondit.« Je veux sortir d’ici ! Au

secours !»Mais il n’y avait que la forêt, et

ses bruits étranges. Folle de terreur,

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Brida pensa qu’elle allait s’évanouir.Mais elle ne pouvait pas ;maintenant qu’elle avait la certitudequ’il était loin, s’évanouir seraitpire. Elle devait garder le contrôled’elle-même.

Cette pensée lui fit découvrirqu’une force en elle luttait pourconserver cette maîtrise. « Je nepeux pas continuer à crier », fut lapremière idée qui lui vint. Ses crisrisquaient d’attirer l’attentiond’autres hommes qui vivaient danscette forêt, et les hommes quivivent dans les forêts peuvent êtreplus dangereux que des animauxsauvages.

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« J’ai la foi, se mit-elle à répétertout bas. J’ai foi en Dieu, foi en monAnge gardien, qui m’a menéejusqu’ici et qui reste avec moi. Je nesaurais expliquer à quoi ilressemble, mais je sais qu’il est toutprès. Je ne trébucherai sur aucunepierre. »

La dernière phrase était inspiréed’un Psaume qu’elle avait apprisenfant et qui, depuis des années, luiétait sorti de l’esprit. Sa grand-mère,morte peu de temps auparavant, lelui avait enseigné. Elle aurait aiméque celle-ci fut près d’elle en cemoment ; immédiatement, ellesentit une présence amie.

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Elle commençait à comprendrequ’il y avait une grande différenceentre le danger et la peur.

« Celui qui habite là où se cachele Très Haut... », ainsi commençaitle Psaume. Elle constata qu’elle sesouvenait de tout, mot pour mot,exactement comme si sa grand-mère était en train de le lui réciteren cet instant. Elle récita pendantun certain temps, sans s’arrêter et,malgré la peur, elle se sentit plustranquille. Elle n’avait pas d’autrechoix à ce moment-là ; ou bien ellecroyait en Dieu, en son Angegardien, ou bien elle se désespérait.

Elle sentit une présence

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protectrice. « Je dois croire en cetteprésence. Je ne sais pas l’expliquer,mais elle existe. Et elle va rester iciavec moi toute la nuit, parce que jene sais pas sortir seule d’ici. »

Quand elle était petite, elle seréveillait souvent au milieu de lanuit, effrayée. Alors son père allaitavec elle jusqu’à la fenêtre et luimontrait la ville où ils vivaient. Illui parlait des gardiens de nuit, dulaitier qui livrait déjà le lait, duboulanger qui faisait le painquotidien. Son père la priait dechasser les monstres qu’elle avaitmis dans la nuit et de les remplacerpar ces gens qui veillaient sur

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l’obscurité. « La nuit n’est qu’unepartie du jour », disait-il.

La nuit n’était qu’une partie dujour. Et de même qu’elle se sentaitprotégée par la lumière, elle pouvaitse sentir protégée par les ténèbres.Les ténèbres lui faisaient invoquercette présence protectrice. Elledevait lui faire confiance. Et cetteconfiance s’appelait foi. Personnene pourrait jamais comprendre lafoi. La foi était exactement cequ’elle éprouvait maintenant, uneplongée sans explication dans unenuit obscure comme celle-là. Elleexistait seulement parce que l’oncroyait en elle. De même que les

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miracles n’avaient aucuneexplication, mais se produisaientpour celui qui croyait aux miracles.

« Il m’a parlé de la première

leçon », dit-elle, comprenantsoudain. La présence protectriceétait là, parce qu’elle croyait en elle.Brida commença à ressentir lafatigue de toutes ces heures detension. Elle se détendit, et se sentitde plus en plus protégée.

Elle avait la foi. Et la foi nepermettrait pas que la forêt fût denouveau peuplée de scorpions et deserpents. La foi maintiendrait sonAnge gardien aux aguets, veillant

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sur elle. Elle se coucha de nouveau sur la

roche et s’endormit sans s’en rendrecompte.

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Quand elle se réveilla, il faisaitjour, et un beau soleil colorait toutautour d’elle. Elle avait un peufroid, ses vêtements étaient sales,mais son âme débordait de joie. Elleavait passé une nuit entière, seule,dans une forêt.

Elle chercha des yeux le Magicien,même si elle savait son gesteinutile. Il devait marcher dans lesbois, s’efforçant de « communieravec Dieu », et se demandant peut-être si cette fille de la nuit dernièreavait eu le courage d’apprendre lapremière leçon de la Tradition duSoleil.

« J’ai appris ce qu’est la Nuit

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Obscure, dit-elle à la forêt,maintenant silencieuse. J’ai apprisque la quête de Dieu est une NuitObscure. Que la foi est une NuitObscure.

« Je n’ai pas été surprise. Chaquejour de l’homme est une NuitObscure. Personne ne sait ce qui vase passer à la minute suivante, etpourtant, les gens continuent. Parcequ’ils ont confiance. Parce qu’ils ontla foi. »

Ou, qui sait, parce qu’ils neperçoivent pas le mystère querenferme la seconde suivante. Maiscela n’avait pas la moindreimportance, l’important était de

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savoir qu’elle avait compris.Que chaque moment dans la vie

était un acte de foi.Qu’elle pouvait le peupler de

serpents et de scorpions, ou d’uneforce protectrice.

Que la foi ne s’expliquait pas.C’était une Nuit Obscure. Et il luiappartenait seulement de l’accepterou non.

Brida regarda sa montre et vitqu’il se faisait tard. Elle devaitprendre un bus, faire trois heuresde trajet et penser à quelquesexplications convaincantes pour sonpetit ami ; il n’allait jamais croirequ’elle avait passé une nuit entière,

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seule, dans une forêt.« C’est très difficile la Tradition

du Soleil ! cria-t-elle à la forêt. Jedois être ma propre Maîtresse, et cen’est pas ça que j’attendais !»

Elle regarda la petite ville, en bas,traça mentalement son chemin parle bois et se mit en marche. Maisavant, elle se tourna de nouveauvers le rocher.

« Je veux dire autre chose, cria-t-elle d’une voix légère et joyeuse. Tues un homme très intéressant. »

Adossé au tronc d’un vieil arbre,

le Magicien vit la jeune filledisparaître dans le bois. Il avait

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écouté sa peur et entendu ses crispendant la nuit. À un certainmoment, il pensa mêmes’approcher, la prendre dans sesbras, la protéger de sa frayeur, luidire qu’elle n’avait pas besoin de cegenre de défi.

Maintenant, il était content de nepas l’avoir fait. Et fier que cette fille,avec toute la confusion de sajeunesse, fut son Autre Partie.

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Dans le centre de Dublin setrouve une librairie spécialisée dansles traités d’occultisme les plusavancés. Cette librairie n’a jamaisfait aucune publicité dans desjournaux ou des revues : les gensn’y viennent que conseillés pard’autres, et le libraire est ravi,puisqu’il a un public choisi etspécialisé.

Pourtant, la librairie ne désemplitpas. Après en avoir beaucoupentendu parler, Brida trouva enfinl’adresse grâce au professeur d’uncours de voyage astral qu’ellefréquentait. Elle s’y rendit un après-midi, après le travail, et l’endroit

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l’enchanta.Dès lors, chaque fois qu’elle le

pouvait, elle allait regarder les livres— seulement les regarder, car ilsétaient tous importés et coûtaienttrès cher. Elle venait les feuilleterun par un, observant les dessins etles symboles que contenaientcertains volumes, et sentantintuitivement la vibration de toutecette connaissance accumulée.Après l’expérience avec le Magicien,elle était devenue plus prudente.Elle se reprochait parfois de neparvenir à prendre part qu’à desévénements qu’elle pouvaitcomprendre. Elle sentait bien

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qu’elle perdait quelque chosed’important dans cette vie, qu’ainsielle ne connaîtrait que desexpériences répétitives. Mais ellen’avait pas le courage de changer.Elle ne devait pas perdre de vue sonchemin ; maintenant qu’elleconnaissait la Nuit Obscure, ellesavait qu’elle ne désirait pas s’ytrouver.

Et même si elle était quelquefoisinsatisfaite d’elle-même, il lui étaitimpossible d’aller au-delà de sespropres limites.

Les livres étaient plus sûrs. Lesétagères contenaient des rééditionsde traités écrits des centaines

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d’années auparavant — très peu degens se risquaient à proposer dunouveau dans ce domaine. Et lasagesse occulte semblait souriredans ces pages, lointaine et absente,de l’effort que faisaient les hommespour tenter de la dévoiler à chaquegénération.

Outre les livres, Brida avait uneautre bonne raison de fréquentercet endroit : elle observait leshabitués. Parfois, elle faisaitsemblant de feuilleter derespectables traités d’alchimie, maisses yeux étaient concentrés sur ceshommes et ces femmes, en généralplus âgés qu’elle, qui savaient ce

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qu’ils voulaient et se dirigeaienttoujours vers le rayon adéquat. Elleessayait de les imaginer dansl’intimité. Certains paraissaientsavants, capables de réveiller laforce ou le pouvoir que neconnaissent pas les mortels.D’autres avaient seulement l’air degens désespérés, tentant deredécouvrir des réponses qu’ilsavaient oubliées depuis trèslongtemps, et sans lesquelles la vien’avait plus de sens.

Elle constata aussi que les clientsles plus assidus bavardaienttoujours avec le libraire. Ilsparlaient de choses étranges,

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comme les phases de la lune, lapropriété des pierres et laprononciation correcte des parolesrituelles.

Un après-midi, Brida décida d’enfaire autant. Elle revenait du travail,où tout s’était bien passé. Elleestima qu’elle devait profiter de cejour de chance.

« Je sais qu’il existe des sociétéssecrètes », lança-t-elle. Elle pensaque c’était un bon début pour laconversation. Elle « savait »quelque chose.

Mais le libraire se contenta delever la tête de ses comptes et deregarder avec étonnement la jeune

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fille.« J’ai rencontré le Magicien de

Folk, dit une Brida déjà un peudéconcertée, ne sachant commentpoursuivre. Il m’a parlé de la NuitObscure. Il m’a expliqué que lechemin de la sagesse, c’était ne pasavoir peur de se tromper. »

Elle remarqua que le libraireprêtait cette fois davantaged’attention à ses propos. Si leMagicien lui avait enseigné quelquechose, c’est quelle était sans douteune personne spéciale.

« Si vous savez que le chemin estla Nuit Obscure, alors pourquoichercher les livres ? demanda-t-il

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finalement, et elle comprit quel’allusion au Magicien n’avait pasété une bonne idée.

— Parce que je ne veux pasapprendre de cette manière »,rectifia-t-elle.

Le libraire regarda la jeune fille

qui se trouvait devant lui. Ellepossédait un Don. Mais il étaitétrange que, pour cette seule raison,le Magicien de Folk lui eût accordéautant d’attention. Il y avait sansdoute autre chose. Cela pouvaitaussi être un mensonge, mais elleavait évoqué la Nuit Obscure.

« Je vous ai vue souvent par ici,

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dit-il. Vous entrez, vous feuilleteztous les livres et vous n’en achetezjamais aucun.

— Ils coûtent cher, dit Brida,pressentant qu’il avait envie depoursuivre la conversation. Mais j’ailu d’autres livres, j’ai fréquentéplusieurs cours. »

Elle cita le nom des professeurs.Peut-être le libraire serait-il encoreplus impressionné.

De nouveau, la situation se révéladifférente de ce qu’elle attendait. Lelibraire l’interrompit, et allas’occuper d’un client qui voulaitsavoir si l’almanach contenant lespositions des planètes pour les cent

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prochaines années était arrivé.Il consulta un tas de paquets qui

se trouvaient sous le comptoir.Brida remarqua que ces derniersportaient des timbres de différentscoins du monde.

Elle était de plus en plusnerveuse ; son courage initial avaitcomplètement disparu. Mais elledut attendre que le client ait reçu lelivre, payé, pris sa monnaie et soitparti. Alors seulement, le libraire setourna de nouveau vers elle.

« Je ne sais commentcontinuer », dit Brida. Elle sesentait gênée.

« Que savez-vous bien faire ?

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demanda-t-il.— Poursuivre ce en quoi je

crois. »Il n’y avait pas d’autre réponse.

Elle passait sa vie à courir après ceen quoi elle croyait.

Le problème était que chaque jourelle croyait en une chose différente.

Le libraire inscrivit un nom sur lepapier qu’il utilisait pour faire sescomptes. Il déchira le morceau surlequel il avait écrit, et le tint dans samain.

« Je vais vous donner uneadresse, dit-il. Il fut un temps où lesgens acceptaient les expériences demagie comme des choses

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naturelles. En ce temps-là, il n’yavait même pas de prêtres. Etpersonne ne courait après dessecrets occultes. »

Brida ne savait pas s’il voulaitparler d’elle.

« Savez-vous ce qu’est la magie ?demanda-t-il.

— C’est un pont. Entre le mondevisible et l’invisible. »

Le libraire lui tendit le papier.Dessus se trouvaient un téléphoneet un nom : Wicca.

Brida s’en saisit rapidement,remercia et sortit. En arrivant à laporte, elle se retourna vers lui :

« Et je sais aussi que la magie

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parle de nombreux langages. Ycompris celui des libraires, qui fontsemblant d’être difficiles, mais quisont généreux et accessibles. »

Elle lui envoya un baiser etdisparut derrière la porte. Lelibraire interrompit ses comptes etregarda sa boutique. « Le Magiciende Folk lui a enseigné ces choses »,pensa-t-il. Un Don, aussi bon fut-il,ça ne suffisait pas pour intéresser leMagicien ; il y avait certainementune autre raison. Wicca saurait ladécouvrir.

Il était déjà l’heure de fermer. Lelibraire constatait que le public desa boutique commençait à changer.

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Il était de plus en plus jeune —comme disaient les vieux traités quiremplissaient ses rayons, les chosesretournaient finalement vers leurpoint de départ.

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Le vieil immeuble était situé encentre-ville, dans un endroit qui denos jours n’est fréquenté que pardes touristes à la recherche duromantisme du XIXe siècle. Bridaavait dû attendre une semaine avantque Wicca ne se décidât à larecevoir ; et maintenant, elle setrouvait devant une constructiongrise et mystérieuse, essayant decontenir son excitation. Cet édifices’accordait parfaitement au modèlede sa quête, c’était exactement dansun endroit comme celui-là quedevaient vivre les gens quifréquentaient la librairie.

L’immeuble n’avait pas

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d’ascenseur. Elle monta l’escalierlentement, pour ne pas arriveressoufflée à destination. Elle sonnaà la seule porte du troisième étage.

Un chien aboya à l’intérieur.Après un moment d’attente, unefemme mince, bien habillée, l’airsévère, vint à sa rencontre.

« C’est moi qui ai téléphoné », ditBrida.

Wicca lui fit signe d’entrer, etBrida se retrouva dans un salon toutblanc ; des oeuvres d’art moderneornaient les murs et les tables. Desrideaux également blancs filtraientla lumière du soleil ; la pièce étaitdivisée en plusieurs plans, où

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étaient harmonieusement disposésles sofas, la table et la bibliothèqueremplie de livres. Tout paraissaitdécoré avec beaucoup de goût, etBrida se rappela certaines revuesd’architecture qu’elle avaitl’habitude de feuilleter dans leskiosques.

« Cela a dû coûter très cher », futl’unique pensée qui lui vint.

Wicca conduisit la nouvelle venuevers un coin de l’immense salon, oùse trouvaient deux fauteuils dedesign italien, faits de cuir etd’acier. Entre les deux fauteuils, il yavait une petite table basse, enverre, dont les pieds étaient aussi en

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acier.« Tu es très jeune », dit enfin

Wicca.Inutile d’évoquer à nouveau les

ballerines, et cetera. Brida restasilencieuse, attendant lecommentaire suivant, tandis qu’elleessayait d’imaginer ce que faisaitune pièce aussi moderne dans unédifice aussi ancien. Son idéeromantique de la quête de laconnaissance s’était de nouveaudissipée.

« Il m’a téléphoné », dit Wicca.Brida comprit qu’elle faisait

allusion au libraire.« Je suis venue chercher un

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Maître. Je veux parcourir le cheminde la magie. »

Wicca regarda la jeune fille. Defait, elle possédait un Don. Mais elleavait besoin de savoir pourquoi leMagicien de Folk s’était tellementintéressé à elle. Le Don seul nesuffisait pas. Si le Magicien de Folkavait été un débutant dans la magie,il aurait pu être impressionné par laclarté avec laquelle le Don semanifestait chez la jeune fille. Maisil avait suffisamment vécu pourapprendre que n’importe quipossédait un Don ; il n’était plussensible à ces pièges.

Elle se leva, alla jusqu’à la

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bibliothèque et prit son jeu decartes préféré.

« Sais-tu les tirer ?» demanda-t-elle.

Brida secoua la têteaffirmativement. Elle avait prisquelques cours, elle savait que lescartes que la femme tenait en mainétaient un jeu de tarot, avec sessoixante-dix-huit cartes. Elle avaitappris quelques manières de lesdisposer, et elle se réjouit d’avoirune occasion de montrer sesconnaissances.

Mais la femme garda le jeu. Ellemélangea les cartes, les posa sur lapetite table en verre, les figures en

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dessous. Elle resta à les regarderdans cette position, complètementen désordre, une méthodedifférente de toutes celles que Bridaavait apprises dans ses cours.Ensuite, elle prononça quelquesmots dans une langue étrange etretourna une seule des cartes de latable.

C’était la carte numéro vingt-trois. Un roi de trèfle.

« Bonne protection, dit-elle. D’unhomme puissant, fort, aux cheveuxnoirs. »

Son petit ami n’était ni puissant,ni fort. Et le Magicien avait lescheveux grisonnants.

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« Ne pense pas à son aspectphysique, dit Wicca, comme si elledevinait sa pensée. Pense à tonAutre Partie.

— Qu’est-ce que l’Autre Partie ?»Brida était surprise par la femme.

Elle lui inspirait un mystérieuxrespect, une sensation différente decelle qu’elle avait ressentie avec leMagicien, ou avec le libraire.

Wicca ne répondit pas à laquestion. Elle se remit à battre lescartes et de nouveau les étala endésordre sur la table — cette foisavec les figures retournées. La cartequi se trouvait au centre de cetteapparente confusion était la carte

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numéro onze. La Force. Une femmequi écarte la gueule d’un lion.

Wicca retira la carte et pria Bridade la prendre. Elle s’exécuta, sansbien savoir ce qu’elle devait faire.

« Ton côté le plus fort a toujoursété féminin dans d’autresincarnations, dit-elle.

— Qu’est-ce que l’Autre Partie ?»insista Brida. C’était la premièrefois qu’elle défiait cette femme.C’était cependant un défi plein detimidité.

Wicca resta un momentsilencieuse. Un soupçon lui traversal’esprit : le Magicien n’avait rienappris à cette jeune fille sur l’Autre

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Partie. « Sottise », se dit-elle. Et ellemit cette pensée de côté.

« L’Autre Partie est la premièrechose que l’on apprend lorsque l’onveut suivre la Tradition de la Lune,répondit-elle. Ce n’est qu’encomprenant l’Autre Partie que l’onsaisit comment la connaissancepeut se transmettre à travers letemps. »

Elle allait lui expliquer. Bridagarda le silence, anxieuse.

« Nous sommes éternels, parceque nous sommes desmanifestations de Dieu, repritWicca. C’est pourquoi nous passonspar de nombreuses vies et de

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nombreuses morts, partant d’unpoint que personne ne connaît, etnous dirigeant vers un autre pointinconnu également. Habitue-toi aufait que beaucoup de phénomènesdans la magie ne sont pas et neseront jamais expliqués. Dieu adécidé de faire certaines chosesd’une certaine manière, et la raisonpour laquelle Il a fait cela est unsecret que Lui seul connaît. »

« La Nuit Obscure de la foi »,pensa Brida.

Elle existait aussi dans laTradition de la Lune.

« Le fait est que cela arrive,continua Wicca. Et lorsque les gens

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pensent à la réincarnation, ils sonttoujours confrontés à une questiontrès difficile : si au commencementil y avait si peu d’êtres humains surla Terre, et si aujourd’hui ils sont sinombreux, d’où sont venues cesnouvelles âmes ?»

Brida retenait son souffle. Elles’était déjà posé cette questionmaintes fois.

« La réponse est simple, ditWicca, après qu’elle eut savouréquelque temps l’inquiétude de lajeune fille. Dans certainesréincarnations, nous nous divisons.Comme les cristaux et les étoiles,comme les cellules et les plantes,

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nos âmes aussi se divisent.« Notre âme se transforme en

deux, ces nouvelles âmes setransforment en deux autres, etainsi, en quelques générations,nous sommes éparpillés sur unebonne partie de la Terre.

— Et seule une de ces parties aconscience de qui elle est ?»demanda Brida. Elle avait encorebeaucoup de questions, mais ellevoulait les poser une par une ; celle-là lui semblait la plus importante.

« Nous faisons partie de ce queles alchimistes appellent AnimaMundi, l'Aima Mundi, l’Âme duMonde, dit Wicca, sans répondre à

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Brida. En vérité, si l'Anima Mundine faisait que se diviser, ellecroîtrait, mais elle s’affaibliraitaussi de plus en plus. Alors, demême que nous nous divisons,nous nous retrouvons. Et cesretrouvailles se nomment Amour.Car lorsqu’une âme se divise, elle sedivise toujours en une partiemasculine et une partie féminine.

« C’est expliqué ainsi dans le livrede la Genèse : l’âme d’Adam s’estdivisée, et Ève est née de lui. »

Wicca s’arrêta brusquement, etcontempla le jeu de cartes éparpillésur la table.

« Il y a beaucoup de cartes,

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poursuivit-elle, mais elles fontpartie du même jeu. Pourcomprendre leur message, toutesnous sont nécessaires, toutes sontégalement importantes. Il en va demême des âmes. Les êtres humainssont tous liés entre eux, comme lescartes de ce jeu.

« Dans chaque vie, nous avons lamystérieuse obligation de retrouver,au moins, une de ces Autres Parties.Le Grand Amour, qui les a séparées,se réjouit de l’Amour qui les réunit.

— Et comment puis-je savoir quec’est mon Autre Partie ?» Cetteinterrogation lui semblait l’une desplus importantes de toute sa vie.

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Wicca se mit à rire. Elle aussis’était interrogée à ce sujet, avec lamême angoisse que la jeune fillequi se trouvait devant elle. Il étaitpossible de reconnaître son AutrePartie à l’étincelle dans ses yeux —c’était ainsi, depuis lecommencement des temps, que lesgens reconnaissaient leur véritableamour. La Tradition de la Luneavait une méthode différente : unesorte de vision qui montrait unpoint lumineux situé au-dessus del’épaule gauche de l’Autre Partie.Mais elle ne le lui dirait pas encore ;peut-être apprendrait-elle à voir cepoint, peut-être pas. Bientôt elle

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aurait la réponse.« En prenant des risques,

répondit-elle à Brida. En courant lerisque de l’échec, des déceptions,des désillusions, mais en ne cessantjamais de chercher l’Amour. Celuiqui ne renonce pas à cette quête estgagnant. »

Brida se souvint que le Magicienlui avait tenu des propossemblables, en parlant du cheminde la magie. « Ce n’est peut-êtrequ’une seule et même chose »,pensa-t-elle.

Wicca commença à ramasser lescartes sur la table, et Bridapressentit qu’elle voulait clore

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l’entretien. Pourtant, elle avaitencore une autre question à poser.

« Pouvons-nous rencontrer plusd’une Autre Partie dans chaquevie ?»

« Oui, pensa Wicca, avec unecertaine amertume. Et quand celaarrive, le coeur est divisé et il enrésulte douleur et souffrance. Oui,nous pouvons rencontrer trois ouquatre Autres Parties, parce quenous sommes nombreux et quenous sommes très dispersés. »

La jeune fille posait les bonnesquestions, et elle devait les éluder.

« L’essence de la Création estunique, dit-elle. Et cette essence se

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nomme Amour. L’Amour est laforce qui nous réunit de nouveau,pour condenser l’expérienceéparpillée en de nombreuses vies,en de nombreux endroits du monde.

« Nous sommes responsables dela Terre entière, parce que nous nesavons pas où se trouvent les AutresParties que nous avons été depuis lecommencement des temps ; si ellesont connu le bonheur, nous seronsheureux aussi. Si elles ont étémalheureuses, nous souffrirons,même inconsciemment, d’uneparcelle de cette douleur. Mais,surtout, nous avons laresponsabilité de rejoindre de

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nouveau, au moins une fois danschaque incarnation, l’Autre Partiequi assurément viendra croisernotre chemin. Même si ce n’est quepour quelques instants ; car cesinstants apportent un Amour siintense qu’il donne une justificationau reste de nos jours. »

Le chien aboya dans la cuisine.Wicca finit de ramasser le jeu decartes sur la table et regarda encoreune fois Brida.

« Nous pouvons aussi laisserpasser notre Autre Partie, sansl’accepter ni même la découvrir.Alors nous aurons besoin d’uneautre incarnation pour la

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rencontrer.« Et, à cause de notre égoïsme,

nous serons condamnés au piresupplice que nous nous soyonsinventé : la solitude. »

Wicca se leva et accompagnaBrida jusqu’à la porte.

« Tu n’es pas venue jusqu’ici poursavoir ce qu’est l’Autre Partie, dit-elle, avant de prendre congé. Tu asun Don, et quand je saurai de quelDon il s’agit, peut-être pourrai-jet’enseigner la Tradition de laLune. »

Brida se sentit spéciale. Elle avaitbesoin de cette sensation ; cettefemme inspirait un respect qu’elle

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avait ressenti pour peu de gens.« Je ferai mon possible. Je veux

apprendre la Tradition de la Lune. »« Parce que la Tradition de la

Lune n’a pas besoin de forêtsobscures », pensa-t-elle.

« Fais bien attention, petite, ditWicca sévèrement. Tous les jours, àpartir d’aujourd’hui, à une mêmeheure que tu vas choisir, reste seuleet dépose un jeu de tarot sur latable. Ouvre-le au hasard, et necherche pas à comprendre.Contente-toi de contempler lescartes. Au moment voulu, ellest’enseigneront tout ce que tu doissavoir. »

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« Cela ressemble à la Tradition duSoleil ; de nouveau je suis monpropre professeur », pensa Brida,tandis qu’elle descendait l’escalier.Et ce n’est que dans le bus qu’elle serendit compte que la femme avaitparlé d’un Don. Mais elle pourrait lelui rappeler lors d’une prochainerencontre.

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Pendant une semaine, Bridaconsacra une demi-heure par jour àétaler son jeu de cartes sur la tabledu salon. Elle s’habituait à secoucher à dix heures du soir et àrégler le réveil pour une heure dumatin. Elle se levait, faisait unrapide café et s’asseyait pourcontempler les cartes, cherchant àcomprendre leur langage secret.

La première nuit fut pleined’excitation. Convaincue que Wiccalui avait transmis une espèce derituel, Brida s’efforça de disposer lescartes exactement comme celle-cil’avait fait, certaine que desmessages occultes finiraient par se

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révéler. Au bout d’une demi-heure,à part quelques petites visionsqu’elle considéra comme les fruitsde son imagination, rien departiculier ne se produisit.

Brida répéta la même chose ladeuxième nuit. Wicca lui avait ditque les cartes allaient lui raconterleur propre histoire et — à en jugerpar les cours qu’elle avaitfréquentés — c’était une histoiretrès ancienne, vieille de plus detrois mille ans, du temps où leshommes étaient encore proches dela sagesse originelle.

« Les dessins paraissent sisimples », pensait-elle. Une femme

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ouvrant la gueule d’un lion, un chartiré par deux animaux mystérieux,un homme derrière une tableremplie d’objets. Elle avait apprisque ce jeu de cartes était un livre —un livre dans lequel la Sagessedivine a annoté les principauxchangements de l’homme au coursde son voyage dans la vie. Mais sonauteur, sachant que l’humanité sesouvenait plus facilement du viceque de la vertu, a fait en sorte que lelivre sacré fut transmis à travers lesgénérations sous la forme d’un jeu.Les cartes étaient une invention desdieux.

« Cela ne peut pas être aussi

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simple », pensait Brida, chaque foisqu’elle étalait les cartes sur la table.Elle connaissait des méthodescompliquées, des systèmesélaborés, et ces cartes en désordrecommencèrent aussi à créer ledésordre dans sa réflexion.

La sixième nuit, elle jeta toutesles cartes par terre, exaspérée. Ellepensa un moment que son gesteavait quelque inspiration magique,mais les résultats furent égalementnuls ; seulement quelquesintuitions qu’elle ne parvenait pas àdéfinir, et qu’elle considéraittoujours comme le fruit de sonimagination.

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En même temps, l’idée de l’AutrePartie ne lui sortait pas de la tête,ne fut-ce qu’une minute. Au début,elle pensa qu’elle retrouvait sonadolescence, les rêves du Princecharmant qui traversait montagneset vallées pour aller chercher lapropriétaire d’un soulier de cristal,ou pour embrasser la Belle au boisdormant. « Les contes de féesparlent toujours de l’Autre Partie »,se disait-elle en riant. Les contes defées avaient été sa première plongéedans l’univers magique où elle étaitmaintenant impatiente de pénétrer,et elle se demanda plusieurs foispourquoi les gens finissaient par

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s’éloigner autant de ce monde, alorsqu’ils connaissaient les joiesimmenses que l’enfance laissaitdans leurs vies.

« Peut-être parce que la joie neles satisfait pas. »

Elle trouva sa phrase un peuabsurde, mais la consigna dans sonjournal comme si c’était unedécouverte.

Au bout d’une semaine avec l’idéede l’Autre Partie dans la tête, Bridafut peu à peu possédée par unesensation terrifiante : le risque dechoisir un homme qui ne serait pasle bon. La neuvième nuit, en seréveillant une fois encore pour

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contempler les cartes sans lemoindre résultat, elle décidad’inviter son petit ami à dîner lelendemain.

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Elle choisit un restaurant bonmarché, car il insistait toujourspour régler l’addition — bien queson salaire d’assistant en physique àl’université fut bien inférieur à cequ’elle gagnait comme secrétaire.C’était encore l’été, et ilss’installèrent à l’une des tables quele restaurant disposait sur letrottoir, au bord de la rivière.

« Je voudrais savoir quand lesesprits vont me permettre dedormir de nouveau avec toi », ditLorens, de bonne humeur.

Brida le regarda tendrement. Ellel’avait prié de ne pas venir chez ellependant quinze jours, et il avait

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accepté, se contentant de protestersuffisamment pour qu’elle comprîtcombien il l’aimait. Lui aussi, à samanière, cherchait à découvrir lesmystères de l’Univers ; si un jour illui demandait de rester quinze joursà l’écart, elle le ferait.

Ils dînèrent sans se presser et

sans beaucoup parler, regardant lesbarques qui traversaient la rivière etles gens qui se promenaient sur lachaussée. La bouteille de vin blancqui se trouvait sur la table fut viteconsommée et une autre laremplaça aussitôt. Une demi-heureplus tard, les deux chaises s’étaient

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rapprochées, et ils regardaient,enlacés, le ciel d’été étoilé.

« Observe ce ciel, dit Lorens,caressant les cheveux de la jeunefille. Nous sommes en train deregarder un ciel qui a des milliersd’années. »

Il le lui avait dit le jour de leurrencontre. Mais Brida ne voulut pasl’interrompre — c’était sa manière àlui de partager son monde avec elle.

« Beaucoup de ces étoiles se sontdéjà éteintes, et pourtant leurslumières parcourent encorel’Univers. D’autres étoiles sont néesau loin et leurs lumières ne sont pasencore parvenues jusqu’à nous.

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— Alors personne ne saitcomment est vraiment le ciel ?»

Elle avait aussi posé cettequestion le premier soir. Mais ilétait bon de répéter des momentsaussi délicieux.

« Nous ne le savons pas. Nousétudions ce que nous voyons, et ceque nous voyons n’est pas toujoursce qui existe.

— Je voudrais te demanderquelque chose. De quelle matièresommes-nous faits ? D’où sontvenus ces atomes qui forment notrecorps ?»

Lorens répondit, regardant le cielimmémorial :

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« Ils ont été créés en même tempsque ces étoiles et cette rivière quetu vois. À la première seconde del’Univers.

— Alors, après ce premiermoment de Création, plus rien n’aété ajouté ?

— Plus rien. Tout a bougé etbouge encore. Tout s’est transforméet continue de l’être. Mais toute lamatière de l’Univers est la mêmequ’il y a des milliards d’années.Sans que le plus petit atome n’y aitété ajouté. »

Brida resta à regarder lemouvement de la rivière et desétoiles. Il était facile de voir la

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rivière couler sur la Terre, mais ilétait difficile de distinguer lesétoiles se déplaçant dans le ciel.Pourtant, tout cela bougeait.

« Lorens, dit-elle enfin, après unlong moment où tous deux avaientgardé le silence, regardant passer unbateau. Laisse-moi te poser unequestion qui peut paraître absurde :est-il physiquement possible que lesatomes qui composent mon corpsse soient trouvés dans le corps dequelqu’un qui a vécu avant moi ?»

Lorens la regarda, étonné.« Que veux-tu savoir ?— Seulement ce que je t’ai

demandé. Est-ce possible ?

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— Ils peuvent se trouver dans lesplantes, dans les insectes, ilspeuvent s’être transformés enmolécules de glace et être à desmillions de kilomètres de la Terre.

— Mais est-il possible que lesatomes du corps de quelqu’un quiest mort se trouvent dans moncorps et dans le corps d’une autrepersonne ?»

Il resta silencieux un certaintemps.

« Oui, c’est possible », répondit-ilenfin.

Une musique commença àretentir au loin. Elle venait d’unegrande barque qui traversait la

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rivière et, malgré la distance, Bridadistinguait la silhouette d’un marindans l’encadrement de la fenêtreéclairée. C’était une musique qui luirappelait son adolescence etressuscitait les bals de l’école,l’odeur de sa chambre, la couleur duruban avec lequel elle attachait saqueue-de-cheval. Brida se renditcompte que Lorens n’avait jamaispensé à ce qu’elle venait de luidemander, et peut-être à ce momentcherchait-il à savoir si dans soncorps il y avait des atomes deguerriers vikings, d’explosionsvolcaniques, d’animauxpréhistoriques mystérieusement

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disparus.Mais elle pensait à autre chose.

Ce qu’elle désirait savoir avant tout,c’était si l’homme qui la serraittendrement dans ses bras avait été,un jour, une partie d’elle-même.

La barque se rapprocha et samusique commença à remplir toutel’atmosphère alentour. Aux autrestables, la conversation s’interrompitaussi, chacun cherchant à découvrird’où venait ce son, qui leur rappelaitleur adolescence, les bals de l’école,et leurs rêves d’histoires deguerriers et de fées.

« Je t’aime, Lorens. »

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Et Brida désira que dans ce garçonqui savait tant de choses sur lalumière des étoiles, il y eût un peude la personne qu’elle avait été unjour.

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« Je n’y arriverai pas. »Brida s’assit sur le lit et chercha le

paquet de cigarettes sur la table denuit. À l’encontre de toutes seshabitudes, elle décida de fumer àjeun.

Il lui restait deux jours avant deretrouver Wicca. Pendant ces deuxsemaines, elle était certaine d’avoirdonné le meilleur d’elle-même. Elleavait placé tous ses espoirs dans leprocédé que cette femme belle etmystérieuse lui avait enseigné, etlutté sans cesse pour ne pas ladécevoir ; mais le jeu de cartess’était refusé à révéler son secret.

Au cours des trois nuits

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précédentes, chaque fois qu’elleterminait l’exercice, elle avait enviede pleurer. Elle était sansprotection, seule, et elle avait lasensation qu’une grande occasionlui échappait. Encore une fois ellesentait que la vie ne la traitait pascomme les autres : elle lui donnaittoutes les opportunités pour qu’ellepuisse atteindre son objectif, etquand elle était près du but, le sols’ouvrait et elle était engloutie. Leschoses s’étaient passées ainsi pourses études, avec plusieurs petitsamis, certains rêves que jamais ellen’avait partagés avec d’autres. Et ilen était ainsi pour le chemin qu’elle

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voulait parcourir.Elle pensa au Magicien ; lui

pourrait peut-être l’aider. Mais elles’était promis qu’elle neretournerait à Folk que lorsqu’ellecomprendrait suffisamment lamagie pour l’affronter.

Et maintenant, il semblait quecela n’arriverait jamais.

Elle resta longtemps au lit avant

de se lever et de préparer le petit-déjeuner. Enfin elle s’arma decourage et décida d’affronter encoreun jour, encore une « Nuit Obscurequotidienne », comme elle avaitcoutume de l’appeler depuis son

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expérience dans la forêt. Elleprépara le café, regarda sa montre etvit qu’elle avait le temps.

Elle alla jusqu’à la bibliothèque etchercha, parmi les livres, le papierque lui avait donné le libraire. Il yavait d’autres chemins, se consolait-elle. Si elle avait réussi à allerjusqu’au Magicien, puis jusqu’àWicca, elle finirait par atteindre lapersonne capable de lui procurerses enseignements de manièrecompréhensible.

Mais elle savait que ce n’étaitqu’une excuse.

« Je ne cesse de renoncer à toutce que j’entreprends », pensa-t-elle

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avec une certaine amertume. Peut-être que bientôt la viecommencerait à s’en apercevoir etcesserait de lui offrir des occasionscomme dans le passé. Ou peut-êtrequ’en abdiquant ainsi dès le début,elle épuiserait toutes les voies sansmême faire un pas.

Mais elle était ainsi, et elle sesentait de plus en plus faible, deplus en plus figée. Quelques annéesplus tôt, elle regrettait ses attitudeset était encore capable de certainsgestes d’héroïsme ; maintenant elles’accommodait de ses propresdéfauts. Elle connaissait d’autrespersonnes dans ce cas, qui

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s’habituaient à leurs défauts et lesconfondaient très vite avec desvertus. Il était trop tard alors pourchanger de vie.

Elle pensa ne pas appeler Wicca,simplement disparaître. Mais il yavait la librairie, et elle n’aurait pasle courage d’y retourner. Si elledisparaissait, le libraire lanégligerait la prochaine fois. « Trèssouvent, à cause d’un gesteirréfléchi à l’égard d’une personne,j’ai fini par me couper d’autres êtresqui m’étaient chers. » Cette fois, cen’était pas possible. Elle se trouvaitsur un chemin où les contactsimportants étaient rares et

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difficiles. Elle s’arma de courage et

composa le numéro qui figurait surle papier. Wicca répondit.

« Je ne pourrai pas venir demain,dit Brida.

— Ni toi, ni le plombier »,répondit Wicca. Brida mit quelquesinstants à comprendre ce qu’elle luidisait.

Alors Wicca commença à seplaindre, expliquant qu’il y avaitune fuite dans l’évier de sa cuisine,qu’elle avait déjà appelé plusieursfois un homme pour la réparer etqu’il ne venait pas. S’ensuivit une

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longue litanie à propos desimmeubles anciens, magnifiquesmais source de problèmesinsolubles.

« As-tu ton tarot près de toi ?»demanda Wicca, au milieu del’histoire du plombier.

Brida, surprise, répondit parl’affirmative. Wicca la pria d’étalerles cartes sur la table afin de luienseigner une méthode de jeu quilui dévoilerait si le plombierviendrait ou non le lendemainmatin.

Brida, de plus en plus surprise,s’exécuta. Elle étala les cartes etregarda, absente, vers la table,

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tandis qu’elle attendait lesinstructions à l’autre bout du fil. Lecourage d’expliquer le motif de sonappel s’évanouissait peu à peu.

Wicca ne cessait de parler, etBrida décida de l’écouterpatiemment. Peut-être parviendrait-elle à devenir son amie. Peut-être,alors, serait-elle plus tolérante et luienseignerait-elle des méthodes plusfaciles pour découvrir la Traditionde la Lune.

Cependant, Wicca passait d’unsujet à un autre. Après s’être plaintedes plombiers, elle se mit à luiraconter la discussion qu’elle avaiteue, un peu plus tôt, avec le syndic

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de l’immeuble à propos du salairedu gardien. Ensuite, elle passa à desconsidérations sur les pensions quel’on versait aux retraités.

Brida accompagnait tout cela demurmures d’assentiment. Elleacquiesçait à tout ce qu’elle luidisait, mais elle n’arrivait plus àprêter attention à rien. Un ennuimortel s’empara d’elle ; laconversation de cette femme qui luiétait presque étrangère sur lesplombiers, les gardiens et lesretraités, à cette heure de lamatinée, était une des choses lesplus ennuyeuses qu’elle eût écoutéede toute sa vie. Elle tenta de se

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distraire avec les cartes étalées surla table, regardant de petits détailsqui lui avaient échappéprécédemment.

De temps à autre, Wicca luidemandait si elle l’écoutait, et ellemarmottait que oui. Mais son espritétait loin, il voyageait, traversantdes lieux où elle n’était jamais allée.Chaque détail des cartes semblait lapousser plus profondément dans levoyage.

Soudain, comme quelqu’un quipénètre dans un rêve, Brida sentitqu’elle n’écoutait plus ce que l’autredisait. Une voix, une voix quisemblait venir de l’intérieur d’elle-

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même — mais dont elle savaitqu’elle venait du dehors —,commença à lui murmurer quelquechose. « Tu comprends ?» Bridaacquiesçait. « En effet, tucomprends », dit la voixmystérieuse.

Mais cela n’avait pas la moindreimportance. Le tarot devant elle semit à montrer des scènesfantastiques : des hommes vêtusuniquement de pagnes, corpsbronzés au soleil et couvertsd’huile. Certains portaient desmasques qui ressemblaient àd’énormes têtes de poisson. Desnuages traversaient le ciel à toute

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vitesse, comme si tout était prisdans un mouvement d’une rapiditéextraordinaire, et la scène sechangeait soudain en une placeentourée d’édifices monumentaux,où des vieillards racontaient dessecrets à de jeunes garçons. Il yavait du désespoir et de l’impatiencedans le regard des vieux, comme siun savoir très ancien était sur lepoint de se perdre définitivement.

« Ajoute le sept et le huit et tuauras mon chiffre. Je suis le démon,et j’ai signé le livre », dit un garçonvêtu d’un costume médiéval, aprèsque la scène se fut transformée enune sorte de fête. Quelques

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hommes et femmes souriaient, etils étaient ivres.

Les scènes devinrent des templesenclavés dans des rochers sur lebord de la mer, et le ciel commençaà se couvrir de nuages noirs, d’oùsortaient des rayons très brillants.

Apparut une porte. C’était unelourde porte, comme celle d’unvieux château. La porte serapprochait de Brida, et elle devinaqu’elle allait bientôt réussir àl’ouvrir.

« Reviens », dit la voix.« Reviens, reviens », dit la voix au

téléphone. C’était Wicca. Brida futirritée qu’elle interrompît une

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expérience aussi fantastique pour seremettre à parler de gardiens et deplombiers.

« Un moment », répondit-elle.Elle luttait pour retourner à cetteporte, mais tout avait disparudevant elle.

« Je sais ce qui s’est passé », ditWicca.

Brida était en état de choc.Stupéfaite, elle n’y comprenait rien.

« Je sais ce qui s’est passé, répétaWicca, devant le silence de Brida. Jene vais plus parler du plombier ; ilest venu ici la semaine dernière et ila tout réparé. »

Avant de raccrocher, elle dit

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qu’elle l’attendait à l’heureconvenue.

Brida reposa le combiné, sans direau revoir. Elle resta encore trèslongtemps à regarder fixement lemur de sa cuisine, puis elle éclataen pleurs convulsifs et apaisants.

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« C’était un truc », dit Wicca àune Brida effrayée, quand elles sefurent toutes deux installées dansles fauteuils italiens.

« Je sais ce que tu dois ressentir,poursuivit-elle. Nous nousengageons parfois sur un cheminseulement parce que nous necroyons pas en lui. Alors c’estfacile : tout ce que nous avons àfaire, c’est prouver qu’il n’est pasnotre chemin.

« Cependant, quand les choses seprécisent et que le chemin se révèleà nous, nous avons peur d’aller plusloin. »

Wicca ajouta qu’elle ne

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comprenait pas pourquoi beaucouppréfèrent passer leur vie entière àdétruire les chemins qu’ils nedésirent pas parcourir, plutôt que desuivre le seul qui les conduiraitquelque part.

« Je ne peux pas croire que c’était

un truc », dit Brida. Elle n’avait pluscet air d’arrogance et de défi. Sonrespect pour cette femme avaitconsidérablement augmenté.

« La vision n’était pas un truc. Letruc auquel je fais allusion, c’étaitcelui du téléphone.

« Pendant des millions d’années,l’homme a toujours parlé avec

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quelqu’un qu’il pouvait voir.Soudain, en un siècle à peine, le“voir” et le “parler” ont été séparés.Nous pensons que nous sommeshabitués à ce phénomène, et nousne percevons pas l’immense impactqu’il a eu sur nos réflexes. Notrecorps n’est tout simplement pasencore habitué.

« Ainsi, lorsque nous parlons autéléphone, nous parvenons à un étattrès proche de certaines transesmagiques. Notre esprit entre dansune autre fréquence, devient plusréceptif au monde invisible. Jeconnais des sorcières qui onttoujours un papier et un crayon

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près du téléphone ; elles griffonnentdes choses apparemmentdépourvues de sens pendantqu’elles parlent avec quelqu’un.Quand elles raccrochent, ce qu’ellesont griffonné, ce sont généralementdes symboles de la Tradition de laLune.

— Et pourquoi le tarot s’est-ilrévélé à moi ?

— C’est le grand problème decelui qui désire étudier la magie,répondit Wicca. Quand nous nousengageons dans le chemin, nousavons toujours une idée plus oumoins définie de ce que nousvoulons trouver. Les femmes en

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général recherchent l’Autre Partie,les hommes le Pouvoir. Ni les unsni les autres ne désirent apprendre :ils veulent arriver au but qu’ils sesont fixé.

« Mais le chemin de la magie —comme, en général, le chemin de lavie — est et sera toujours le chemindu Mystère. Apprendre signifieentrer en contact avec un mondedont on n’a pas la moindre idée. Ilfaut être humble pour apprendre.

— C’est s’enfoncer dans la NuitObscure, dit Brida.

— Ne m’interromps pas. »La voix de Wicca laissait paraître

une irritation contenue. Brida sentit

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que ce n’était pas à cause de soncommentaire ; en fin de compte,elle avait raison. « Peut-être est-elleirritée contre le Magicien », pensa-t-elle. Peut-être avait-elle étéamoureuse de lui un jour. Ilsavaient tous les deux plus ou moinsle même âge.

« Excuse-moi, dit-elle.— Cela n’a pas d’importance. »Wicca, elle aussi, semblait

surprise de sa réaction.« Tu me parlais du tarot.— Quand tu disposais les cartes

sur la table, tu avais toujours uneidée de ce qui allait se passer. Tun’as jamais laissé les cartes raconter

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leur histoire ; tu essayais de faire ensorte qu’elles confirment ce que tuimaginais savoir.

« Quand nous avons commencé àparler au téléphone, je m’en suisrendu compte. J’ai compris aussiqu’il y avait là un signe, et que letéléphone était mon allié. J’aiamorcé une conversationennuyeuse, et je t’ai prié de regarderles cartes. Tu es entrée dans latranse que le téléphone provoque etles cartes t’ont menée vers leurmonde magique. »

Wicca lui conseilla de toujoursobserver les yeux des gens quiparlent au téléphone. Ils avaient

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alors un regard très intéressant.

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« Je voudrais te poser une autrequestion », dit Brida, tandis qu’ellesprenaient toutes les deux le thé. Lacuisine de Wicca étaitétonnamment moderne etfonctionnelle.

« Je veux savoir pourquoi tu nem’as pas laissée abandonner lechemin. »

« Parce que je veux comprendrece qu’a vu le Magicien en plus deton Don », pensa Wicca.

« Parce que tu as un Don,répondit-elle.

— Comment sais-tu que j’en aiun ?

— C’est simple. À tes oreilles. »

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« À mes oreilles ! Quelledéception, se dit Brida. Et moi quipensais qu’elle voyait mon aura. »

« Tout le monde a un Don. Maiscertains naissent avec ce Don trèsdéveloppé, tandis que d’autres —moi, par exemple — doiventbeaucoup lutter pour le développer.

« Les gens qui ont le Don à lanaissance ont les lobes des oreillespetits et collés à la tête. »

Instinctivement, Brida toucha sesoreilles. C’était vrai.

« As-tu une voiture ?»Brida répondit que non.« Alors prépare-toi à dépenser

une grosse somme d’argent en taxi,

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dit Wicca en se levant. L’heure estvenue de faire le pas suivant. »

« Tout va très vite », pensa Brida,tandis qu’elle se levait. La vieressemblait aux nuages qu’elle avaitvus dans sa transe.

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Au milieu de l’après-midi, ellesarrivèrent près de montagnes qui setrouvaient à une trentaine dekilomètres au sud de Dublin.« Nous aurions pu faire ce trajet enbus », protesta Brida mentalement,tandis qu’elle payait le taxi. Wiccaavait apporté avec elle un saccontenant quelques vêtements.

« Si vous voulez, j’attends, dit lechauffeur. Vous aurez du mal àtrouver un autre taxi ici. Noussommes à mi-chemin.

— Ne vous inquiétez pas, réponditWicca, au grand soulagement deBrida. Nous trouvons toujours ceque nous voulons. »

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Le chauffeur regarda les deuxfemmes d’un air bizarre et fitdémarrer la voiture. Elles étaientdevant un bois d’eucalyptus, quis’étendait jusqu’au pied de lamontagne la plus proche.

« Demande la permissiond’entrer, dit Wicca. Les esprits de laforêt aiment les politesses. »

Brida demanda la permission. Lebois, qui auparavant n’était qu’unbois ordinaire, sembla prendre vie.

« Sois toujours sur le pont entrele visible et l’invisible, dit Wicca,tandis qu’elles marchaient aumilieu des eucalyptus. Tout dansl’Univers a une vie, efforce-toi

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d’être toujours en contact avec cetteVie. Elle comprend ton langage. Etle monde commence à acquérirpour toi une importancedifférente. »

Brida était surprise par l’agilité deWicca. Ses pieds semblaient léviterau-dessus du sol, presque sans fairede bruit.

Elles atteignirent une clairière,près d’une énorme pierre. Tandisqu’elle se demandait comment étaitapparue cette pierre, Bridaremarqua les restes d’un feu enplein centre de l’espace ouvert.

L’endroit était beau. On étaitencore loin de la tombée du jour, et

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le soleil avait la couleur typique desaprès-midi d’été. Des oiseauxchantaient, une brise légère faisaitfrémir le feuillage des arbres. Ellesse trouvaient sur une hauteur, etBrida apercevait l’horizon, encontrebas.

Wicca prit dans le sac une tuniqueorientale, qu’elle mit par-dessus sesvêtements. Ensuite elle porta le sacprès des arbres, afin qu’il ne fut pasvisible de la clairière.

« Assieds-toi », dit-elle.Wicca était différente. Brida

n’aurait pas su expliquer si celavenait du vêtement, ou du profondrespect que l’endroit inspirait.

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« Avant tout, je dois expliquer ceque je vais faire. Je vais découvrircomment le Don se manifeste entoi. Je ne pourrai t’enseignerquelque chose que si j’en sais unpeu plus sur ton Don. »

Wicca pria Brida de se détendre,de s’abandonner à la beauté del’endroit, de la même manièrequ’elle s’était laissé dominer par letarot.

« A un certain moment de tes viespassées, tu t’es déjà trouvée sur lechemin de la magie. Je le sais parles visions du tarot que tu m’asdécrites. » Brida ferma les yeux,mais Wicca lui demanda de les

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rouvrir.« Les lieux magiques sont

toujours beaux, et ils méritentqu’on les contemple. Ce sont dessources, des montagnes, des forêts,où les esprits de la Terre ontl’habitude de jouer, de sourire et deparler aux hommes. Tu es dans unlieu sacré, et il te montre lesoiseaux et le vent. Remercie Dieupour cela ; pour les oiseaux, pour levent, et pour les esprits quipeuplent cet endroit. Sois toujourssur le pont entre le visible etl’invisible. »

La voix de Wicca l’apaisait de plusen plus. Elle avait un respect quasi

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religieux pour ce moment.« L’autre jour, je t’ai parlé de l’un

des plus grands secrets de la magie :l’Autre Partie. Toute la vie del’homme sur la Terre se résume àceci : rechercher son Autre Partie.Peu importe qu’il fasse semblant decourir après la sagesse, l’argent oule pouvoir. Tout ce qu’il obtient seraincomplet si, en même temps, il neréussit pas à rencontrer son AutrePartie.

« Quelques rares créatures quidescendent des anges ont certesbesoin de la solitude pourrencontrer Dieu. Mais les autreshumains ne peuvent atteindre

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l’union avec Dieu que si à uncertain moment, à un certaininstant de leur vie, ils ont réussi àcommunier avec leur Autre Partie. »

Brida remarqua une étrangeénergie dans l’air. Pendant quelquesinstants, ses yeux s’emplirent delarmes sans qu’elle puisse expliquerpourquoi.

« Dans la Nuit des Temps, quandnous avons été séparés, une desparties a été chargée de conserver laconnaissance : l’homme. Il a alorscompris l’agriculture, la nature etles mouvements des astres dans leciel. La connaissance a toujours étéle pouvoir qui a maintenu l’Univers

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à sa place, et fait que les étoilescontinuent de tourner sur leursorbites. Ce fut la gloire del’homme : conserver laconnaissance. Et cela a permis à larace entière de survivre.

« À nous, les femmes, fut confiéeune capacité plus subtile, beaucoupplus fragile, mais sans laquelletoute la connaissance n’a aucunsens : la transformation. Leshommes rendaient le sol fertile,nous semions, et ce sol donnait desarbres et des plantes.

« Le sol a besoin de la semence, etla semence a besoin du sol. L’un n’ade sens qu’avec l’autre. Il en va de

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même pour les êtres humains.Quand la connaissance masculines’unit à la transformation féminine,naît la grande union magique, qui apour nom Sagesse.

« La sagesse, c’est connaître ettransformer. »

Brida commença à sentir un ventplus violent et comprit que la voixde Wicca la faisait de nouveauentrer en transe. Les esprits de laforêt semblaient vivants et attentifs.

« Allonge-toi », dit Wicca.Brida se pencha en arrière et

étendit les jambes. Au-dessus d’ellebrillait un profond ciel bleu, sansnuages.

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« Va à la recherche de ton Don. Jene peux pas t’accompagneraujourd’hui, mais va sans crainte.Plus tu te connaîtras, mieux tucomprendras le monde.

« Et plus proche tu seras de tonAutre Partie. »

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Wicca se baissa et regarda lajeune fille qui se trouvait devantelle. « Pareille à celle que j’ai été unjour, pensa-t-elle avec tendresse.Cherchant un sens à tout, et capablede voir le monde comme lesfemmes d’autrefois, qui étaientfortes et confiantes, et qui n’étaientpas fâchées de régner sur leurscommunautés. »

À cette époque, cependant, Dieuétait femme. Wicca se pencha sur lecorps de Brida et déboucla saceinture. Puis elle baissa un peu lafermeture Éclair du jean. Lesmuscles de Brida se tendirent.

« Ne t’inquiète pas », dit Wicca

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tendrement.Elle souleva un peu le T-shirt de

la jeune fille, pour que son nombrilsoit exposé. Alors elle prit dans lapoche de son manteau un cristal dequartz et le posa dessus.

« Maintenant je veux que tufermes les yeux, dit-elle doucement.Je veux que tu imagines la couleurdu ciel, mais les yeux fermés. »

Elle retira du manteau une petiteaméthyste, et la posa entre les yeuxfermés de Brida.

« Suis exactement ce que je tedirai à partir de maintenant. Net’inquiète plus de rien.

« Tu es au milieu de l’Univers. Tu

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peux voir les étoiles autour de toi, etcertaines planètes plus brillantes.Tu sens ce paysage comme quelquechose qui t’enveloppecomplètement, et non comme untableau devant toi. Tu ressens duplaisir en contemplant cet Univers ;plus rien ne peut te préoccuper. Tues concentrée uniquement sur tonplaisir. Sans culpabilité. »

Brida vit l’Univers étoilé et sentitqu’elle était capable d’y entrer, enmême temps qu’elle écoutait la voixde Wicca. Celle-ci lui demanda devoir, au milieu de l’Univers, unegigantesque cathédrale. Brida vitune cathédrale gothique, aux

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pierres sombres, et qui, aussiabsurde que cela pût paraître,semblait faire partie de l’Universqui l’entourait.

« Va jusqu’à la cathédrale. Monteles marches. Entre. »

Brida fit ce que Wicca ordonnait.Elle monta les marches, sentant sespieds nus fouler la dalle froide. A uncertain moment, elle eutl’impression qu’elle était suivie, etla voix de Wicca semblait venird’une personne qui se serait trouvéederrière elle. « C’est monimagination », pensa Brida, etsoudain elle se rappela qu’il fallaitcroire au pont entre le visible et

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l’invisible. Elle ne devait pas avoirpeur d’être déçue, ni d’échouer.

Brida était maintenant devant leportail de la cathédrale. C’était uneporte gigantesque, travaillée dans lemétal, ornée de dessinsreprésentant la vie des saints,complètement différente de cellequ’elle avait vue au cours de sonvoyage dans le tarot.

« Ouvre la porte. Entre. »Brida sentit le métal froid dans

ses mains. Malgré sa dimension, laporte s’ouvrit sans le moindreeffort. Elle entra dans une immensecathédrale.

« Observe tout ce que tu vois »,

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dit Wicca. Brida remarqua quemalgré l’obscurité extérieurebeaucoup de lumière entrait par lesimmenses vitraux. Elle arrivait àdistinguer les bancs, les autelslatéraux, les colonnes sculptées etquelques cierges allumés. Pourtant,tout paraissait un peu à l’abandon ;les bancs étaient couverts depoussière.

« Marche vers la gauche. Quelquepart tu vas trouver une autre porte,mais très petite cette fois. »

Brida traversa la cathédrale. Sespieds nus foulaient la poussière dusol, ce qui provoquait une sensationdésagréable. Quelque part, une voix

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amie la guidait. Elle savait quec’était Wicca, mais elle savait aussiqu’elle ne contrôlait plus sonimagination. Elle était consciente etnéanmoins elle ne parvenait pas àlui désobéir.

Elle trouva la porte.« Entre. Il y a un escalier en

colimaçon, qui descend. »Brida dut se baisser pour entrer.

Dans l’escalier, il y avait des torchesaccrochées au mur, qui illuminaientles marches. Le sol était propre ;quelqu’un était passé par là avantelle, pour allumer les torches.

« Tu vas à la rencontre de tes viespassées. Dans la cave de cette

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cathédrale se trouve unebibliothèque.

Allons-y. J’attends au bout del’escalier en colimaçon. »

Brida descendit pendant un tempsqu’elle ne sut déterminer. Ladescente l’étourdit un peu. Dèsqu’elle arriva en bas, elle trouvaWicca, avec son manteau.Maintenant c’était plus facile, elleétait mieux protégée. Elle était danssa transe.

Wicca ouvrit une autre porte, quise trouvait au bout de l’escalier.

« Maintenant je vais te laisserseule ici. Je t’attendrai à l’extérieur.Choisis un livre, il te montrera ce

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que tu dois savoir. »Brida ne se rendit même pas

compte que Wicca restait derrière :elle contemplait les volumespoussiéreux. « Il faut que jerevienne ici, nettoyer tout cela. » Lepassé était sale et à l’abandon, etelle regrettait beaucoup de ne pasavoir lu tous ces livres plus tôt.Peut-être parviendrait-elle àrapporter vers sa vie quelquesleçons importantes qu’elle avaitoubliées.

Elle regarda les volumes qui setrouvaient dans la bibliothèque.« Comme j’ai vécu », pensa-t-elle.Elle devait être très vieille ; il lui

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fallait être plus savante. Elle auraitaimé tout relire, mais elle n’avaitpas beaucoup de temps, et elledevait se fier à son intuition. Ellepourrait revenir quand elle levoudrait maintenant qu’elle avaitappris le chemin.

Elle resta quelque temps sanssavoir quelle décision prendre.Soudain, sans beaucoup réfléchir,elle choisit un volume et le prit. Cen’était pas un volume très épais, etBrida s’assit sur le sol de la salle.

Elle mit le livre sur ses genoux,mais elle avait peur. Elle avait peurde l’ouvrir et qu’il ne se passe rien.Elle avait peur de ne pas réussir à

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lire ce qui était écrit.« Je dois prendre des risques. Je

ne dois pas avoir peur de ladéfaite », pensa-t-elle, en mêmetemps qu’elle ouvrait le volume.Soudain, en regardant les pages, ellese sentit mal. Elle était de nouveauétourdie.

« Je vais m’évanouir », parvint-elle à penser, avant que tout nes’obscurcît complètement.

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Elle se réveilla, de l’eau ruisselantsur son visage. Elle avait fait unrêve très étrange, et elle ne savaitpas ce qu’il signifiait ; c’étaient descathédrales flottant dans l’air, et desbibliothèques pleines de livres. Ellen’était jamais entrée dans unebibliothèque.

« Loni, tu vas bien ?»Non, elle n’allait pas bien. Elle ne

sentait plus son pied droit, et ellesavait que c’était mauvais signe.Elle n’avait pas non plus envie deparler, parce qu’elle ne voulait pasoublier le rêve.

« Loni, réveille-toi. »C’était sans doute la fièvre qui la

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faisait délirer. Les déliresparaissaient très vivants. Ellevoulait qu’on cessât de l’appeler,parce que le rêve disparaissait sansqu’elle eût réussi à le comprendre.

Le ciel était couvert, et les nuagesbas touchaient presque la plushaute tour du château. Elle regardales nuages. Heureusement, elle nepouvait pas voir les étoiles ; lesprêtres disaient que même lesétoiles n’étaient pas tout à faitfavorables.

La pluie cessa peu après qu’elleeut ouvert les yeux. Loni étaitcontente qu’il pleuve, cela signifiaitque la citerne du château devait être

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remplie d’eau. Elle baissa lentementles yeux des nuages et vit denouveau la tour, les bûchers dans lacour et la foule qui marchait d’uncôté à l’autre, désorientée.

« Talbo », dit-elle tout bas.Il la serra dans ses bras. Elle

sentit le froid de son armure,l’odeur de suie dans ses cheveux.

« Combien de temps s’estécoulé ? Quel jour sommes-nous ?

— Voilà trois jours que tu ne t’espas réveillée », dit Talbo.

Elle regarda Talbo et eut pitié delui : il était amaigri, le visage sale, lapeau sans vie. Mais rien de tout celan’avait d’importance, elle l’aimait.

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« J’ai soif, Talbo.— Il n’y a pas d’eau. Les Français

ont découvert le chemin secret. »Elle écouta de nouveau les Voix

dans sa tête. Pendant trèslongtemps, elle avait haï ces Voix.Son mari était un guerrier, unmercenaire qui combattait la plusgrande partie de l’année, et elleredoutait que les Voix ne luiracontent qu’il était mort au coursd’une bataille. Elle avait découvertun moyen d’éviter que les Voix nelui parlent : il lui suffisait deconcentrer sa pensée sur un vieilarbre qui se trouvait près de sonvillage. Alors les Voix se taisaient

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toujours. Mais maintenant elle était trop

faible, et les Voix étaient de retour.« Tu vas mourir, dirent les Voix.

Mais lui sera sauf. »« Il a plu, Talbo, insista-t-elle. J’ai

besoin d’eau.— Ce n’étaient que quelques

gouttes. Cela n’a servi à rien. »Loni regarda de nouveau les

nuages. Ils avaient été là toute lasemaine, et ils n’avaient faitqu’éloigner le soleil, rendre l’hiverplus froid et le château plus sombre.Les catholiques français avaientpeut-être raison. Dieu était peut-être de leur côté.

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Quelques mercenairess’approchèrent de l’endroit où ils setrouvaient. Partout il y avait desfeux, et Loni éprouva la sensationd’être en enfer.

« Les prêtres réunissent tout lemonde, commandant, dit l’un d’euxà Talbo.

— Nous avons été recrutés pourlutter, pas pour mourir, dit unautre.

— Les Français ont proposé lareddition, répondit Talbo. Ils ont ditque ceux qui se convertiraient denouveau à la foi catholiquepourraient partir sans êtreinquiétés. »

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« Les parfaits ne vont pasaccepter », murmurèrent les Voix àLoni. Elle le savait. Elle connaissaitbien les parfaits. C’était à caused’eux que Loni se trouvait là, et pasà la maison, où d’habitude elleattendait que Talbo revînt desbatailles. Les parfaits étaientassiégés dans ce château depuisquatre mois, et les femmes duvillage connaissaient le cheminsecret. Durant tout ce temps, ellesavaient apporté la nourriture, lesvêtements, les munitions ; duranttout ce temps, elles avaient puretrouver leurs maris, et grâce àelles, il avait été possible de

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poursuivre la lutte. Mais le cheminsecret était découvert, etmaintenant elle ne pouvait pasrentrer. Les autres femmes nonplus.

Elle tenta de s’asseoir. Son piedne lui faisait plus mal. Les Voix luidisaient que c’était mauvais signe.

« Nous n’avons rien à voir avecleur Dieu. Nous ne mourrons paspour cette cause, commandant », ditun autre.

Un gong résonna dans le château.Talbo se leva.

« Emmène-moi avec toi, je t’enprie », implora-t-elle. Talbo regardases compagnons puis la femme qui

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tremblait devant lui. Pendant unmoment, il ne sut quelle décisionprendre ; ses hommes étaienthabitués à la guerre, et ils savaientque les guerriers amoureux secachent pendant une bataille.

« Je vais mourir, Talbo. Emmène-moi avec toi, je t’en prie. »

Un des mercenaires regarda lecommandant.

« Ce n’est pas bien de la laisser icitoute seule, dit le mercenaire. LesF r a n ç a i s peuvent encoreattaquer. »

Talbo feignit d’accepterl’argument. Il savait que lesFrançais n’allaient pas attaquer de

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nouveau ; il y avait une trêve, ilsétaient en train de négocier lareddition de Montségur. Mais lemercenaire comprenait ce qui sepassait dans le coeur de Talbo — luiaussi devait être un hommeamoureux.

« Il sait que tu vas mourir »,dirent les Voix à Loni, tandis queTalbo la prenait gentiment dans sesbras. Loni ne voulait pas écouter ceque les Voix disaient ; elle serappelait un jour où ils sepromenaient ainsi, traversant unchamp de blé, un après-midi d’été.Cet après-midi-là, elle avait soifaussi, et ils avaient bu l’eau d’un

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ruisseau qui descendait de lamontagne.

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Une foule se rassembla près dugrand roc qui se confondait avec lamuraille occidentale de la forteressede Montségur. C’étaient deshommes, des soldats, des femmeset de jeunes garçons. Il y avait dansl’air un silence oppressant, et Lonisavait que ce n’était pas par respectpour les prêtres, mais par crainte dece qui pourrait se passer.

Les prêtres arrivèrent. Ils étaientnombreux, leurs manteaux noirsornés d’immenses croix jaunesbrodées sur le devant. Ils s’assirentsur le rocher, sur les marchesextérieures, sur le sol devant latour. Le dernier qui apparut avait

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les cheveux complètement blancs,et il monta jusqu’à la partie la plusélevée de la muraille. Sa silhouetteétait illuminée par les flammes desbûchers, le vent secouait lemanteau noir.

Lorsqu’il s’arrêta, en haut,presque tous les assistantss’agenouillèrent et, prosternés,frappèrent trois fois la tête sur lesol. Talbo et ses mercenairesrestèrent debout ; ils n’avaient étérecrutés que pour la lutte.

« Ils nous ont offert la reddition,dit le prêtre, du haut de la muraille.Tous sont libres de partir. »

Un soupir de soulagement

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parcourut la foule.« Les âmes du Dieu étranger

resteront dans le royaume de cemonde. Celles du vrai Dieuretourneront à son infiniemiséricorde. La guerre continuera,mais ce n’est pas une guerreétemelle. Parce que le Dieu étrangersera vaincu à la fin, bien qu’il aitcorrompu une partie des anges. LeDieu étranger sera vaincu, et il nesera pas détruit ; il restera en enferpour toute l’éternité, avec les âmesqu’il a réussi à séduire. »

Les gens regardaient l’homme enhaut de la muraille. Ils n’étaientplus aussi certains de désirer

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s’échapper et souffrir pourl’éternité.

« L’Église cathare est la vraieÉglise, continua le prêtre. Grâce àJésus-Christ et au Saint-Esprit,nous sommes parvenus à lacommunion avec Dieu. Nousn’avons pas besoin de nousréincarner. Nous n’avons pas besoinde retourner dans le royaume duDieu étranger. »

Loni remarqua que trois prêtresétaient sortis du groupe et avaientouvert des bibles devant la foule.

« Le consolamentum seradispensé maintenant à ceux quiveulent mourir avec nous. En bas,

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un bûcher nous attend. Ce sera unemort horrible, dans de grandessouffrances. Ce sera une mort lente,et la douleur des flammes brûlantnotre chair n’est comparable àaucune de celles que vous avez puconnaître auparavant.

« Mais tous n’auront pas cethonneur ; seuls les vrais cathares.Les autres sont condamnés à lavie. »

Deux femmes s’approchèrenttimidement des prêtres qui tenaientles bibles ouvertes. Un adolescentparvint à se libérer des bras de samère et se présenta lui aussi.

Quatre mercenaires

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s’approchèrent de Talbo.« Nous voulons recevoir le

sacrement, commandant. Nousvoulons être baptisés. »

« C’est ainsi qu’est maintenue laTradition, dirent les Voix. Quand lesgens sont capables de mourir pourune idée. »

Loni attendit la décision de Talbo.Les mercenaires avaient lutté touteleur vie pour de l’argent, jusqu’à cequ’ils découvrent que certainespersonnes étaient capables de lutterseulement pour ce qu’ellescroyaient juste.

Talbo donna finalement sonassentiment. Mais il perdait

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quelques-uns de ses meilleurshommes.

« Partons d’ici, dit Loni. Allons

vers les murailles. Ils ont dit queceux qui le voudraient pouvaients’en aller.

— Il vaut mieux nous reposer,Loni. »

« Tu vas mourir », murmurèrentles Voix de nouveau.

« Je veux voir les Pyrénées. Jeveux regarder la vallée encore unefois, Talbo. Tu sais que je vaismourir. »

Oui, il le savait. C’était un hommehabitué au champ de bataille, il

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connaissait les blessures quivenaient à bout de ses soldats. Lablessure de Loni était ouvertedepuis trois jours, empoisonnantson sang.

Les gens dont les blessures necicatrisaient pas pouvaient survivrejusqu’à deux semaines. Jamaisdavantage.

Et Loni était près de la mort. Safièvre était passée. Talbo savaitaussi que c’était mauvais signe.Tant que son pied lui faisait mal etqu’elle était brûlante de fièvre,l’organisme luttait encore.Maintenant il n’y avait plus delutte : rien que l’attente.

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« Tu n’as pas peur », dirent lesVoix. Non, Loni n’avait pas peur.Depuis son enfance, elle savait quela mort n’était qu’un autrecommencement. En ce temps-là, lesVoix étaient ses grandescompagnes. Et elles avaient desvisages, des corps, des gestes qu’elleseule pouvait distinguer. C’étaientdes personnes qui venaient demondes différents, qui parlaient etne la laissaient jamais seule. Elleavait connu une enfance trèsamusante : elle jouait avec lesautres enfants, et à l’aide de sesamis invisibles, changeait les objetsde place, produisait certaines sortes

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de bruits, de petites peurs. À cetteépoque, sa mère se réjouissaitqu’elles vivent dans un payscathare. « Si les catholiques étaientpar ici, tu serais brûlée vive »,disait-elle souvent. Les cathares n’yaccordaient pas d’importance : poureux les bons étaient bons, lesmauvais mauvais, et aucune forcede l’Univers n’était capable dechanger cela.

Mais les Français étaient arrivés,affirmant qu’il n’existait pas de payscathare. Et depuis l’âge de huit ans,elle n’avait connu que la guerre.

La guerre lui avait apporté ungrand bonheur : son mari, recruté

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dans un pays lointain par les prêtrescathares, qui jamais ne prenaientune arme. Mais elle lui avait aussiapporté un malheur : la peur d’êtrebrûlée vive, parce que lescatholiques se rapprochaient de sonvillage. Elle se mit à craindre sesamis invisibles et ils disparurent desa vie. Mais restèrent les Voix. Ellescontinuaient de lui annoncer ce quiallait arriver, de lui dire commentelle devait agir. Mais elle ne voulaitpas de leur amitié, parce qu’elles ensavaient toujours trop ; alors uneVoix lui enseigna le truc de l’arbresacré. Et depuis que la dernièrecroisade contre les Cathares avait

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commencé et que les catholiquesfrançais gagnaient une batailleaprès l’autre, elle n’entendait plusles Voix.

Aujourd’hui, cependant, ellen’avait plus la force de penser àl’arbre. Les Voix étaient de nouveaulà, et cela ne la dérangeait pas. Aucontraire, elle avait besoin d’elles,elles allaient lui montrer le chemin,quand elle serait morte.

« Ne t’inquiète pas pour moi,Talbo. Je n’ai pas peur de mourir »,dit-elle.

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Ils arrivèrent au sommet de lamuraille. Un vent froid ne cessait desouffler, et Talbo tenta de s’abriterdans sa cape. Loni ne sentait plus lefroid. Elle regarda les lumièresd’une ville à l’horizon et celles ducampement au pied de la montagne.Il y avait des bûchers dans presquetoute l’étendue de la vallée. Lessoldats français attendaient ladécision finale.

Ils écoutèrent le son d’une flûtequi venait d’en bas. Des voixchantaient.

« Ce sont des soldats, dit Talbo.Ils savent qu’ils peuvent mourird’un instant à l’autre, et ainsi la vie

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est toujours une grande fête. »Loni ressentit une immense rage

de vivre. Les Voix lui racontaientque Talbo allait rencontrer d’autresfemmes, avoir des enfants etdevenir riche grâce au pillage desvilles. « Mais plus jamais iln’aimera personne comme toi,parce que tu fais partie de lui pourtoujours », dirent les Voix.

Ils restèrent quelque temps àregarder le paysage en bas, enlacés,à écouter le chant des guerriers.

Loni sentit que cette montagneavait été le cadre d’autres guerresdans le passé, un passé tellementreculé que même les Voix ne

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parvenaient pas à s’en souvenir.« Nous sommes étemels, Talbo.

Les Voix me l’ont dit, au temps oùje pouvais voir leurs corps et leursvisages. »

Talbo connaissait le Don de safemme. Mais depuis très longtempselle n’abordait plus le sujet. C’étaitpeut-être le délire.

« Pourtant, aucune vie n’estpareille à l’autre. Et peut-être quenous ne nous retrouverons plusjamais. J’ai besoin que tu sachesque je t’ai aimé toute ma vie. Je t’aiaimé avant de te connaître. Tu faispartie de moi.

« Je vais mourir. Et comme

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demain est un jour aussi bon pourmourir que n’importe quel autre,j’aimerais mourir avec les prêtres.Je n’ai jamais compris ce qu’ilspensaient du monde, mais euxm’ont toujours comprise. Je veuxles accompagner jusqu’à l’autre vie.Je pourrais sans doute être un bonguide, parce que je me suis déjàtrouvée dans ces autres mondes. »

Loni pensa à l’ironie du destin.Elle avait eu peur des Voix parcequ’elles pouvaient la conduire auchemin du bûcher. Mais le bûcherétait sur son chemin, de toutefaçon.

Talbo regardait sa femme. Ses

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yeux perdaient leur éclat, mais ellegardait le même charme quelorsqu’il l’avait connue. Il ne luiavait pas tout dit — il ne lui avaitpas parlé des femmes qu’il avaitreçues en récompense des batailles,des femmes qu’il avait rencontréesau cours de ses voyages par lemonde, des femmes qui attendaientqu’il revînt un jour. Il ne lui avaitpas raconté tout cela parce qu’ilétait certain qu’elle le savait etqu’elle lui pardonnait parce qu’ilétait son grand amour, et que legrand amour est au-dessus deschoses de ce monde.

Mais il ne lui avait pas dit non

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plus, et peut-être ne le découvrirait-elle jamais, que c’était elle, avec satendresse et sa joie, qui lui avaitpermis de retrouver le sens de lavie. Que l’amour de cette femmel’avait poussé jusqu’aux confins lesplus lointains de la Terre, parcequ’il devait être assez riche pouracheter un champ et vivre en paix,avec elle, le restant de ses jours.C’était l’immense confiance danscette créature fragile, dont l’âmeétait en train de s’éteindre, quil’avait obligé à lutter avec honneur,parce qu’il savait qu’après la batailleil pouvait oublier les horreurs de laguerre dans ses bras. Les seuls bras

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qui étaient réellement à lui, malgrétoutes les femmes du monde. Lesseuls bras dans lesquels il pouvaitfermer les yeux et dormir commeun enfant.

« Va appeler un prêtre, Talbo, dit-elle. Je veux recevoir le baptême. »

Talbo hésita un moment ; seuls

les guerriers choisissaient leurmanière de mourir. Mais la femmequi était devant lui avait donné savie par amour — l’amour était peut-être pour elle une forme de guerreinconnue.

Il se leva et descendit les marchesde la muraille. Loni tenta de se

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concentrer sur la musique quivenait d’en bas, qui rendait la mortplus facile. Pendant ce temps, lesVoix ne cessaient de parler.

« Toute femme, dans sa vie, peutse servir des Quatre Anneaux de laRévélation. Tu n’as utilisé qu’unseul anneau, et ce n’était pas lebon », dirent les Voix.

Loni regarda ses doigts. Ils étaientblessés, ses ongles sales. Elle n’avaitaucun anneau. Les Voix rirent.

« Tu sais de quoi nous parlons,dirent-elles. La Vierge, la Sainte, laMartyre, la Sorcière. »

Loni savait dans son coeur ce queles Voix voulaient dire. Mais elle ne

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se souvenait pas. Elle l’avait su trèslongtemps auparavant, à uneépoque où les gens étaient vêtusdifféremment et regardaient lemonde d’une autre manière. En cetemps-là, elle possédait un autrenom, et parlait une autre langue.

« Ce sont les quatre manièresdont la femme communie avecl’Univers, dirent les Voix, commes’il était important pour elle de serappeler des choses aussianciennes. La Vierge possède lepouvoir de l’homme et de la femme.Elle est condamnée à la Solitude,mais la Solitude révèle ses secrets.C’est le prix que paie la Vierge :

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n’avoir besoin de personne, seconsumer dans son amour pourtous et à travers la Solitudedécouvrir la sagesse du monde. »

Loni continuait de regarder lecampement, en bas. Oui, elle savait.

« Et la Martyre, continuèrent lesVoix, la Martyre possède le pouvoirde ceux à qui la douleur et lasouffrance ne peuvent causer demal. Elle se donne, elle souffre, et àtravers le Sacrifice découvre lasagesse du monde. »

Loni se remit à regarder sesmains. Avec un éclat invisible,l’anneau de la Martyre entourait unde ses doigts.

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« Tu aurais pu choisir larévélation de la Sainte, bien que cene fut pas celui-là ton anneau,dirent les Voix. La Sainte possède lecourage de celles pour qui donnerest la seule manière de recevoir.Elles sont un puits sans fond où lesgens boivent sans cesse. Et s’il n’y apas d’eau dans son puits, la Sainteoffre son sang, pour que les gens necessent jamais de boire. À travers leDon de soi, la Sainte découvre laSagesse du monde. »

Les Voix se turent. Loni écouta les

pas de Talbo qui montait l’escalierde pierre. Elle savait quel était son

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anneau dans cette vie, car c’étaitcelui dont elle s’était servie dans sesvies passées, quand elle avaitd’autres noms et parlait des languesdifférentes. Dans son anneau, ondécouvrait la Sagesse du Monde àtravers le Plaisir.

Mais elle ne voulait pas s’ensouvenir. L’anneau de la Martyrebrillait, invisible, à son doigt.

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Talbo s’approcha. Et soudain,levant les yeux vers lui, Loniconstata que la nuit avait un éclatmagique. On aurait dit un jour desoleil.

« Réveille-toi », disaient les Voix.Mais c’étaient des voix

différentes, qu’elle n’avait jamaisentendues. Elle sentit quelqu’unmasser son poignet gauche.

« Allons, Brida, lève-toi. »Elle ouvrit les yeux et les ferma

rapidement, parce que la lumière duciel était très intense. La Mort étaitquelque chose d’étrange.

« Ouvre les yeux », insista encoreWicca.

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Mais elle devait regagner lechâteau. Un homme qu’elle aimaitétait parti chercher le prêtre. Elle nepouvait pas fuir ainsi. Il était seul etil avait besoin d’elle.

« Parle-moi de ton Don. »Wicca ne lui donnait pas le temps

de réfléchir. Elle savait qu’elle avaitparticipé à une expérienceextraordinaire, plus forte que celledu tarot. Mais elle ne lui donnaitpas le temps. Elle ne comprenaitpas et ne respectait pas sessentiments ; tout ce qu’elle voulait,c’était découvrir son Don.

« Parle-moi de ton Don », répéta

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Wicca.Elle respira profondément,

contenant sa colère. Mais il n’y avaitrien à faire. La femme allait insisterjusqu’à ce qu’elle lui réponde.

« J’ai été amoureuse de... »Wicca la fit taire rapidement. Puis

elle se leva, fit quelques gestesétranges dans l’air et se remit à laregarder.

« Dieu est la parole. Attention !Attention à ce que tu dis, danstoutes les situations ou les instantsde ta vie. »

Brida ne comprenait pas pourquoicette femme réagissait ainsi.

« Dieu se manifeste en tout, mais

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la parole est l’un de ses moyensd’agir favoris, parce que la paroleest la pensée transformée envibration ; tu disposes dans l’air,autour de toi, ce qui n’était jusque-là qu’énergie. Fais très attention àtout ce que tu dis, continua Wicca.La parole a un pouvoir supérieur àbeaucoup de rituels. »

Brida ne comprenait toujours pas.Elle n’avait que les mots pourraconter son expérience.

« Quand tu as fait allusion à unefemme, continua Wicca, tu n’étaispas elle. Tu étais une partie d’elle.D’autres personnes peuvent avoir lemême souvenir que toi. »

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Brida se sentait flouée. Cettefemme était forte, et elle auraitaimé ne la partager avec personned’autre. En outre, il y avait Talbo.

« Parle-moi de ton Don », ditencore une fois Wicca. Elle nepouvait pas permettre que la jeunefille se laisse fasciner par cetteexpérience. En général, les voyagesdans le temps donnaient lieu àbeaucoup de problèmes.

« J’ai tant de choses à dire. Et j’aibesoin de te parler à toi parce quepersonne d’autre ne me croira. Jet’en prie », insista Brida.

Elle commença à tout raconter,depuis le moment où la pluie

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ruisselait sur son visage. Elle avaitune chance et elle ne pouvait pas laperdre — la chance de se trouveravec quelqu’un qui croyait àl’extraordinaire. Elle savait quepersonne d’autre ne l’écouteraitavec le même respect, parce que lesgens avaient peur de savoir à quelpoint la vie était magique ; ilsétaient habitués à leurs maisons, àleurs emplois, à leurs attentes, et sil’on était venu leur dire qu’il étaitpossible de voyager dans le temps —qu’il était possible de voir deschâteaux dans l’Univers, des tarotsqui racontaient des histoires, deshommes qui marchaient dans la

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Nuit Obscure —, ils se seraientsentis trompés par la vie, parcequ’ils n’avaient pas ça ; leur vie,c’était des jours, des nuits, et desweek-ends toujours semblables.

Alors, Brida devait saisir cetteopportunité ; si les mots étaientDieu, alors qu’il soit inscrit dansl’air autour d’elle qu’elle avaitvoyagé jusqu’au passé et qu’elle serappelait chaque détail comme sic’était le présent, la forêt. Ainsi,quand plus tard on réussirait à luiprouver que rien de tout cela ne luiétait arrivé, que le temps et l’espacela feraient douter de tout, que,finalement, elle-même aurait la

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certitude que cela n’avait étéqu’illusion, les mots de cet après-midi, dans le bois, vibreraientencore dans l’air et au moins unepersonne, pour qui la magie faisaitpartie de la vie, saurait que toutétait vraiment arrivé.

Elle décrivit le château, les prêtresportant leurs vêtements noir etjaune, la vision de la vallée avec lesbûchers allumés, les pensées dumari qu’elle parvenait à capter.Wicca écouta patiemment, nemanifestant de l’intérêt quelorsqu’elle relatait les Voix quisurgissaient dans la tête de Loni.Alors, elle l’interrompait et

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demandait si c’étaient des Voixmasculines ou féminines (ellesétaient des deux sexes), si ellestransmettaient un genrequelconque d’émotion, commel’agressivité ou le réconfort(c’étaient en fait des voiximpersonnelles), et si elle pouvaitréveiller les Voix chaque fois qu’ellele désirait (elle ne le savait pas, ellen’en avait pas eu le temps).

« Très bien, nous pouvons

partir », dit Wicca, retirant satunique et la remettant dans le sac.Brida était déçue, elle avait penséqu’elle allait recevoir une sorte

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d’éloge. Ou, du moins, uneexplication. Mais Wicca ressemblaità certains médecins, qui regardentleur patient d’un air impersonnel,veillant plus à noter les symptômesqu’à comprendre la douleur et lasouffrance qu’ils causent.

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Elles firent un long voyage deretour. Chaque fois que Bridavoulait aborder le sujet, Wiccaparlait de l’augmentation du coût dela vie, des embouteillages de find’après-midi et des difficultés quecréait l’administrateur de sonimmeuble.

Ce n’est que lorsqu’elles furent denouveau assises dans les deuxfauteuils que Wicca commental’expérience.

« Je veux te dire une chose, dit-elle. Ne cherche pas à expliquer lesémotions. Vis tout intensément, etretiens ce que tu as ressenti commeun don de Dieu. Si tu penses que tu

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ne réussiras pas à supporter unmonde dans lequel il est plusimportant de vivre que decomprendre, alors renonce à lamagie.

« Le meilleur moyen de détruirele pont entre le visible et l’invisiblec’est de chercher à expliquer lesémotions. »

Les émotions étaient des chevauxsauvages, et Brida savait que laraison, à aucun moment, neparvenait à les dominer. Elle avaiteu un jour un petit ami qui avaitrompu pour une raison quelconque.Brida était restée chez elle pendantdes mois, s’expliquant toute la

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journée les centaines de défauts, lesmilliers d’inconvénients de cetterelation. Mais tous les matins auréveil, elle pensait à lui, et ellesavait que s’il téléphonait, ellefinirait par accepter un rendez-vous.

Le chien dans la cuisine aboya.

Brida savait que c’était un code, lavisite était terminée.

« Je t’en prie, nous n’avons mêmepas parlé ! implora-t-elle. Et j’avaisau moins deux questions à poser. »

Wicca se leva. La jeune filles’arrangeait toujours pour poser desquestions importantes juste au

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moment de partir.« J’aimerais savoir si les prêtres

que j’ai vus ont réellement existé.— Nous connaissons des

expériences extraordinaires etmoins de deux heures plus tardnous tentons de nous convaincrequ’elles sont le produit de notreimagination », dit Wicca, tandisqu’elle se dirigeait vers labibliothèque. Brida se souvint de cequ’elle avait pensé dans le bois àpropos des gens qui ont peur del’extraordinaire. Elle eut honted’elle-même.

Wicca revint, un livre à la main.« Les cathares, ou les parfaits,

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étaient les prêtres d’une Égliseapparue au XIe siècle et qui serépandit dans le sud de la France àla fin du XIIe siècle. Ils croyaient àla réincarnation et au Bien et auMal absolus. Le monde était partagéentre les élus et les autres, quiétaient perdus. Il ne servait à riende tenter de convertir qui que cesoit.

« Parce que les cathares sedésintéressaient des valeursterrestres, les seigneurs féodaux dela région du Languedoc adoptèrentleur religion ; ils n’avaient plusbesoin de payer les lourds impôtsque l’Église catholique exigeait à

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l’époque. D’autre part, comme leBien et le Mal étaient déjàdéterminés avant la naissance, lescathares avaient une attitude trèstolérante à l’égard du sexe et,surtout, de la femme. La rigueur nes’appliquait qu’à ceux qui recevaientl’ordination sacerdotale.

« Tout allait très bien jusqu’aumoment où le catharismecommença à se répandre dans denombreuses villes. L’Églisecatholique se sentit menacée etconvoqua une croisade contre leshérétiques. Pendant quarante ans,cathares et catholiquess’affrontèrent dans des batailles

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sanglantes, mais les forceslégalistes, soutenues par diversesnations, parvinrent finalement àdétruire toutes les villes qui avaientadopté la nouvelle religion. Il neresta plus que la forteresse deMontségur, dans les Pyrénées, oùles cathares résistèrent jusqu’aujour où le chemin secret — par oùils recevaient des renforts — futdécouvert. Un matin de mars 1244,après la reddition du château, deuxcent vingt cathares se jetèrent enchantant dans l’immense bûcherallumé au bas de la montagne où lechâteau avait été construit. »

Wicca racontait l’histoire le livre

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fermé sur les genoux. Quand elleeut terminé, elle ouvrit l’ouvrage etchercha une photographie.

Brida regarda la photo. C’étaientdes ruines, la tour presqueentièrement en morceaux, mais lesmurailles intactes. Là se trouvaientla cour, l’escalier par où Loni etTalbo étaient montés, le roc qui seconfondait avec la muraille et latour.

« Tu as dit que tu avais une autrequestion à me poser. »

La question n’avait plusd’importance. Brida ne parvenaitplus à réfléchir. Elle se sentaitbizarre. Avec un certain effort, elle

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se souvint de ce qu’elle voulaitsavoir.

« Je veux savoir pourquoi tuperds ton temps avec moi. Pourquoitu désires m’apprendre.

— Parce que la Tradition le veutainsi, répondit Wicca. Tu t’es peudivisée dans tes incarnationssuccessives. Tu appartiens à lamême sorte de gens que mes amiset moi. Nous sommes les personneschargées de maintenir la Traditionde la Lune. Tu es une sorcière. »

Brida ne prêta aucune attention

aux propos de Wicca. Il ne lui passamême pas par la tête qu’elle devait

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fixer un nouveau rendez-vous ; toutce qu’elle voulait à ce moment-là,c’était s’en aller, découvrir deschoses qui la ramèneraient à unmonde familier ; une infiltrationdans le mur, un paquet de cigarettesjeté sur le sol, une correspondanceoubliée sur la table du gardien.

« Je dois travailler demain. »Elle était brusquement

préoccupée par l’heure.Sur le chemin du retour, elle

commença à faire une série decalculs concernant la facturationdes exportations de son entrepriseau cours de la semaine précédente,et elle découvrit un moyen de

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simplifier certaines procédures aubureau. Elle en fut très contente :son chef pourrait apprécier cequ’elle faisait et, qui sait, lui offrirune augmentation.

Elle arriva chez elle, dîna, regardaun peu la télévision. Puis elleconsigna sur papier les calculsconcernant les exportations. Et elletomba épuisée sur le lit.

La facturation des exportationsavait pris de l’importance dans savie. C’était pour ce genre de travailqu’on la payait.

Le reste n’existait pas. Le resten’était que mensonge.

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Pendant une semaine, Brida seréveilla toujours à l’heure, travailladans l’entreprise d’exportationsavec la plus grande applicationpossible et reçut de son chef deséloges mérités. Elle ne manqua pasun seul cours à la faculté, ets’intéressa aux sujets de toutes lesrevues qui se trouvaient dans leskiosques. Tout ce qu’elle avait àfaire, c’était ne pas penser. Quand,sans le vouloir, elle se rappelaitqu’elle avait connu un Magiciendans la montagne et une sorcière enville, les examens du semestresuivant et le commentaire qu’unecompagne avait fait à propos d’une

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autre éloignaient ces souvenirs.Le vendredi arriva, et son petit

ami vint la chercher à la porte de lafaculté pour aller au cinéma.Ensuite, ils se rendirent au barqu’ils fréquentaient, parlèrent dufilm, de leurs relations, et de ce quis’était passé dans leurs activitésrespectives. Ils rencontrèrent desamis qui revenaient d’une fête etdînèrent avec eux, rendant grâce àDieu qu’à Dublin il y eût toujoursun restaurant ouvert.

À deux heures du matin, les amisprirent congé et ils décidèrent tousles deux d’aller chez la jeune fille. Àpeine entrée, elle mit un disque

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d’Iron Butterfly et servit à chacunun double whisky. Ils restèrentenlacés sur le sofa, silencieux etdétendus, tandis qu’il caressait sescheveux, puis ses seins.

« J’ai eu une semaine de folie, dit-elle, brusquement. J’ai travaillésans arrêt, j’ai préparé mes examenset j’ai fait toutes les coursesnécessaires. »

Le disque terminé, elle se levapour le retourner.

« Tu sais, la porte de l’armoire dela cuisine, celle qui était cassée ?J’ai enfin trouvé le temps d’appelerquelqu’un pour la réparer. Et j’ai dûaller plusieurs fois à la banque.

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D’abord pour chercher l’argent quepapa m’a envoyé, ensuite pourdéposer des chèques de l’entreprise,et enfin... »

Lorens la regardait fixement.« Pourquoi me regardes-tu ?»

demanda-t-elle.Le ton de sa voix était agressif.

Cet homme devant elle, toujourstranquille, sans cesse en train de laregarder, incapable de dire un motintelligent, c’était une situationabsurde. Elle n’avait pas besoin delui. Elle n’avait besoin de personne.

« Pourquoi me regardes-tu ?»insista-t-elle.

Mais il ne dit rien. Il se leva à son

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tour et, très doucement, la ramenavers le sofa.

« Tu n’accordes pas la moindreattention à ce que je te dis », s’écriaBrida, déconcertée.

Lorens la prit de nouveau contrelui.

« Les émotions sont des chevauxsauvages. »

« Raconte-moi tout, dit Lorenstendrement. Je saurai entendre etrespecter ta décision. Même si c’estun autre homme. Même si c’est uneséparation.

« Nous sommes ensemble depuisun certain temps. Je ne te connaispas parfaitement, je ne sais pas

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comment tu es, mais je saiscomment tu n’es pas. Et tu n’as pasété toi-même de toute la soirée. »Brida eut envie de pleurer. Mais elleavait déjà gaspillé beaucoup delarmes avec les Nuits Obscures,avec les tarots qui parlaient, avec lesforêts enchantées. Les émotionsétaient des chevaux sauvages —finalement il ne restait plus qu’à leslibérer.

Elle s’assit en face de lui, serappelant que le Magicien, commeWicca, aimait cette position. Puis,sans interruption, elle raconta toutce qui s’était passé depuis sarencontre avec le Magicien dans la

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montagne. Lorens écouta ensilence. Quand elle mentionna laphotographie, il lui demanda si,dans un de ses cours, elle avait déjàentendu parler des cathares.

« Je sais que tu ne crois rien de ceque je t’ai raconté, répondit-elle. Tupenses que c’est mon inconscient,que je me suis rappelé les chosesque je savais déjà. Non, Lorens, jen’avais jamais entendu parler descathares auparavant. Mais je saisque tu as des explications pourtout. »

Sa main tremblait, sans qu’ellepût la contrôler. Lorens se leva, pritune feuille de papier dans laquelle il

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fit deux trous, à une distance devingt centimètres l’un de l’autre. Ilplaça la feuille sur la table, appuyéesur la bouteille de whisky, pourqu’elle reste droite.

Puis il alla jusqu’à la cuisine etrapporta un bouchon de liège. Ils’assit au bout de la table et poussale papier et la bouteille vers l’autreextrémité. Ensuite, il plaça lebouchon devant lui.

« Viens ici », dit-il.Brida se leva. Elle essayait de

cacher ses mains tremblantes, maislui semblait ne pas y accorder lamoindre importance.

« Imaginons que ce bouchon est

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un électron, une des petitesparticules qui composent l’atome.Tu as compris ?»

Elle acquiesça.« Alors, fais bien attention. Si

j’avais ici avec moi certainsappareils très compliqués qui mepermettent de donner un “tird’électron”, et si je tirais endirection de cette feuille, il passeraitpar les deux trous en même temps,le savais-tu ? Seulement, il passeraitpar les deux trous sans se diviser.

— Je n’y crois pas, dit-elle. C’estimpossible. »

Lorens prit la feuille et la jetadans la poubelle. Puis il rangea le

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bouchon à l’endroit où il l’avait pris— c’était un garçon très organisé.

« Tu ne le crois pas, mais c’estvrai. Tous les scientifiques lesavent, même s’ils ne parviennentpas à l’expliquer.

« Moi non plus, je ne crois à riende ce que tu m’as dit. Mais je saisque c’est vrai. »

Les mains de Brida tremblaientencore. Mais elle ne pleurait pas, nine perdait contrôle. Elle compritseulement que l’effet de l’alcoolavait complètement disparu. Elleétait lucide, d’une lucidité étrange.

« Et que font les scientifiquesdevant les mystères de la science ?

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— Ils entrent dans la NuitObscure, pour reprendre un termeque tu m’as enseigné. Nous savonsque le mystère ne nous quitterajamais, alors nous apprenons àl’accepter et à vivre avec lui.

« Je crois que ce phénomène estprésent dans de nombreusessituations de la vie. Une mère quiéduque un enfant doit avoir lasensation de plonger dans la NuitObscure. Ou bien un immigrant quis’en va loin de sa patrie à larecherche de travail et d’argent.Tous sont convaincus que leursefforts seront récompensés, et qu’ilscomprendront un jour ce qui s’est

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passé sur le chemin et qui, sur lemoment, paraissait tellementeffrayant.

« Ce ne sont pas les explicationsqui nous font avancer ; c’est notrevolonté d’aller plus loin. » Bridaressentit soudain une immensefatigue. Elle avait besoin de dormir.Le sommeil était le seul royaumemagique dans lequel elle réussiraità entrer.

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Cette nuit-là elle fit un beau rêve,des mers et des îles couvertesd’arbres. Elle se réveilla tôt lematin, et se réjouit parce queLorens dormait près d’elle. Elle seleva et alla jusqu’à la fenêtre de sachambre regarder Dublin endormi.

Elle se rappela son père, qui avaitcoutume de faire cela quand elleavait peur et se réveillait. Lesouvenir fit resurgir une autrescène de son enfance.

Elle était sur la plage avec sonpère, et il lui demanda d’aller voir sila température de l’eau était bonne.Elle avait cinq ans. Ravie de pouvoirl’aider, elle alla jusqu’au rivage et se

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trempa les pieds.« J’ai mis les pieds, elle est

froide », lui dit-elle.Son père la prit dans ses bras,

marcha avec elle jusqu’au bord de lamer et, sans prévenir, la jeta dansl’eau. Elle fut effrayée, mais ensuiteelle s’amusa de la plaisanterie.

« Comment est l’eau ? demandale père.

— Elle est bonne, répondit-elle.— Alors, dorénavant, quand tu

voudras connaître quelque chose,plonge dedans. »

Elle avait très vite oublié cette

leçon. Bien qu’elle n’eût que vingt

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et un ans, elle avait eu beaucoup decentres d’intérêt, et elle y avaitrenoncé aussi vite qu’elle s’en étaitenthousiasmée. Elle n’avait paspeur des difficultés : ce quil’effrayait, c’était l’obligation dedevoir choisir un chemin.

Choisir un chemin signifiait enabandonner d’autres. Elle avait unevie entière à vivre, et elle pensaittoujours que peut-être elleregretterait, plus tard, ce qu’ellevoulait faire maintenant.

« J’ai peur de m’engager », pensa-t-elle. Elle voulait parcourir tous leschemins possibles, et elle allait finirpar n’en parcourir aucun.

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Même en amour, ce qui comptaitle plus dans sa vie, elle n’avait pasréussi à aller jusqu’au bout ; aprèsla première déception, elle ne s’étaitplus jamais livrée complètement.Elle redoutait la souffrance, laperte, l’inévitable séparation.Évidemment, elles étaient toujoursprésentes sur la route de l’amour, etla seule manière de les éviter, c’étaitde renoncer à parcourir cette route.Pour ne pas souffrir, il fallait aussine pas aimer.

Comme si, pour ne pas voir lesdésagréments de la vie, on finissaitpar se crever les yeux.

« Vivre est très compliqué. »

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Il fallait courir des risques, suivrecertains chemins et en abandonnerd’autres. Elle se rappela Wiccaparlant des gens qui n’empruntentdes chemins que pour prouverqu’ils ne leur conviennent pas. Maisce n’était pas le pire. Le pire, c’étaitchoisir, et passer le restant de sa vieà se demander si l’on a fait le bonchoix. Personne n’était capable dechoisir sans avoir peur.

Pourtant, c’était la loi de la vie.C’était la Nuit Obscure, et nul nepouvait échapper à la Nuit Obscure,même en ne prenant jamais aucunedécision, même sans rien changer ;parce que c’était déjà en soi une

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décision, un changement. Et sansles trésors cachés dans la NuitObscure.

Lorens avait peut-être raison. À lafin, ils riraient de leurs peurs dudébut. Comme elle avait ri desserpents et des scorpions qu’elleavait imaginés dans la forêt. Dansson désespoir, elle avait oublié quele saint patron de l’Irlande, saintPatrick, avait chassé tous lesserpents du pays.

« Quelle chance que tu existes,Lorens !» dit-elle tout bas, decrainte qu’il ne l’entendît.

Elle se remit au lit et le sommeilvint rapidement. Mais avant, elle se

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rappela une autre histoire avec sonpère. C’était un dimanche et toute lafamille réunie déjeunait chez sagrand-mère. Elle devait déjà avoirenviron quatorze ans, et elle seplaignait de ne pas réussir à faire uncertain devoir pour l’école, parceque tout ce qu’elle commençaitdonnait un résultat complètementfaux.

« Ces erreurs t’enseignent peut-être quelque chose », dit son père.Mais Brida insistait, affirmant quenon ; qu’elle avait pris unemauvaise voie, et que maintenant iln’y avait plus rien à faire.

Son père la prit par la main et ils

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allèrent jusqu’au salon où sa grand-mère avait l’habitude de regarder latélévision. Il y avait une grandehorloge ancienne qui était arrêtéedepuis des années faute de pièces.

« Rien n’est complètement fauxdans le monde, ma fille, dit son pèreen regardant l’horloge. Même unehorloge arrêtée réussit à être àl’heure deux fois par jour. »

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Elle marcha quelque temps dansla montagne, à la recherche duMagicien. Il était assis sur unrocher, tout près du sommet, àcontempler la vallée et lesmontagnes qui s’étendaient àl’ouest. La vue était très belle, etBrida se rappela que les espritspréféraient ces endroits.

« Serait-ce que Dieu n’est le Dieuque de la beauté ? dit-elle ens’approchant. Et que deviennent lespersonnes et les endroits laids de cemonde ?» Le Magicien ne réponditpas. Brida en fut déconcertée.

« Tu ne te souviens peut-être pasde moi. Je suis venue ici il y a deux

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mois. J’ai passé une nuit entière,seule, dans la forêt. Et je m’étaispromis que je reviendraisseulement quand j’aurais découvertmon chemin.

« J’ai rencontré une femme dunom de Wicca. » Le Magicien clignades yeux. Il savait que la jeune fillen’avait rien deviné, mais il rit de lagrande ironie du destin.

« Wicca m’a dit que j’étais unesorcière, continua la jeune fille.

— N’as-tu pas confiance en elle ?»Ce fut la première question que

posa le Magicien depuis son arrivée.Brida se réjouit parce qu’ill’écoutait, ce dont elle n’était pas

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certaine jusqu’à ce moment.« J’ai confiance, répondit-elle. Et

j’ai confiance dans la Tradition de laLune. Mais je sais que la Traditiondu Soleil m’a aidée, quand tu m’asobligée à comprendre la NuitObscure. C’est pour cela que je suisrevenue.

— Alors assieds-toi et contemplele coucher du soleil, dit le Magicien.

— Je ne vais pas rester denouveau seule dans la forêt,répondit-elle. La dernière fois... »

Le Magicien l’interrompit.« Ne dis pas cela. Dieu est dans

les mots. »Wicca avait dit la même chose.

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« Qu’ai-je dit de mal ?— Si tu dis “la dernière fois”, cela

peut vraiment le devenir. En réalité,ce que tu as voulu dire, c’était “lafois précédente”. »

Brida était inquiète. Dorénavant,il lui faudrait faire très attentionaux mots. Elle décida de s’asseoir etde rester calme, faisant ce que leMagicien lui avait dit — contemplerle coucher du soleil.

Cela la rendait nerveuse. Il restaitencore presque une heure avant lecrépuscule, et Brida avait beaucoupà dire et à demander. Chaque foisqu’elle se retrouvait immobile, àcontempler un spectacle, elle avait

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la sensation de gaspiller un tempsprécieux, en ne faisant pas certaineschoses, en ne rencontrant pascertaines personnes ; elle se disaittoujours qu’elle aurait pu mettreson temps à profit autrement, ayantencore beaucoup à apprendre.Cependant, à mesure que le soleils’approchait de l’horizon et que lesnuages se remplissaient de rayonsdorés et roses, Brida avait lasensation de n’avoir lutté dans lavie que pour pouvoir un jours’asseoir et contempler un coucherde soleil pareil à celui-là.

« Sais-tu prier ?» demanda leMagicien à un certain moment.

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Bien sûr, Brida savait. N’importequi au monde savait prier.

« Alors, dès que le soleil toucheral’horizon, fais une prière. Dans laTradition du Soleil, c’est au traversdes prières que les genscommunient avec Dieu. La prière,quand elle est faite avec les mots del’âme, est beaucoup plus puissanteque tous les rituels.

— Je ne sais pas prier, parce quemon âme est silencieuse », réponditBrida.

Le Magicien rit.« Seuls les grands illuminés ont

l’âme silencieuse.— Alors, pourquoi ne sais-je pas

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prier avec l’âme ?— Parce qu’il te manque

l’humilité pour l’écouter, et savoirce qu’elle désire. Tu as honted’écouter les demandes de ton âme.Et tu as peur de porter cesdemandes jusqu’à Dieu, parce quetu penses qu’il n’a pas le temps des’en préoccuper. »

Elle se trouvait devant un coucherde soleil, et à côté d’un sage.Cependant, chaque fois que dans savie arrivaient des moments commecelui-là, elle avait l’impressionqu’elle ne les méritait pas.

« Oui, je me trouve indigne. Jepense que la quête spirituelle a été

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faite pour des personnes meilleuresque moi.

— Ces personnes, si tant estqu’elles existent, n’ont rien àchercher. Elles sont déjà la propremanifestation de l’esprit. La quête aété faite pour des gens commenous. »

« Comme nous », avait-il dit. Etpourtant, il était allé beaucoup plusloin qu’elle.

« Dieu est au plus haut des cieux,dans la Tradition du Soleil commedans la Tradition de la Lune », ditBrida, comprenant que la Traditionétait la même, que seule différait lamanière d’enseigner.

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« Alors, apprends-moi à prier, s’ilte plaît. »

Le Magicien se tourna droit versle soleil et ferma les yeux.

« Nous sommes des êtreshumains et nous méconnaissonsnotre grandeur, Seigneur. Accorde-nous l’humilité de demander cedont nous avons besoin, Seigneur,parce que aucun désir n’est vain etaucune demande futile. Chacun saitde quoi nourrir son âme ; donne-nous le courage de regarder nosdésirs comme s’ils venaient de lasource de Ton éternelle Sagesse. Cen’est qu’en acceptant nos désirs quenous pouvons avoir une idée de ce

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que nous sommes, Seigneur. Amen.« Maintenant, c’est ton tour, dit le

Magicien.— Seigneur, fais que je

comprenne que tout ce qui m’arrivede bon dans la vie, je le mérite. Faisque je comprenne que ce qui mepousse à chercher Ta vérité est lamême force qui a animé les saints,et que les doutes que j’éprouve sontles mêmes doutes que ceux qu’ilsont éprouvés, et que les faiblessesque je ressens sont les mêmes queles saints ont ressenties. Fais que jesois assez humble pour accepterque je ne suis pas différente desautres, Seigneur. Amen. »

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Ils demeurèrent silencieux,regardant le coucher du soleil, etpuis le dernier rayon de ce jourabandonna les nuages. Leurs âmespriaient, demandaient, etremerciaient d’être ensemble.

« Allons au bar du village », dit le

Magicien.Brida remit ses chaussures et ils

commencèrent la descente. Encoreune fois elle se rappela le jour oùelle était allée jusqu’à la montagneà sa recherche. Elle se promitqu’elle ne raconterait plus cettehistoire qu’une seule fois dans savie ; elle n’avait pas besoin de

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continuer à se convaincre elle-même.

Le Magicien regarda la jeune fillequi descendait devant lui,s’efforçant de montrer que le solhumide et les pierres lui étaientfamiliers, et trébuchant à chaqueinstant. Son coeur se réjouit un peu,mais il fut bientôt de nouveau surses gardes.

Parfois, certaines bénédictions deDieu entrent en brisant toutes lesvitres en mille éclats.

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Tandis qu’ils descendaient lamontagne, le Magicien pensa qu’ilétait bon que Brida soit près de lui.Il était, lui aussi, un homme pareil àtous les autres, avec les mêmesfaiblesses, les mêmes vertus — etjusqu’à présent, il n’était pashabitué au rôle de Maître. Au début,quand des gens venaient de diversendroits d’Irlande jusqu’à cetteforêt à la recherche de sesenseignements, il parlait de laTradition du Soleil et leurdemandait de comprendre ce qui setrouvait autour d’eux. Dieu y avaitconservé Sa sagesse, et touspouvaient la comprendre à travers

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quelques pratiques, rien de plus. Lamanière d’enseigner selon laTradition du Soleil avait déjà étédécrite deux mille ans plus tôt parl’Apôtre : « Et j’étais devant vousfaible, craintif et tout tremblant ;ma parole et ma prédicationn’avaient rien des discourspersuasifs de la sagesse, mais ellesétaient une démonstration faite parla puissance de l’Esprit, afin quevotre foi ne soit pas fondée sur lasagesse des hommes, mais sur lapuissance de Dieu. »

Cependant, les gens paraissaientincapables de comprendre sespropos sur la Tradition du Soleil, et

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ils étaient déçus parce qu’il était unhomme comme tous les autres.

Il affirmait que non, qu’il était unMaître, et qu’il ne faisait quedonner à chacun de bons moyenspour acquérir la Sagesse. Mais illeur fallait beaucoup plus : il leurfallait un guide. Ils ne comprenaientpas cette Nuit-là, ils necomprenaient pas que n’importequel guide dans la Nuit Obscuren’éclairerait, de sa lampe, que ceque lui-même voudrait voir. Et si,par hasard, cette lampe venait às’éteindre, les gens seraient perdus,ne connaissant pas le chemin duretour.

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Mais ils avaient besoin d’unguide. Et, pour être un bon Maître,il lui fallait aussi accepter lesbesoins des autres.

Alors il se mit à remplir sesenseignements d’éléments inutilesmais fascinants, que tous fussentcapables d’accepter et d’apprendre.La méthode réussit. Les gensapprenaient la Tradition du Soleil,et quand enfin ils arrivaient àcomprendre que beaucoup dechoses que le Magicien leur avaitfait faire étaient absolumentinutiles, ils se moquaient d’eux-mêmes. Et le Magicien étaitcontent, parce qu’il avait enfin

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réussi à apprendre à enseigner. Brida était différente. Son oraison

avait profondément touché l’âme duMagicien. Elle parvenait àcomprendre qu’aucun être humainqui a marché sur cette planète n’aété ou n’est différent des autres.Peu de gens étaient capablesd’affirmer à haute voix que lesgrands Maîtres du passé avaient lesmêmes qualités et les mêmesdéfauts que tous les hommes, etque cela ne diminua guère leuraptitude à chercher Dieu. Se croirepire que les autres, c’était l’un desactes d’orgueil les plus violents qu’il

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connaissait — c’était recourir à lamanière la plus destructricepossible d’être différent.

Quand ils arrivèrent au bar, leMagicien demanda deux doses dewhisky.

« Regarde ces gens, dit Brida. Ilsdoivent venir ici tous les soirs. Ilsdoivent faire toujours la mêmechose. »

Le Magicien douta soudain queBrida se sentît vraiment pareille auxautres.

« Tu te préoccupes trop des gens,répondit-il. Ils sont un miroir detoi-même.

— Je le sais. J’avais découvert ce

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qui pouvait me rendre joyeuse ou cequi me rendait triste. Tout d’uncoup, j’ai compris qu’il fallaitmodifier ces notions. Mais c’estdifficile.

— Qu’est-ce qui t’a fait changerd’avis ?

— L’Amour. Je connais unhomme qui me complète. Il y a troisjours, il m’a montré que son mondeaussi était plein de mystères. Alorsje ne suis pas seule. »

Le Magicien resta impassible.Mais il se rappela les bénédictionsde Dieu qui brisent les vitres enmille éclats.

« L’aimes-tu ?

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— J’ai découvert que je pouvaisl’aimer encore davantage. Si cechemin ne m’enseigne rien denouveau à partir de maintenant, j’aiau moins appris quelque chosed’important : il faut courir desrisques. »

Il avait préparé une grande nuit,pendant qu’ils descendaient lamontagne. Il voulait montrercombien il avait besoin d’elle,montrer qu’il était un hommecomme tous les autres, lassé de tantde solitude. Mais elle ne voulait quedes réponses à ses questions.

« Il y a un phénomène étrangedans l’air », dit la jeune fille.

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L’atmosphère semblait différente.« Ce sont les Messagers, répondit

le Magicien. Les démons artificiels,ceux qui ne font pas partie du brasgauche de Dieu, ceux qui ne nousconduisent pas vers la lumière. »

Ses yeux brillaient. Quelque choseavait vraiment changé, et il parlaitde démons.

« Dieu a créé la légion de Son brasgauche pour que nous nousperfectionnions, pour que noussachions que faire de notre mission,continua-t-il. Mais il a laissé à lacharge de l’homme le pouvoir deconcentrer les forces des ténèbres,et de créer ses propres démons. »

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C’était ce qu’il faisait maintenant.« Nous pouvons aussi concentrer

les forces du Bien, dit la jeune fille,un peu effrayée.

— Nous ne le pouvons pas. »Il était bon qu’elle posât une

question, il avait besoin de sedistraire. Il ne voulait pas faireapparaître un démon. Dans laTradition du Soleil, on les appelaitMessagers, et ils pouvaient fairebeaucoup de bien, ou beaucoup demal ; aux grands Maîtres seulementil était permis de les invoquer. Ilétait un grand Maître, mais il s’yrefusait maintenant, parce que laforce du Messager était dangereuse,

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surtout quand elle était mêlée auxdéceptions de l’amour.

Brida était désorientée par la

réponse. Le Magicien agissait d’unemanière étrange.

« Nous ne pouvons pasconcentrer le Bien, continua-t-il,faisant un immense effort pourveiller à ses propres paroles. LaForce du Bien se répand toujours,comme la Lumière. Quand tu émetsles vibrations du Bien, tu soulagestoute l’humanité. Mais quand tuconcentres les forces du Messager,tu ne fais du bien — ou du mal —qu’à toi-même. » Ses yeux

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brillaient. Il appela le patron du baret régla l’addition.

« Allons jusque chez moi, dit-il.Je vais préparer un thé et tu mediras quelles sont les questionsimportantes de ta vie. »

Brida hésita. C’était un hommeattirant. Elle aussi était séduisante.Elle avait peur que cette nuit ne vîntruiner son apprentissage.

« Je dois courir des risques », serépéta-t-elle.

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La maison du Magicien se situaitun peu à l’écart du village. Bridaobserva que, bien qu’assezdifférente de celle de Wicca, elleétait confortable et décorée avecsoin. Cependant, il n’y avait aucunlivre en vue : le vide prédominait,avec peu de meubles.

Ils allèrent à la cuisine préparer lethé et revinrent au salon.

« Qu’es-tu venue faire iciaujourd’hui ? demanda le Magicien.

— Je m’étais promis que jereviendrais le jour où je sauraisquelque chose.

— Et tu sais ?— Un peu. Je sais que le chemin

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est simple, et par conséquent plusdifficile que je ne l’avais pensé.Mais je serai brève. Voici lapremière question : pourquoi perds-tu ton temps avec moi ?»

« Parce que tu es mon AutrePartie », pensa le Magicien.

« Parce que j’ai moi aussi besoinde quelqu’un avec qui parler,répondit-il.

— Que penses-tu du chemin quej’ai choisi, celui de la Tradition de laLune ?»

Le Magicien devait dire la vérité.Même s’il préférait que la vérité futautre.

« C’était ton chemin. Wicca a tout

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à fait raison. Tu es une sorcière. Tuvas apprendre dans la mémoire duTemps les leçons que Dieu aenseignées. »

Et il se demanda pourquoi la vieétait ainsi, pourquoi il avaitrencontré une Autre Partie pour quila seule manière possibled’apprendre était la Tradition de laLune.

« Je n’ai plus qu’une question »,dit Brida.

Il se faisait tard, bientôt il n’yaurait plus de bus. « Je doisconnaître la réponse, et je sais queWicca ne me la donnera pas. Je lesais parce que c’est une femme qui

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me ressemble — elle sera toujoursma Maîtresse mais, concernant cesujet, elle sera toujours une femme.Je veux savoir comment rencontrermon Autre Partie. »

« Elle est devant toi », pensa leMagicien.

Mais il ne répondit rien. Il allajusqu’à un coin du salon et éteignitles lumières. Il ne laissa alluméequ’une sculpture en acrylique, queBrida n’avait pas remarquée enentrant ; elle contenait de l’eau, etdes bulles qui montaient etdescendaient, emplissant la pièce derayons rouges et bleus.

« Nous nous sommes déjà

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rencontrés deux fois, dit leMagicien, les yeux fixés sur lasculpture. Je n’ai la permissiond’enseigner qu’à travers la Traditiondu Soleil. La Tradition du Soleilréveille chez les créatures la sagesseancestrale qu’elles possèdent.

— Comment puis-je découvrirmon Autre Partie par la Traditiondu Soleil ?

— Voilà la grande quête des genssur la Terre. »

Le Magicien répéta, sans levouloir, les mots de Wicca.

Peut-être ont-ils appris avec lemême Maître, pensa Brida.

« Et la Tradition du Soleil a mis

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dans le monde, pour que tous levoient, le signe de leur AutrePartie : l’étincelle dans les yeux.

— J’ai vu briller beaucoup d’yeux,dit Brida. Aujourd’hui même, dansle bar, j’ai vu tes yeux briller. C’estde cette façon que tout le mondecherche. »

« Elle a déjà oublié son oraison,pensa le Magicien. Elle croit denouveau qu’elle est différente desautres. Elle est incapable dereconnaître ce que Dieu lui montresi généreusement. »

« Je ne comprends pas les yeux,insista-t-elle. Je veux savoircomment les gens découvrent leur

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Autre Partie par la Tradition de laLune. »

Le Magicien se tourna vers Brida.Ses yeux étaient froids et dépourvusd’expression.

« Tu es triste pour moi, je le sais,continua-t-elle. Triste parce que jene réussis pas encore à apprendre àtravers les choses simples. Ce quetu ne comprends pas, c’est que lesgens souffrent, se cherchent et setuent par amour, sans savoir qu’ilsaccomplissent la mission divine derencontrer leur Autre Partie. Tu asoublié, parce que tu es un sage etque tu ne te souviens plus des gensordinaires ; je porte en moi des

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millénaires de désillusion, et jen’arrive plus à apprendre certaineschoses à travers la simplicité de lavie. »

Le Magicien resta impassible.« Un point, dit-il. Un point

brillant sur l’épaule gauche del’Autre Partie. C’est ainsi dans laTradition de la Lune.

— Je m’en vais », dit-elle. Et elledésira qu’il la priât de rester. Elleaimait être là. Il avait répondu à saquestion.

Le Magicien, cependant, se leva etla conduisit jusqu’à la porte.

« Je vais apprendre tout ce que tusais, dit-elle. Je vais découvrir

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comment on voit ce point. »Le Magicien attendit que Brida ait

disparu sur la route. Il y avait unbus qui retournait à Dublin dans lademi-heure suivante, et il n’avaitpas à s’inquiéter. Ensuite, il allajusqu’au jardin et exécuta le rituelde toutes les nuits ; il avaitl’habitude de ces gestes, maisparfois il fallait beaucoup d’effortspour atteindre la concentrationnécessaire. Aujourd’huiparticulièrement, il se dispersait.

Le rituel terminé, il s’assit sur leseuil de la porte et resta à regarderle ciel. Il pensa à Brida. Il pouvait lavoir dans le bus, le point lumineux

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sur son épaule gauche, que lui seulétait capable de reconnaître, car elleétait son Autre Partie. Il se ditqu’elle était sans doute trèsanxieuse de conclure une quêtequ’elle avait entreprise le jour de sanaissance. Il se dit qu’elle étaitfroide et distante depuis qu’ilsétaient arrivés chez lui, et quec’était bon signe. Cela signifiaitqu’elle était troublée par sespropres sentiments ; elle sedéfendait de ce qu’elle ne pouvaitcomprendre.

Il pensa aussi, avec une certainecrainte, qu’elle était amoureuse.

« Chaque être peut rencontrer

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son Autre Partie, Brida », dit touthaut le Magicien aux plantes de sonjardin. Mais au fond, il comprit quelui aussi, bien qu’il connût depuistant d’années la Tradition, avaitencore besoin de renforcer sa foi, etqu’il s’adressait à lui-même.

« Tous, à un certain moment denos vies, nous la croisons et nous lareconnaissons, continua-t-il. Si jen’étais pas un Magicien, et si je nevoyais pas le point sur ton épaulegauche, il me faudrait un peu plusde temps pour t’accepter. Mais tulutterais pour moi, et un jour, jeverrais l’étincelle dans tes yeux.

« Mais je suis un Magicien, et

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maintenant, c’est moi qui doislutter pour toi. Pour que toute maconnaissance se transforme ensagesse. »

Il resta longtemps à regarder lanuit et à penser à Brida dans le bus.Il faisait plus froid que d’habitude— l’été allait bientôt s’achever.

« Il n’existe pas non plus de

risque dans l’Amour, et tu vasl’apprendre par toi-même. Il y a desmilliers d’années que les gens secherchent et se trouvent. »

Mais soudain, il se rendit comptequ’il avait peut-être tort. Il y avaittoujours un risque, un seul risque.

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Qu’une même personne croiseplus d’une Autre Partie dans lamême incarnation.

Cela aussi arrivait depuis desmillénaires.

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HIVER ETPRINTEMPS

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Durant les deux mois suivants,Wicca initia Brida aux premiersmystères de la sorcellerie. Selonelle, les femmes apprenaient cesmatières plus rapidement que leshommes, parce que chaque moisavait lieu dans leur corps le cyclecomplet de la Nature : naissance,vie et mort. « Le Cycle de la Lune »,dit-elle.

Brida dut acheter un cahier viergeet y inscrire toutes ses expériencespsychiques à partir de leur premièrerencontre. Le cahier devait êtrerégulièrement mis à jour, et portersur sa couverture une étoile à cinqbranches, qui associait tout ce qui

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était écrit à la Tradition de la Lune.Wicca lui raconta que toutes lessorcières possédaient un cahiercomme celui-là, appelé Le Livre desOmbres, en hommage aux soeursmortes durant quatre siècles dechasse aux sorcières.

« Pourquoi dois-je faire toutcela ?

— Nous devons réveiller le Don.Sans lui, tu ne pourrais connaîtreque les Petits Mystères. Le Don estta manière de servir le monde. »

Brida dut réserver un coininutilisé de sa maison pour installerun petit oratoire sur lequel unebougie brûlait jour et nuit. La

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bougie, selon la Tradition de laLune, était le symbole des quatreéléments et contenait en elle laterre de la mèche, l’eau de laparaffine, le feu qui brûlait et l’airqui permettait au feu de brûler. Labougie servait également à luirappeler qu’elle avait une mission àaccomplir, et qu’elle était engagéedans cette mission. Seule la bougiedevait demeurer visible — le restedevait être caché à l’intérieur d’unebibliothèque ou d’un tiroir ; depuisle Moyen Âge, la Tradition de laLune exigeait que les sorcièresentourent leurs activités du plusgrand secret ; diverses prophéties

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annonçaient le retour des Ténèbresà la fin du millénaire.

Chaque fois que Brida rentraitchez elle et regardait la flamme dela bougie qui brûlait, elle sentaitune responsabilité étrange, quasisacrée.

Wicca lui ordonna de toujoursprêter attention au bruit du monde.« Où que tu sois, tu peux écouter lebruit du monde, dit la sorcière. C’estun bruit qui ne cesse jamais, qui estprésent dans les montagnes, dans laville, dans les cieux et au fond de lamer. Ce bruit, semblable à unevibration, est l’Âme du Monde quise transforme, qui marche vers la

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lumière. La sorcière doit y êtreattentive, car elle est une pièceimportante dans cette longuecourse. »

Wicca expliqua aussi que lesAnciens parlaient à notre mondepar l’intermédiaire des symboles.Même si personne n’écoutait,même si presque tous avaientoublié le langage des symboles, lesAnciens ne cessaient jamais deparler.

« Ce sont des êtres comme nous ?demanda Brida, un jour.

— Nous sommes eux. Et nouscomprenons soudain tout ce quenous avons découvert dans nos vies

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passées, et tout ce que les grandssages ont inscrit dans l’Univers.Jésus a dit : “Il en est du Royaumede Dieu comme d’un homme quijette la semence en terre : qu’ildorme ou qu’il soit debout, la nuitet le jour, la semence germe etgrandit, il ne sait comment.”

« L’humanité boit toujours à cettesource intarissable, et quand tousaffirment qu’elle est perdue, elletrouve un moyen de survivre. Elle asurvécu quand les singes ont chasséles hommes des arbres, quand leseaux ont recouvert la terre. Et ellesurvivra lorsque tous se préparerontpour la catastrophe finale.

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« Nous sommes responsables del’Univers, parce que nous sommesl’Univers. »

Plus Brida côtoyait cette femme,plus elle constatait à quel point elleétait jolie.

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Wicca continua à lui enseigner laTradition de la Lune. Elle lui fitfabriquer un poignard dont la lamedevait être à double tranchant, etirrégulière comme une flamme.Brida chercha dans plusieursboutiques, sans rien trouver desemblable ; mais Lorens résolut leproblème en demandant à unchimiste spécialiste des métaux quitravaillait à l’université de fabriquerune lame de ce genre. Ensuite, iltailla lui-même un manche en boiset offrit à Brida le poignard. C’étaitsa manière d’affirmer qu’ilrespectait sa quête.

Le poignard fut consacré par

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Wicca, au cours d’un rituelcompliqué qui mêlait parolesmagiques, dessins au charbon sur lalame et quelques coups frappés àl’aide d’une cuiller en bois. Lepoignard devait être utilisé commeun prolongement de son bras, enmaintenant toute l’énergie du corpsconcentrée dans la lame. Pour cela,les fées se servaient d’une baguettemagique et les magiciens avaientbesoin d’une épée.

Quand Brida se montra surprisepar le charbon et la cuiller en bois,Wicca expliqua qu’à l’époque de lachasse aux sorcières, lesmagiciennes étaient obligées

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d’utiliser des instruments quipouvaient se confondre avec desobjets de la vie quotidienne. Cettetradition fut maintenue avec letemps dans le cas de la lame, ducharbon, et de la cuiller en bois. Lesvrais instruments qu’utilisaient lesAnciens s’étaient complètementperdus.

Brida apprit à brûler l’encens et àutiliser le poignard dans des cerclesmagiques. Il y avait un rituel qu’elleétait obligée de réaliser chaque foisque la lune changeait de phase ; ellese dirigeait vers la fenêtre avec unecoupe pleine d’eau et laissait la lunese refléter à la surface du liquide.

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Puis elle faisait en sorte que sonvisage se reflétât dans l’eau, defaçon que l’image de la lune fût bienau milieu de sa tête. Lorsqu’elleétait totalement concentrée, ellefrappait l’eau avec le poignard, afinqu’elle et la lune se divisent enplusieurs reflets.

Cette eau devait être bueimmédiatement et le pouvoir de lalune, alors, grandissait en elle.

« Rien de tout cela n’a de sens »,déclara un jour Brida. Wicca n’yaccorda pas grande importance, illui était arrivé de penser la mêmechose. Mais elle se rappela lesparoles de Jésus sur la semence qui

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grandit mystérieusement enchacun.

« Peu importe que cela ait unsens ou non, répliqua-t-elle.Souviens-toi de la Nuit Obscure.Plus tu feras cela, plus les Ancienscommuniqueront, d’abord d’unemanière que tu ne comprends pascar seule ton âme écoute. Et unbeau jour, les Voix se réveilleront. »

Brida ne voulait pas seulementréveiller les Voix, elle voulaitconnaître son Autre Partie. Maiselle ne commentait pas ces sujetsavec Wicca.

Il lui était interdit de retournerdans le passé. Selon Wicca, c’était

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rarement nécessaire.« N’utilise pas non plus les cartes

pour voir l’avenir. Les cartes neservent que pour le progrèssilencieux, celui qui pénètre sansêtre perçu. » Brida devait ouvrir letarot trois fois par semaine etregarder les cartes étalées. Lesvisions n’apparaissaient pastoujours et, quand ellesapparaissaient, c’étaient en généraldes scènes incompréhensibles.Quand elle protestait contre lesvisions, Wicca affirmait que cesscènes avaient une significationtellement profonde qu’elle étaitencore incapable de la saisir.

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« Pourquoi ne dois-je pas lire lesort ?

— Seul le présent a le pouvoir surnos vies, répondit Wicca. Quand tulis le sort dans un jeu de cartes, tuattires l’avenir vers le présent. Etcela risque de causer de gravesdégâts : le présent peut brouiller tonavenir. »

Une fois par semaine, ellesallaient jusqu’au bois, et la sorcièreenseignait à l’apprentie le secret desherbes. Pour Wicca, chaque choseen ce monde portait la signature deDieu, en particulier les plantes.Certaines feuilles ressemblaient aucoeur, et elles étaient bonnes pour

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les maladies cardiaques, tandis queles fleurs dont la forme rappelait lesyeux soignaient les problèmesophtalmiques. Brida commença àdécouvrir que beaucoup d’herbespossédaient réellement une granderessemblance avec les organeshumains et, dans un abrégé demédecine populaire que Lorensemprunta à la bibliothèque del’université, elle découvrit desrecherches qui donnaient raison à latradition des paysans et dessorcières.

« Dieu a mis dans les forêts sapharmacie, dit Wicca, un jour oùelles se reposaient toutes deux sous

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un arbre. Pour que tous les hommespuissent être en bonne santé. »

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Brida savait que sa maîtresseavait d’autres apprentis, mais il luifut difficile de le découvrir — lechien ne manquait jamais d’aboyerà l’heure juste. Cependant, elle avaitcroisé dans l’escalier une dame, unejeune fille qui avait à peu près sonâge, et un homme en costume.Brida accompagnait discrètementleurs pas dans l’immeuble et lesvieilles planches du sol dénonçaientleur destination : l’appartement deWicca.

Un jour, Brida se risqua às’enquérir des autres disciples.

« La force de la sorcellerie est uneforce collective, répondit Wicca. Ce

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sont les différents Dons quimaintiennent l’énergie du travailtoujours en mouvement. Ilsdépendent l’un de l’autre. »

Wicca expliqua qu’il existait neufDons, et que la Tradition du Soleilcomme celle de la Lune veillaient àce qu’ils traversent les siècles.

« De quels Dons s’agit-il ?»Wicca rétorqua à Brida qu’elle

était paresseuse, qu’elle passait sontemps à poser des questions, etqu’une vraie sorcière devaits’intéresser à toutes les quêtesspirituelles du monde. Elle luiconseilla de relire la Bible (« danslaquelle se trouve toute la vraie

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sagesse occulte ») et de chercher lesDons dans la première Épître desaint Paul aux Corinthiens. Bridachercha et découvrit les neuf Dons :le message de sagesse, le messagede la connaissance, la foi, laguérison, le pouvoir de faire desmiracles, la prophétie, lediscernement des esprits, le don deparler en langues, et celui de lesinterpréter.

Alors seulement elle comprit quelétait le don qu’elle cherchait : celuide parler avec les esprits.

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Wicca apprit à danser à Brida. Ellelui dit qu’elle devait déplacer soncorps en accord avec le bruit dumonde, cette vibration toujoursprésente. Il n’y avait aucunetechnique spéciale, il lui suffisait deréaliser n’importe quel mouvementqui lui venait à l’esprit. Mais Bridaeut besoin d’un peu de temps pours’habituer à agir et à danser sanslogique.

« Le Magicien de Folk t’a apprisce qu’est la Nuit Obscure. Dans lesdeux Traditions, qui en réalité nefont qu’une, la Nuit Obscure est laseule manière de progresser. Quandnous nous enfonçons sur le chemin

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de la magie, notre premier geste estde nous abandonner à un pouvoirsupérieur. Nous serons confrontés àdes choses que nous necomprendrons jamais.

« Plus rien n’aura la logique àlaquelle nous sommes habitués.Nous allons comprendre avec notreseul coeur, et cela peut faire un peupeur. Le voyage va ressembler,pendant très longtemps, à une NuitObscure. Toute quête est un acte defoi.

« Mais Dieu, qui est plus difficileà comprendre qu’une Nuit Obscure,apprécie notre acte de foi. Il noustient la main et nous guide à travers

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le Mystère. »Wicca parlait du Magicien sans

rancoeur ni chagrin. Brida setrompait, elle n’avait jamais eu derelation amoureuse avec lui ; c’étaitécrit dans ses yeux. L’irritation del’autre jour venait peut-être du faitque leurs chemins étaientdifférents. Les sorciers et lesmagiciens étaient vaniteux, etchacun voulait prouver à l’autre quesa quête était la plus juste.

Brusquement, elle se renditcompte de ce qu’elle venait depenser.

Wicca n’était pas amoureuse duMagicien, à cause de ses yeux.

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Elle avait vu cela dans des films,dans des livres. Tout le mondesavait reconnaître les yeux d’unepersonne amoureuse.

« Je n’arrive à comprendre leschoses simples qu’après m’êtreattelée aux compliquées, pensa-t-elle. Peut-être un jour pourrai-jesuivre la Tradition du Soleil. »

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On était déjà à la mi-automne, etle froid commençait à devenirinsupportable, quand Brida reçut uncoup de téléphone de Wicca.

« Retrouvons-nous dans la forêt.Dans deux jours, la nuit de lanouvelle lune, un peu avant latombée de la nuit. »

Elle n’en dit pas plus.Brida passa les deux jours à

penser au rendez-vous. Elleaccomplit les rituels habituels,dansa sur le bruit du monde. « Jepréférerais que ce soit unechanson », pensait-elle, chaque foisqu’elle devait danser. Mais elles’accoutumait presque à bouger son

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corps en suivant cette étrangevibration, qu’elle parvenait à mieuxsentir pendant la nuit, ou dans lesendroits silencieux comme leséglises. Wicca lui avait dit quelorsqu’on dansait sur la musique dumonde, l’âme s’habituait mieux aucorps, et les tensions diminuaient.Brida commença à observercomment les gens marchaient dansles rues sans savoir où mettre leursmains, sans bouger les hanches etles épaules. Elle eut envied’expliquer à tous que le mondejouait une mélodie, que s’ilsdansaient un peu sur cette musique,en laissant seulement leur corps

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bouger sans logique quelquesminutes par jour, ils se sentiraientbien mieux.

Mais cette danse était de laTradition de la Lune et n’étaitconnue que des sorcières. Il y avaitcertainement quelque chose desemblable dans la Tradition duSoleil. Il y avait toujours quelquechose de semblable dans laTradition du Soleil, bien quepersonne n’aimât apprendre par cemoyen.

« Nous ne parvenons plus à vivreavec les secrets du monde, disait-elle à Lorens. Et cependant ils sonttous devant nous. Je veux être une

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sorcière pour les entrevoir. »

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Le jour convenu, Brida se renditau bois. Elle marcha entre lesarbres, sentant la présence magiquedes esprits de la nature. Six centsans auparavant, ce bois était le lieusacré des druides — jusqu’au jouroù saint Patrick chassa les serpentsd’Irlande, et les cultes druidiquesdisparurent. Le respect pour ce lieuse transmit cependant degénération en génération, etaujourd’hui encore les habitants duvillage voisin le respectaient et lecraignaient.

Elle trouva Wicca dans la

clairière, vêtue de son manteau.

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Avec elle se trouvaient quatreautres personnes, toutes vêtuesnormalement, et toutes desfemmes. Là où plus tôt elle avaitremarqué des cendres, un bûcherétait allumé. Brida regarda le feuavec une peur inexplicable — elle nesavait pas si c’était à cause de lapartie de Loni qu’elle portait en elle,ou si le bûcher était une expériencerépétée dans d’autres incarnations.

D’autres femmes arrivèrent,certaines de son âge, d’autres plusvieilles que Wicca. En tout, ellesétaient neuf.

« Je n’ai pas invité les hommesaujourd’hui. Nous allons attendre le

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règne de la Lune. »Le règne de la Lune, c’était la

nuit.Elles restèrent autour du feu, à

papoter des sujets les plus rebattus,et Brida eut la sensation d’avoir étéinvitée à un thé de commères oùseul le décor différait.

Mais quand le ciel se couvritd’étoiles, l’atmosphère changea.Wicca n’eut à donner aucun ordre ;peu à peu, la conversation prit fin,et Brida se demanda si ellesremarquaient seulementmaintenant la présence du feu et dubois.

Après un moment de silence,

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Wicca prit la parole.« Une fois par an, cette nuit, les

sorcières du monde entier seréunissent pour faire une oraison etrendre hommage à leurs ancêtres.Ainsi le veut la Tradition ; dans ladixième lune de l’année, nousdevons nous rassembler autour dubûcher, qui fut la vie et la mort denos soeurs persécutées. »

Wicca retira de son manteau unecuiller en bois.

« Voici le symbole », dit-elle, en lamontrant à toutes.

Les femmes restèrent debout etse donnèrent la main. Puis, levanten l’air leurs mains jointes, elles

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écoutèrent la prière de Wicca.« Que la bénédiction de la Vierge

Marie et de son fils Jésus descendesur nous cette nuit. Dans notrecorps dort l’Autre Partie de nosancêtres ; que la Vierge Marie nousbénisse.

« Qu’elle nous bénisse parce quenous sommes des femmes, et quenous vivons aujourd’hui dans unmonde où les hommes nous aimentet nous comprennent de plus enplus. Cependant, nous avons dans lecorps la marque des vies passées, etces marques sont encoredouloureuses.

« Que la Vierge Marie nous

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délivre de ces marques et efface àtout jamais notre sentiment deculpabilité. Nous nous sentonscoupables quand nous sortons de lamaison, parce que nous laissonsnos enfants pour gagner de quoi lesnourrir. Nous nous sentonscoupables quand nous restons cheznous, parce qu’il semble que nousne profitons pas de la liberté dumonde. Nous nous sentonscoupables de tout, et nous nepouvons pas être coupables, parceque nous avons toujours été tenuesà l’écart des décisions et du pouvoir.

« Que la Vierge Marie nousrappelle toujours que c’est nous, les

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femmes, qui sommes restées prèsde Jésus au moment où leshommes fuyaient et reniaient leurfoi. Que c’est nous qui avons pleurépendant qu’il portait la croix, quisommes restées à ses pieds àl’heure de la mort, que c’est nousqui avons visité le sépulcre vide.Que nous ne devons pas êtrecoupables.

« Que la Vierge Marie nousrappelle toujours que nous avonsété brûlées et persécutées parce quenous prêchions la religion del’Amour. Tandis que les genstentaient d’arrêter le temps par laforce du péché, nous nous

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réunissions dans les fêtes interditespour célébrer ce qu’il y avait encorede beau dans le monde. C’est pourcela que nous avons étécondamnées et brûlées sur lesplaces.

« Que la Vierge Marie nousrappelle toujours que, tandis que leshommes étaient jugés en placepublique pour des conflitsterritoriaux, les femmes étaientjugées en place publique pour caused’adultère.

« Que la Vierge Marie nousrappelle toujours nos ancêtres, quidevaient se travestir en hommes,comme sainte Jeanne d’Arc, pour

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accomplir la parole du Seigneur. Etpourtant, nous sommes mortes surle bûcher. »

Wicca saisit la cuiller en bois desdeux mains et tendit les bras enavant.

« Voilà le symbole du martyre denos ancêtres. Que la flamme qui adévoré leurs corps reste toujoursallumée dans nos âmes. Parcequ’elles sont en nous. Parce quenous sommes elles. »

Et elle jeta la cuiller en bois dans

le bûcher.

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Brida continua à exécuter lesrituels que Wicca lui avaitenseignés. Elle gardait la bougietoujours allumée, dansait sur lebruit du monde. Elle notait dans leLivre des Ombres ses rencontresavec la sorcière et se rendait dans lebois sacré deux fois par semaine.Elle observa, à sa surprise, qu’ellecomprenait déjà un peu les herbeset les plantes.

Mais les Voix que Wicca désiraitréveiller ne se manifestaient pas.

Elle ne parvenait pas non plus àvoir le point lumineux.

« Peut-être que je ne connais pasencore mon Autre Partie », pensa-t-

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elle avec une certaine crainte. Telétait le destin de celle quiconnaissait la Tradition de la Lune :ne jamais se tromper sur l’hommede sa vie. Cela signifiait que plusjamais, à partir du moment où elledeviendrait une vraie sorcière, ellen’aurait sur l’amour les illusionsque se font toutes les autrespersonnes. Cela signifiait moinssouffrir, c’est vrai — peut-êtremême cela signifiait-il ne plussouffrir du tout, parce qu’ellepouvait aimer tout plusintensément ; l’Autre Partie étaitune mission divine dans la vie dechacun. Même s’il lui fallait partir

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un jour, l’amour pour son AutrePartie — ainsi l’enseignaient lesTraditions — était couronné degloire, de compréhension et d’unenostalgie purificatrice.

Mais cela signifiait aussi qu’àpartir du moment où elle pourraitvoir le point lumineux, elle neconnaîtrait plus les charmes de laNuit Obscure de l’Amour. Bridapensait à toutes les fois où lapassion l’avait torturée, aux nuitsqu’elle avait passées éveillée,attendant quelqu’un qui netéléphonait pas, aux week-endsromantiques qui ne résistaient pas àla semaine suivante, aux fêtes dans

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lesquelles elle jetait des regardsinquiets dans toutes les directions,à la joie de la conquête seulementpour se prouver que c’était possible,à la tristesse de la solitude quandelle était persuadée que le fiancé del’une de ses amies était précisémentle seul homme au monde capable dela rendre heureuse. Tout cela faisaitpartie de son monde, et du mondede tous ceux qu’elle connaissait.C’était cela l’amour, et les genscherchaient leur Autre Partie decette manière depuis lecommencement des temps — enregardant dans les yeux, encherchant à y découvrir la lumière

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et le désir. Elle n’avait jamaisaccordé aucune valeur à tout cela,au contraire, elle pensait qu’il étaitinutile de souffrir pour quelqu’un,inutile de mourir de peur de ne pasrencontrer une autre personne avecqui partager sa vie. Maintenantqu’elle pouvait se délivrer de cettepeur, elle était moins certaine de cequ’elle voulait.

« Est-ce que je veux vraiment voirle point lumineux ?»

Elle se souvint du Magicien, etcommença à penser qu’il avaitraison, et que la Tradition du Soleilétait la seule manière correcte detraiter l’Amour. Mais elle ne pouvait

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pas changer d’avis maintenant ; elleconnaissait un chemin, elle devaitaller jusqu’au bout. Elle savait que,si elle renonçait, il lui serait de plusen plus difficile de faire le moindrechoix dans la vie.

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Un après-midi, après une longueleçon sur les rituels quepratiquaient autrefois les sorcièrespour faire pleuvoir — Brida devaitles noter dans son Livre desOmbres, quand bien même elle neles utiliserait jamais —, Wicca luidemanda si elle se servait de tousles vêtements qu’elle possédait.

« Évidemment non, répondit-elle.— Eh bien, à partir de cette

semaine, porte tout ce qui se trouvedans ton armoire. »

Brida pensa qu’elle n’avait pasbien compris.

« Tout ce qui contient notreénergie doit être toujours en

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mouvement, dit Wicca. Lesvêtements que tu as achetés fontpartie de toi, et représentent desmoments particuliers. Desmoments où tu es sortie de chez toidisposée à te faire un cadeau, parceque tu étais contente du monde.Des moments où quelqu’un t’a faitdu mal, et où tu avais besoin decompenser. Des moments où tu ascru qu’il était nécessaire de changerde vie.

« Les vêtements transformenttoujours l’émotion en matière. Ilssont l’un des ponts entre le visibleet l’invisible. Il y a même certainsvêtements qui peuvent faire du mal,

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parce qu’ils ont été faits pourd’autres et se sont finalementretrouvés en ta possession. »

Brida comprenait ce qu’ellevoulait dire. Il y avait des vêtementsdont elle ne pouvait pas se servir ;chaque fois qu’elle les portait, unmalheur arrivait.

« Débarrasse-toi des vêtementsqui n’ont pas été faits pour toi,insista Wicca. Et sers-toi de tous lesautres. Il est important de gardertoujours la terre retournée, la vagueécumante, et l’émotion enmouvement. L’Univers entierbouge : nous ne pouvons pas resterimmobiles. »

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En arrivant chez elle, Brida mitsur son lit tout le contenu de sonarmoire. Elle regarda chaquevêtement — il y en avait beaucoupdont elle avait oublié l’existence ;d’autres lui rappelaient desmoments heureux du passé, maisils n’étaient plus à la mode. Bridales conservait malgré tout, parceque ces vêtements semblaientposséder une espèce de sortilège —si jamais elle s’en débarrassait, ellerisquait de se défaire des bonneschoses qu’elle avait vécues en lesportant.

Elle regarda les vêtements quiselon elle avaient « le plus de

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vibrations ». Elle avait toujoursnourri l’espoir que ces vibrationss’inverseraient un jour, et qu’ellepourrait les utiliser de nouveau,mais chaque fois qu’elle décidait defaire un « test », elle finissait paravoir des problèmes.

Elle se rendit compte que sarelation aux vêtements étaitapparemment plus compliquée qu’iln’y semblait. Il lui était cependantdifficile d’accepter que Wicca semêle de ce qu’il y avait de plusintime et de plus personnel dans savie, sa façon de s’habiller. Certainsvêtements devaient être réservés àdes occasions particulières, et elle

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seule pouvait décider de leur usage.D’autres ne convenaient pas pour letravail, ou même pour les sorties duweek-end. Pourquoi Wicca devait-elle se mêler de cela ? Jamais Bridan’avait remis en question un ordrede cette dernière ; elle dansait etallumait des bougies, enfonçait despoignards dans l’eau et apprenaitdes choses dont elle ne se serviraitjamais. Elle pouvait accepter quetout cela fasse partie d’uneTradition, une Tradition qu’elle necomprenait pas mais qui parlaitpeut-être à son côté inconnu. Maisau moment où elle touchait à sesvêtements, elle touchait aussi à sa

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manière d’être au monde.Qui sait si Wicca n’avait pas

outrepassé les limites de sonpouvoir ? Qui sait si elle n’était pasen train de tenter d’intervenir dansun domaine qui ne la concernaitpas ?

« Il est plus difficile de changer cequi se trouve à l’extérieur que ce quiest à l’intérieur. »

Quelqu’un avait parlé. D’unmouvement instinctif, Brida regardaeffrayée autour d’elle. Mais elleétait certaine qu’elle n’allait trouverpersonne.

C’était la Voix.La Voix que Wicca voulait

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réveiller.Elle maîtrisa son excitation et sa

peur. Elle resta silencieuse, dansl’attente d’une nouvelleintervention — mais ellen’entendait que le bruit de la rue, leson d’une télévision allumée au loinet le bruit du monde omniprésent.Elle essaya de reprendre la positiondans laquelle elle se trouvait, et depenser aux mêmes choses. Touts’était passé si vite qu’elle n’avaitmême pas sursauté, et n’avait été niétonnée ni fière d’elle-même.

Mais la Voix avait parlé. Même sile monde entier lui prouvait quec’était le fruit de son imagination,

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même si la chasse aux sorcièresrevenait soudain et qu’elle devaitaffronter des tribunaux et mourirsur le bûcher, elle avait la complèteet absolue certitude qu’elle avaitentendu une voix qui n’était pas lasienne.

« Il est plus difficile de changer cequi se trouve à l’extérieur que ce quiest à l’intérieur. » La Voix aurait putenir des propos plus grandioses,puisque c’était la première foisqu’elle l’entendait dans cetteincarnation. Mais soudain, Bridasentit une joie immense l’envahir.Elle eut envie de téléphoner àLorens, de rendre visite au

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Magicien, de raconter à Wicca queson Don était apparu, et qu’ellepouvait maintenant faire partie dela Tradition de la Lune. Elle marchade long en large, fuma quelquescigarettes, et ce n’est qu’une demi-heure plus tard qu’elle réussit à secalmer suffisamment pour serasseoir sur le lit, où tous lesvêtements étaient répandus.

La Voix avait raison. Brida avaitlivré son âme à une femmeétrangère et — aussi absurde quecela puisse paraître — il étaitbeaucoup plus facile de livrer sonâme que sa façon de s’habiller.

Maintenant seulement elle

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comprenait jusqu’à quel point cesexercices, apparemment dépourvusde sens, touchaient à sa vie.Maintenant seulement, elle pouvaitsentir à quel point, en changeant àl’extérieur, elle s’était transforméeintérieurement.

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Quand elle retrouva Brida, Wiccavoulut tout savoir sur la Voix —chaque détail était noté dans LeLivre des Ombres et Wicca futsatisfaite.

« À qui est la Voix ?» demandaBrida.

Mais Wicca avait des choses plusessentielles à dire que de répondreaux étemelles questions de la jeunefille.

« Jusqu’à présent, je t’ai montrécomment revenir au chemin queton âme parcourt depuis plusieursincarnations. Tu as réveillé cetteconnaissance en parlantdirectement avec l’âme par

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l’intermédiaire des symboles et desrituels de nos ancêtres. Tuprotestais, mais ton âme étaitcontente parce qu’elle retrouvait samission. Pendant que tu te mettaisen colère contre les exercices, quetu t’ennuyais de la danse et que lesrituels te faisaient mourir desommeil, ton côté occulte buvait denouveau à la sagesse du Temps, tute rappelais ce que tu avais déjàappris et la semence poussait sansque tu saches comment. Mais lemoment est venu de commencer àapprendre davantage. Cela s’appellel’initiation, car c’est là que se trouveta véritable entrée dans les choses

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que tu dois savoir dans cette vie. LaVoix indique que tu es prête.

« Dans la tradition des sorcières,l’initiation se fait toujours lors deséquinoxes, à ces dates de l’année oùles jours et les nuits ont une duréeégale. Le prochain est l’équinoxe deprintemps, le 21 mars. J’aimeraisque ce soit la date de ton Initiation,parce que moi aussi j’ai été initiéelors de cet équinoxe. Tu sais manierles instruments, et tu connais lesrituels nécessaires pour gardertoujours ouvert le pont entre levisible et l’invisible. Ton âme sesouvient encore des leçons des viespassées, chaque fois que tu réalises

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un rituel que tu connais déjà.« En entendant la Voix, tu as

attiré vers le monde visible ce qui sepassait déjà dans le mondeinvisible. C’est-à-dire que tu ascompris que ton âme était prêtepour l’étape suivante. Le premiergrand objectif a été atteint. »

Brida se souvint qu’elle voulaitaussi voir le point lumineux. Maisdepuis qu’elle avait commencé àréfléchir sur la recherche del’amour, cela perdait chaquesemaine un peu plus de sonimportance.

« Il ne manque qu’une épreuvepour que tu sois admise à

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l’initiation du printemps. Si tu neréussis pas maintenant, net’inquiète pas, ton avenir contientde nombreux équinoxes, et un jourtu seras initiée. Jusqu’à présent, tuas abordé ton côté masculin : laconnaissance. Tu es capable decomprendre ce que tu sais, mais tun’as pas encore touché à la grandeforce féminine, une des forcesmaîtresses de la transformation. Etconnaissance sans transformationn’est pas sagesse.

« Cette force a toujours étéPouvoir en Malédiction, dessorcières en général, et des femmesen particulier. Toutes les personnes

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qui marchent sur la planèteconnaissent cette force. Toutessavent que nous sommes, nous lesfemmes, les grandes gardiennes deces secrets. À cause de cette force,nous avons été condamnées à errerdans un monde périlleux et hostile,parce que nous la réveillions et que,dans certains endroits, elle étaitabominée. Celle qui touche à cetteforce, même sans le savoir, est unieà elle pour le restant de ses jours.On peut être son seigneur ou sonesclave, on peut la transformer enune force magique ou l’utilisertoute sa vie sans jamais se rendrecompte de son immense pouvoir.

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Cette force se trouve dans tout cequi nous entoure, elle est dans lemonde visible des hommes et dansle monde invisible des mystiques.Elle peut être massacrée, humiliée,cachée, niée même. Elle peutdormir des années, oubliée dans uncoin quelconque, elle peut êtretraitée par l’humanité de presquetoutes les manières, sauf une : aumoment où quelqu’un connaît cetteforce, plus jamais il ne pourral’oublier.

— Et quelle est cette force ?— Cesse de me poser des

questions stupides, répondit Wicca.Je sais bien que tu le sais. »

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Brida savait.Le sexe. Wicca écarta un des rideaux d’un

blanc immaculé et montra lepaysage. La fenêtre donnait sur larivière, les vieux immeubles et lesmontagnes à l’horizon. Dans une deces montagnes vivait le Magicien.

« Qu’est-ce que c’est, ça ?demanda Wicca, indiquant le hautd’une église.

— Une croix. Le symbole duchristianisme.

— Un Romain ne serait jamaisentré dans un édifice portant cettecroix. Il aurait pensé qu’il s’agissait

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d’une maison de supplices, puisquece symbole représente l’un des plushorribles instruments de tortureque l’homme ait inventés.

« La croix est la même, mais sasignification a changé. De même,quand les hommes étaient prochesde Dieu, le sexe était la communionsymbolique avec l’unité divine. Lesexe, c’était les retrouvailles avec lesens de la vie.

— Pourquoi les gens quicherchent Dieu s’éloignent-ils engénéral du sexe ?»

Wicca était agacée d’êtreinterrompue. Mais elle décida derépondre.

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« Quand je parle de la force, je neparle pas seulement de l’acte sexuel.Certaines personnes utilisent cetteforce mais ne s’en servent pas. Toutdépend du chemin choisi.

— Je connais cette force, dit Brida.Je sais comment l’utiliser. »

C’était le moment de revenir ausujet.

« Tu connais peut-être le sexe aulit. Ce n’est pas connaître la force.L’homme comme la femme sontabsolument vulnérables à la forcedu sexe, parce que le plaisir et lapeur y ont la même importance.

— Et pourquoi le plaisir et la peurvont-ils ensemble ?»

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Enfin la jeune fille avait posé unequestion à laquelle il valait la peinede répondre.

« Parce que celui qui connaît bienle sexe sait qu’il se trouve devant unphénomène qui n’atteint toute sonintensité que lorsque l’on perd lecontrôle. Quand nous faisonsl’amour avec quelqu’un, nous luidonnons la permission decommunier non seulement avecnotre corps mais aussi avec toutenotre personnalité. Ce sont lesforces pures de la vie quicommuniquent entre elles,indépendamment de nous — et,alors, nous ne pouvons pas cacher

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ce que nous sommes.« Peu importe l’image que nous

avons de nous-mêmes. Peu importeles déguisements, les réponsestoutes faites, les sorties honorables.Dans le sexe, il est difficile detromper l’autre, parce que chacunse montre tel qu’il est réellement. »

Wicca parlait comme quelqu’unqui connaissait bien cette force. Sesyeux brillaient, et il y avait del’orgueil dans sa voix. Peut-êtreétait-ce grâce à cette force qu’ellerestait si attirante. C’était bond’apprendre avec elle : un jour, ellefinirait par découvrir le secret detout ce charme.

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« Pour que l’initiation puisseavoir lieu, tu dois rencontrer cetteforce. Le reste, le sexe des sorcières,appartient aux Grands Mystères, ettu sauras après la cérémonie.

— Comment la rencontrer, alors ?— C’est une formule simple, et

comme toutes les choses simples,ses résultats sont beaucoup plusdifficiles que tous les rituelscompliqués que je t’ai enseignésjusqu’à présent. »

Wicca s’approcha de Brida, la pritpar les épaules et la regarda au fonddes yeux.

« Voici la formule : utilise sanscesse tes cinq sens. S’ils arrivent

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ensemble au moment de l’orgasme,tu seras admise pour l’initiation. »

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« Je suis venue te présenter desexcuses », dit la jeune fille.

Ils se trouvaient à l’endroit où ilss’étaient rencontrés l’autre fois ; lespierres du côté droit de lamontagne, d’où l’on voyaitl’immense vallée.

« Parfois je pense une chose etj’en fais une autre, continua-t-elle.Mais si un jour tu as connu l’amour,tu sais combien il en coûte desouffrir pour lui.

— Oui, je sais », répondit leMagicien. C’était la première foisqu’il parlait de sa vie personnelle.

« Tu avais raison pour le pointlumineux. La vie perd un peu de son

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charme. J’ai découvert que chercherpouvait être aussi intéressant quetrouver.

— Dès que l’on surmonte la peur.— C’est vrai. »Et Brida se réjouit de savoir que

lui aussi, malgré toutes sesconnaissances, ressentait encore lapeur.

Ils se promenèrent tout l’après-

midi dans la forêt recouverte deneige. Ils parlèrent des plantes, dupaysage et des façons qu’ont lesaraignées d’étendre leurs toilesdans cette région. À un certainmoment, ils rencontrèrent un

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berger qui rentrait son troupeau debrebis.

« Bonjour, Santiago !»Le Magicien salua le berger. Puis

il se tourna vers elle.« Dieu a une prédilection

particulière pour les bergers. Cesont des personnes habituées à lanature, au silence, et à la patience.Ils possèdent toutes les vertusnécessaires pour communier avecl’Univers. »

Jusqu’à cet instant, ils n’avaientpas abordé ces sujets, et Brida nevoulait pas aller trop vite. Elle seremit à parler de sa vie et de ce quise passait dans le monde. Son

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sixième sens l’avertit qu’elle devaitéviter le nom de Lorens — elle nesavait pas pourquoi le Magicien luiconsacrait autant d’attention, maiselle devait garder allumée cetteflamme. Pouvoir en Malédiction,avait dit Wicca. Elle avait unobjectif et lui seul pouvait l’aider àl’atteindre.

Ils passèrent près de quelquesagneaux, qui traçaient, avec leurssabots, un joli sentier dans la neige.Cette fois, il n’y avait pas de berger,mais les agneaux semblaient savoiroù ils allaient, et ce qu’ils désiraienttrouver. Le Magicien contempla unlong moment les animaux, comme

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s’il se trouvait face à un grandsecret de la Tradition du Soleil, queBrida ne parvenait pas àcomprendre.

A mesure que la lumière du jourbaissait, se dissipait aussi lesentiment de terreur et de respectqui s’emparait d’elle chaque foisqu’elle rencontrait cet homme ;pour la première fois, elle étaittranquille et confiante à ses côtés.Peut-être parce qu’elle n’avait plusbesoin de démontrer ses Dons —elle avait écouté la Voix, et sonentrée dans le monde de ceshommes et de ces femmes n’étaitqu’une question de temps. Elle

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aussi appartenait au chemin desmystères et, à partir du moment oùelle avait écouté la Voix, l’hommequi se trouvait près d’elle faisaitpartie de son Univers.

Elle eut envie de lui prendre lesmains et de lui demander de luimontrer un peu de la Tradition duSoleil, de même qu’elle demandaitsouvent à Lorens de lui parler desvieilles étoiles. C’était une manièrede dire qu’ils voyaient la mêmechose, sous des angles différents.

Quelque chose lui disait qu’il enavait besoin, et ce n’était pas la Voixmystérieuse de la Tradition de laLune, mais la voix inquiète, et

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parfois stupide, de son coeur. Unevoix qu’elle n’écoutait pasbeaucoup, car elle la conduisaittoujours sur des chemins qu’elle neparvenait pas à comprendre.

Les émotions, tels des chevauxsauvages, voulaient se faireentendre. Brida les laissa courirlibrement quelque temps, jusqu’à cequ’elles s’épuisent. Les émotions luidisaient quel bon après-midi ceserait si elle était amoureuse de lui.Lorsqu’elle était amoureuse, elleétait capable de tout apprendre, etde connaître des choses auxquelleselle n’osait même pas penser, parceque l’amour était la clef pour la

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compréhension de tous lesmystères.

Elle imagina de nombreusesscènes d’amour, puis elle reprit lecontrôle de ses émotions. Alors ellese dit qu’elle ne pourrait jamaisaimer un homme comme celui-là,parce qu’il comprenait l’Univers, ettous les sentiments humainsétaient petits quand on les voyait deloin.

Ils arrivèrent aux ruines d’une

vieille église. Le Magicien s’assit surun des nombreux monticules depierre taillée répandus sur le sol ;Brida nettoya la neige sur le rebord

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d’une fenêtre.« Ce doit être agréable de vivre ici,

de passer les journées dans uneforêt, et la nuit de dormir dans unemaison bien chauffée, dit-elle.

— Oui, c’est bon. Je connais lechant des oiseaux, je sais lire lessignes de Dieu, j’ai appris laTradition du Soleil et la Tradition dela Lune. »

« Mais je suis seul, eut-il envie dedire. Et cela n’avance à rien decomprendre tout l’Univers lorsquel’on est seul. »

Là, devant lui, allongée sur lerebord d’une fenêtre, se trouvaitson Autre Partie. Il pouvait voir le

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point de lumière sur son épaulegauche, et il regretta d’avoir apprisles Traditions. Parce que c’étaitpeut-être ce point qui l’avait faittomber amoureux de cette femme.

« Elle est intelligente. Elle adeviné le danger et maintenant ellene veut plus rien savoir des pointslumineux. »

« J’ai entendu mon Don. Wiccaest une excellente Maîtresse. »

C’était la première fois qu’elleabordait le sujet de la magie cetaprès-midi-là.

« Cette Voix va t’enseigner lesmystères du monde, les mystèresqui sont emprisonnés dans le

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temps, et qui sont portés degénération en génération par lessorcières. »

Il parla sans prêter attention à sespropres paroles. Il tentait de serappeler quand il avait rencontréson Autre Partie pour la premièrefois. Les personnes solitairesperdent le sens du temps, les heuressont longues et les joursinterminables. Pourtant, il savaitqu’ils n’avaient été ensemble quedeux fois. Brida apprenait tout trèsrapidement.

« Je connais les rituels, et je seraiinitiée aux Grands Mystères quandarrivera l’équinoxe. »

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Sa tension revenait.« Il y a, cependant, une chose que

je ne sais pas encore. La Force quetous connaissent et révèrent commeun mystère. »

Le Magicien comprit pourquoielle était venue cet après-midi-là. Cen’était pas seulement pour sepromener au milieu des arbres etlaisser les traces de deux pieds dansla neige, des traces qui serapprochaient à chaque minute.

Brida ajusta le col de son manteauautour de son visage. Il ne savaitpas si elle faisait cela parce que lefroid est plus fort quand on cesse demarcher, ou si elle voulait

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dissimuler sa nervosité.« Je veux apprendre à réveiller la

force du sexe. Les cinq sens, dit-elleenfin. Wicca n’aborde pas ce sujet.Elle dit que, de même que j’aidécouvert la Voix, je découvriraicela aussi. »

Ils demeurèrent quelquesminutes silencieux. Elle sedemandait si elle devait aborder cesujet justement dans les ruinesd’une église. Mais elle se rappelaqu’il existait de nombreusesmanières de travailler la Force. Lesmoines qui avaient vécu là latravaillaient par l’abstinence, et ilsauraient compris ce qu’elle voulait

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dire.« J’ai cherché de toutes les

manières. Je pressens qu’il existeun truc, comme ce truc dutéléphone dont Wicca s’est servieavec le tarot. Quelque chose qu’ellen’a pas voulu me montrer. Je pensequ’elle a appris de la manière laplus difficile, et qu’elle veut que jepasse par les mêmes difficultés.

— C’est pour cela que tu es venueme voir ?» l’interrompit-il.

Brida le regarda au fond des yeux.« Oui. » Elle espéra que la réponse l’avait

convaincu. Mais depuis le moment

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où elle l’avait rencontré, elle n’avaitplus autant de certitude. Le chemindans le bois enneigé, la lumière dusoleil se reflétant sur la neige, laconversation insouciante sur leschoses du monde, tout cela avaitfait galoper ses émotions commedes chevaux sauvages. Elle devait seconvaincre de nouveau qu’ellen’était là qu’à la recherche d’unobjectif, et qu’elle l’atteindrait detoute façon. Parce que Dieu avaitété femme, avant d’être homme.

Le Magicien se leva du monticulede pierres sur lequel il était assis etmarcha jusqu’au seul mur quirestait intact. Au milieu de ce mur,

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il y avait une porte, et il s’appuyasur le seuil. La lumière de l’après-midi frappait son dos. Brida neparvenait pas à voir son visage.

« Il y a une chose que Wicca net’a pas enseignée, dit le Magicien.C’est peut-être par oubli. C’est peut-être aussi parce qu’elle voulait quetu le découvres toute seule.

— Eh bien, je suis là. Je découvreseule. »

Et elle se demanda si, au fond, cen’était pas exactement cela le plande sa Maîtresse : faire en sortequ’elle rencontre cet homme.

« Je vais t’apprendre, dit-ilfinalement. Viens avec moi. »

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Ils marchèrent jusqu’à un endroitoù les arbres étaient plus grands etplus forts. Brida observa que desescaliers rustiques étaient attachésaux troncs de certains arbres. Enhaut de chaque escalier, il y avaitune espèce de cabane.

« C’est ici que doivent vivre lesermites de la Tradition du Soleil »,pensa-t-elle.

Le Magicien examinasoigneusement chaque cabane, sedécida pour l’une d’elles et priaBrida de monter avec lui.

Elle commença à monter. À mi-chemin, elle eut peur, car une chuteaurait pu lui être fatale. Pourtant,

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elle décida de continuer ; elle setrouvait dans un lieu sacré, protégépar les esprits de la forêt. LeMagicien n’avait pas demandé lapermission, mais dans la Traditiondu Soleil, ce n’était peut-être pasnécessaire.

Quand ils arrivèrent en haut, ellepoussa un grand soupir ; encore unefois elle avait vaincu sa peur.

« C’est un bon endroit pourt’enseigner le chemin, dit-il. Un lieupour l’embuscade.

— Pour l’embuscade ?— Ce sont des cabanes de

chasseurs. Elles doivent être enhauteur pour que les animaux ne

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sentent pas l’odeur de l’homme.« Toute l’année, ils laissent de la

nourriture ici. Ils habituent le gibierà toujours revenir dans cet endroitet puis, un beau jour, ils le tuent. »

Brida remarqua qu’il y avait descartouches vides sur le sol. Elle étaitchoquée.

« Regarde en bas », dit-il.Il n’y avait pas assez d’espace

pour deux personnes, et son corpstouchait presque le sien. Elle se levaet regarda en bas ; cet arbre devaitêtre le plus haut de tous, et elleapercevait les cimes d’autres arbres,la vallée, les montagnes couvertesde neige à l’horizon. L’endroit était

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beau ; il n’aurait pas dû dire qu’on ypréparait l’embuscade.

Le Magicien retira le toit de toilede la cabane, et celle-ci fut soudaininondée par les rayons du soleil. Ilfaisait froid, et il sembla à Bridaqu’ils étaient dans un lieu magique,au sommet du monde. Ses émotionsvoulaient cavaler de nouveau, maiselle devait garder tout son contrôle.

« Il n’était pas nécessaire det’amener ici pour t’expliquer ce quetu veux savoir, dit le Magicien. Maisj’ai voulu que tu connaisses un peumieux cette forêt. En hiver, quandgibier et chasseurs sont loin, jemonte souvent dans ces arbres et je

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contemple la Terre. »Il voulait vraiment partager son

monde avec elle. Le sang de Brida semit à couler plus vite. Elle se sentaiten paix, livrée à l’un de cesmoments de la vie où la seulesolution est de perdre le contrôle.

« Toute la relation de l’homme au

monde se fait par l’intermédiairedes cinq sens. S’enfoncer dans lemonde de la magie, c’est découvrirdes sens inconnus, et le sexe nouspousse vers certaines de cesportes. »

Il avait subitement changé de ton.On aurait dit un professeur donnant

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une leçon de biologie à un élève.« C’est peut-être mieux ainsi »,pensa-t-elle, peu convaincue.

« Peu importe que tu cherches lasagesse ou le plaisir dans la force dusexe ; ce sera toujours uneexpérience totale. Parce que c’est laseule activité de l’homme quiconcerne, ou devrait concerner, lescinq sens en même temps. Tous lescanaux qui nous relient à notreprochain sont connectés.

« Au moment de l’orgasme, lescinq sens s’effacent et tu pénètresdans le monde de la magie ; tu n’esplus capable de voir, d’écouter, desentir le goût, le toucher, l’odorat.

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Pendant ces longues secondes, toutdisparaît, laissant place à l’extase,une extase absolument semblable àcelle que les mystiques atteignentpar des années de renoncement etde discipline. »

Brida eut envie de demanderpourquoi les mystiques necherchaient pas cela dans l’orgasme.Mais elle se souvint desdescendants des anges.

« Ce qui pousse vers cette extase,ce sont les cinq sens. Plus ils sontstimulés, plus forte sera l’excitation.Et plus ton extase sera profonde.Comprends-tu ?»

C’était très clair. Elle comprenait

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tout, et elle acquiesça de la tête.Mais cette question créait unedistance entre eux. Elle aurait aiméqu’il fut près d’elle, commelorsqu’ils marchaient dans la forêt.

« C’est tout, dit-il.— Mais cela, je le sais, et pourtant

je n’y arrive pas !» Brida ne pouvaitpas parler de Lorens. Ellepressentait que c’était dangereux.« Tu m’as dit qu’il existait unmoyen d’y parvenir !»

Elle était nerveuse. Les émotionscommençaient à cavaler, et elleperdait le contrôle.

Le Magicien regarda de nouveaula forêt en bas. Brida se demanda

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s’il luttait lui aussi contre lesémotions. Mais elle ne voulait paset ne devait pas croire à ce qu’elleétait en train de penser.

Elle savait ce qu’était la Traditiondu Soleil. Elle savait quel’enseignement de ses Maîtresparlait de l’espace, du moment. Elley avait pensé avant de venir le voir.Elle avait imaginé qu’ils pouvaientse trouver ensemble, comme ilsl’étaient maintenant, sans personneà leurs côtés. Ainsi étaient lesMaîtres de la Tradition du Soleil, ilsenseignaient toujours par l’action,et ne laissaient jamais la théorieprendre trop d’importance. Elle

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avait pensé à tout cela avant devenir jusqu’à la forêt. Elle étaitpourtant venue, parce quemaintenant son chemin comptaitplus que tout. Elle devait poursuivrela tradition de ses nombreuses vies.

Mais il se comportait commeWicca, qui ne faisait que parler deschoses.

« Apprends-moi », dit-elle encoreune fois.

Le Magicien avait les yeux fixés

sur les cimes dépouillées etcouvertes de neige. Il aurait pu, à cemoment-là, oublier qu’il était unMaître et n’être qu’un Magicien, un

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homme comme tous les autres. Ilsavait que son Autre Partie setrouvait devant lui. Il aurait puparler de la lumière qu’il voyait, ellel’aurait cru, et les retrouvaillesauraient été consommées. Même sielle s’en allait en larmes et révoltée,elle finirait par revenir, parce qu’ildisait la vérité — et de même qu’ilavait besoin d’elle, elle aussi avaitbesoin de lui. C’était cela la sagessedes Autres Parties, l’une ne cessaitjamais de reconnaître l’autre.

Mais il était un Maître. Et un jour,dans un village d’Espagne, il avaitfait un serment sacré. Entre autreschoses, ce serment disait qu’aucun

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Maître ne pouvait pousserquelqu’un à faire un choix. Il avaitcommis cette erreur une fois et,pour cette raison, il était resté desannées exilé du monde. Même sicette fois était différente,néanmoins, il ne voulait pasprendre le risque. « Je peuxrenoncer à la Magie pour elle »,pensa-t-il pendant quelquesinstants, et aussitôt il se renditcompte de l’absurdité de sa pensée.Ce n’était pas ce genre derenoncement dont l’Amour avaitbesoin. Le véritable Amourpermettait à chacun de suivre sonpropre chemin, sachant que cela

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n’éloignait jamais l’autre.Il devait avoir de la patience et

continuer à regarder les bergers etsavoir que, tôt ou tard, tous deuxseraient ensemble. C’était la Loi. Ily avait cru toute sa vie.

« Ce que tu demandes est

simple », dit-il enfin. Il restaitmaître de lui-même ; la disciplineavait gagné.

« Fais en sorte que, quand tutouches l’autre, tes cinq sensfonctionnent déjà. Parce que le sexea une vie propre. À partir dumoment où il intervient, tu ne lecontrôles plus, c’est lui qui peu à

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peu te contrôle. Et ce que tu y mets,tes peurs, tes désirs, ta sensibilité,restera tout le temps. C’est pourcela que les gens deviennentimpuissants. Dans le sexe, seull’amour et les cinq sens doiventfonctionner. Ainsi seulement tuconnaîtras la communion avecDieu. » Brida contempla lescartouches éparpillées sur le sol.Elle ne manifesta pas ce qu’elleressentait. Finalement, elleconnaissait déjà le truc. Et, se dit-elle, c’était la seule chose quil’intéressait.

« Voilà tout ce que je peuxt’enseigner. »

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Elle demeurait silencieuse. Leschevaux sauvages étaient domptéspar le silence.

« Respire sept foistranquillement, fais en sorte que tescinq sens fonctionnent avant lecontact physique. Laisse faire letemps. »

Il était un Maître de la Traditiondu Soleil. Il avait surmonté unenouvelle épreuve. Son Autre Partielui faisait aussi apprendre beaucoupde choses.

« Je t’ai montré la vue d’en haut.

Nous pouvons redescendre. »

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Elle regardait distraitement lesenfants qui jouaient sur la place.Quelqu’un lui avait dit un jour quedans toutes les villes il existe un« lieu magique », un endroit oùnous nous rendons quand nousavons besoin de réfléchirsérieusement à notre vie. Cetteplace était son « lieu magique » àDublin. Près de là, elle avait louéson premier appartementlorsqu’elle était arrivée à la grandeville, pleine de rêves et d’espoir. Àcette époque, son projet de vie étaitde s’inscrire à Trinity College et dedevenir professeur de littérature.Elle restait longtemps sur le banc

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où elle était assise maintenant,écrivant des poèmes et tentant de secomporter comme se comportaientses idoles littéraires.

Mais l’argent que son pèreenvoyait était limité, et elle duttrouver un emploi dans l’entreprised’exportations. Elle ne s’en plaignaitpas ; elle était contente de ce qu’ellefaisait et, en ce moment, son travailétait une des choses les plusimportantes de sa vie, parce quec’était lui qui donnait à tout unsentiment de réalité et l’empêchaitde devenir folle. Il permettait unéquilibre précaire entre le mondevisible et l’invisible.

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Les enfants jouaient. Tous cesenfants — comme elle l’avait fait unjour — avaient écouté des histoiresde fées et de sorcières, danslesquelles les magiciennes vêtuesde noir offrent des pommesempoisonnées à de pauvres petitesfilles perdues dans la forêt. Aucunde ces enfants ne pouvait imaginerque là, observant leurs jeux, setrouvait une vraie sorcière.

Cet après-midi-là, Wicca lui avaitdemandé de faire un exercice quin’avait rien à voir avec la Traditionde la Lune ; n’importe qui pouvaitobtenir des résultats. Cependant,elle devait l’exécuter pour que

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fonctionne le pont entre le visible etl’invisible.

La pratique était simple : elledevait s’allonger, se détendre, etimaginer une artère commerçantede la ville. Une fois concentrée, elledevait regarder une vitrine de la ruequ’elle était en train d’imaginer, sesouvenir de tous les détails — lesmarchandises, les prix, ladécoration. L’exercice terminé, elledevait se rendre jusqu’à la rue pourtout vérifier.

Maintenant elle était là à regarder

les enfants. Elle revenait tout justede la boutique, et les marchandises

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qu’elle avait imaginées dans saconcentration étaient exactementles mêmes. Elle se demanda sic’était vraiment un exercice pourdes gens ordinaires ou si ses moisd’entraînement à la sorcellerieavaient contribué au résultat. Ellene connaîtrait jamais la réponse.

Mais la rue de l’exercice setrouvait près de son « lieumagique ». « Il n’y a pas dehasard », pensa-t-elle. Elle avait lecoeur triste à cause d’un problèmequ’elle ne parvenait pas à résoudre :l’Amour. Elle aimait Lorens, elle enétait certaine. Elle savait quelorsqu’elle ferait bon usage de la

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Tradition de la Lune, elle verrait lepoint lumineux sur son épaulegauche. Un après-midi où ils étaientsortis ensemble prendre unchocolat chaud près de la tour quiinspira James Joyce pour Ulysse,elle avait observé l’étincelle dansses yeux.

Le Magicien avait raison. LaTradition du Soleil était le cheminde tous les hommes, et elle était làpour être déchiffrée par quiconquesavait prier, se montrer patient etdésirer ses enseignements. Plus ellese livrait à la Tradition de la Lune,plus elle comprenait et admirait laTradition du Soleil.

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Le Magicien. Elle pensait denouveau à lui. C’était cela leproblème qui l’avait conduitejusqu’à son « lieu magique ».Depuis la rencontre dans la cabanedes chasseurs, elle pensait à luifréquemment. Elle aurait voulualler tout de suite là-bas, lui parlerde l’exercice qu’elle venait de faire ;mais elle savait que ce n’était qu’unprétexte, l’espoir qu’il l’invite denouveau à se promener dans laforêt. Elle avait la certitude qu’elleserait bien reçue, et ellecommençait à croire que lui aussi,pour quelque mystérieuse raison àlaquelle elle n’osait même pas

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penser, aimait sa compagnie.« J’ai toujours eu cette tendance

au délire total », pensa-t-elle,cherchant à éloigner le Magicien deson esprit. Mais elle savait qu’ilreviendrait bientôt.

Elle ne voulait pas continuer. Elleétait une femme, et elle connaissaitbien les symptômes d’une nouvellepassion ; il fallait éviter cela à toutprix. Elle aimait Lorens, elle désiraitque les choses demeurent ainsi. Sonmonde avait déjà suffisammentchangé.

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Le samedi matin, Lorenstéléphona.

« Allons faire un tour, dit-il.Allons aux rochers. »

Brida prépara quelque chose àmanger et ils roulèrent ensembleune heure ou presque dans un busau chauffage défectueux. Vers midi,ils arrivèrent au bourg.

Brida était émue. Pendant sapremière année de littérature à lafaculté, elle avait beaucoup lu lepoète qui vécut là au siècle passé.C’était un homme mystérieux, ungrand connaisseur de la Traditionde la Lune, qui avait fait partie desociétés secrètes et laissé dans ses

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livres le message occulte de ceuxqui cherchent le chemin spirituel. Ils’appelait W.B. Yeats. Elle serappela certains de ses vers, desvers qui paraissaient faits pour cettematinée froide où les mouettessurvolaient les bateaux ancrés dansle petit port :

« J’ai étendu mes rêves sous tes

pas ;Marche doucement, car tu

marches sur mes rêves. » Ils entrèrent dans le seul bar du

hameau, prirent un whisky pourmieux supporter le froid, et se

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dirigèrent vers les rochers. La petiterue goudronnée fit bientôt place àune côte et, une demi-heure plustard, ils arrivèrent à ce que leshabitants du lieu appelaient les« falaises ». C’était un promontoirecomposé de formations rocheuses,qui finissaient dans un abîme face àla mer. Un chemin contournait lesrochers ; en marchant sans sepresser, ils feraient tout le tour desfalaises en moins de quatre heures ;ensuite, ils n’auraient qu’àreprendre un bus et retourner àDublin.

Brida était enchantée duprogramme ; malgré toutes les

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émotions que la vie lui réservaitcette année, elle avait toujours dumal à supporter l’hiver. Elle nefaisait qu’aller au travail la journée,à la faculté le soir, et au cinéma lesweek-ends. Elle exécutait toujoursles rituels aux heures indiquées etdansait ainsi que Wicca le lui avaitappris. Mais elle avait envie d’êtredans le monde, de sortir de chez elleet de voir un peu de nature.

Le temps était couvert, les nuagesbas, mais l’exercice physique et ladose de whisky parvenaient àmasquer le froid. Le sentier étaittrop étroit pour qu’ils marchenttous deux côté à côte ; Lorens allait

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devant, et Brida suivait quelquesmètres derrière. Il était difficile deparler dans ces circonstances.Pourtant, de temps à autre, ilsréussissaient à échanger quelquesmots, suffisamment pour se sentirproches l’un de l’autre, partageantla nature qui les entourait.

Elle regardait, avec unefascination enfantine, le paysagealentour. Le cadre avait dû êtreidentique des milliers d’annéesauparavant, à une époque oùn’existaient ni villes ni ports, nipoètes, ni petites filles quicherchaient la Tradition de la Lune ;en ce temps-là il n’y avait que les

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rochers, la mer qui explosait là enbas, et les mouettes qui volaientparmi les bas nuages. De temps entemps, Brida regardait le précipice,et elle éprouvait un léger vertige. Lamer disait des choses qu’elle necomprenait pas, les mouettesfaisaient des dessins qu’ellen’arrivait pas à suivre. Elle regardaittout de même ce monde primitif,comme si c’était là, plus que danstous les livres qu’elle lisait, ou danstous les rituels qu’elle pratiquait,que se trouvait conservée la vraiesagesse de l’Univers. À mesurequ’ils s’éloignaient du port, tout lereste perdait son importance : ses

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rêves, sa vie quotidienne, sa quête.Il ne restait que ce que Wicca avaitappelé « la signature de Dieu ».

Seul restait ce moment primitif,avec les forces pures de la Nature, lasensation d’être en vie, auprès dequelqu’un qu’elle aimait.

Au bout de presque deux heuresde marche, le sentier s’élargit, et ilsdécidèrent de s’asseoir ensemblepour se reposer. Ils ne pouvaientpas s’attarder longtemps ; le froiddeviendrait vite insupportable, et illeur faudrait bouger. Mais elle avaitenvie de rester au moins quelquesinstants à côté de lui, à regarder lesnuages et à écouter le bruit de la

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mer.Brida sentit dans l’air l’odeur de la

marée, et dans sa bouche le goût dusel. Son visage, collé au manteau deLorens, se réchauffait. C’était unmoment intense de plénitude. Sescinq sens fonctionnaient.

En une fraction de seconde, ellepensa au Magicien et l’oublia. Toutce qui l’intéressait maintenant,c’étaient les cinq sens. Ils devaientcontinuer à fonctionner. C’était lemoment.

« Je veux te parler, Lorens. »Lorens murmura quelque chose,

mais son coeur s’effraya. Pendantqu’il regardait les nuages et le

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précipice, il comprit que cettefemme était ce qui comptait le plusdans sa vie. Qu’elle était uneexplication, la seule raison d’être deces rochers, de ce ciel, de cet hiver.Si elle n’avait pas été là avec lui,tous les anges du ciel auraient pudescendre en volant pour leréconforter, le Paradis n’aurait euaucun sens.

« Je veux te dire que je t’aime, ditBrida avec douceur. Parce que tum’as montré la joie de l’amour. »

Elle ressentait une grandeplénitude, avec tout ce paysage quipénétrait dans son âme. Lorenscommença à lui caresser les

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cheveux. Et elle eut la certitude quesi elle courait des risques, ellepourrait vivre un amour qu’ellen’avait jamais éprouvé.

Brida l’embrassa. Elle sentit legoût de sa bouche, le contact de salangue. Elle pouvait percevoirchaque mouvement, et devina quela même chose lui arrivait à lui,parce que la Tradition du Soleil serévélait toujours à tous ceux quiregardaient le monde comme s’ils levoyaient pour la première fois.

« Je veux t’aimer ici, Lorens. »Lui, en une fraction de seconde,

pensa qu’ils se trouvaient sur unevoie publique, que pouvait passer

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quelqu’un qui serait assez fou pourse promener par là en plein hiver.Mais celui qui en serait capableserait aussi capable de comprendreque certaines forces, une fois misesen marche, ne peuvent plus êtrearrêtées.

Il mit ses mains sous le chandailde la jeune fille et sentit ses seins.Brida s’abandonnait complètement,toutes les forces du mondepénétraient par ses cinq sens pourdevenir l’énergie qui s’emparaitd’elle. Ils se couchèrent tous lesdeux sur le sol, entre le rocher, leprécipice et la mer, entre la vie desmouettes au-dessus et la mort dans

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les pierres en contrebas. Ilscommencèrent à s’aimer sanscrainte, parce que Dieu protégeaitles innocents.

Ils ne sentaient plus le froid. Leursang coulait si vite qu’elle arrachaune partie de ses vêtements, et ill’imita. Il n’y avait plus de douleur ;leurs genoux et leurs dos segriffaient sur le sol rocailleux, maiscela faisait partie du plaisir et lecomplétait. Brida sut que l’orgasmeapprochait, mais ce fut unsentiment très lointain parce qu’elleétait complètement liée au monde,son corps et le corps de Lorens semêlaient à la mer, aux pierres, à la

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vie et à la mort. Elle resta dans cetétat aussi longtemps qu’il futpossible, tandis qu’une autre partied’elle-même percevait, de façon trèsvague, qu’elle faisait des chosesqu’elle n’avait jamais faitesauparavant. Mais c’étaient sesretrouvailles avec le sens de la vie,le retour au jardin d’Éden, c’était lemoment où Ève rentrait en Adam etles deux Parties devenaient laCréation.

Soudain, elle ne pouvait pluscontinuer à contrôler le monde quil’entourait, ses cinq sens semblaientvouloir se libérer, et elle n’avait plusla force de les retenir. Comme si un

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rayon sacré la touchait, elle leslibéra, et le monde, les mouettes, legoût du sel, la terre rugueuse,l’odeur de la mer, la vision desnuages, tout disparut complètement— à leur place apparut uneimmense lumière dorée quigrandissait, grandissait, jusqu’àtoucher la plus lointaine étoile de laGalaxie.

Elle descendit lentement de cetétat, et la mer et les nuagesréapparurent. Mais tout était plongédans une vibration de profondepaix, la paix d’un univers qui, neserait-ce que quelques instants,acquérait une explication, parce

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qu’elle communiait avec le monde.Elle avait découvert un autre pontqui reliait le visible à l’invisible, etjamais plus elle n’oublierait lechemin.

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Le lendemain, elle téléphona àWicca. Elle lui raconta ce qui s’étaitpassé ; cette dernière resta quelquetemps silencieuse.

« Félicitations, dit-elle enfin. Tuas réussi. »

Elle expliqua qu’à partir de cetinstant, la force du sexe allait causerde profondes transformations danssa manière de voir et de sentir lemonde.

« Tu es prête pour la fête del’équinoxe. Il ne te manque plusqu’une chose.

— Encore une ? Mais tu as dit quec’était tout !

— C’est facile. Tu dois voir en rêve

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une robe. La robe que tu porteras cejour-là.

— Et si je ne réussis pas ?— Tu vas rêver. Le plus difficile,

tu l’as déjà réussi. »Sur ce, elle changea brusquement

de sujet, comme elle le faisaitsouvent. Elle déclara qu’elle avaitacheté une nouvelle voiture, qu’elleaimerait aller faire quelquescourses. Elle voulait savoir si Bridapouvait l’accompagner.

Brida se sentit fière de cetteinvitation, et demanda à son chef lapermission de quitter plus tôt sontravail. C’était la première fois queWicca manifestait une sorte

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d’affection pour elle, même s’il nes’agissait que d’aller faire descourses. Elle était consciente quebeaucoup d’autres disciples, à cemoment-là, auraient adoré être à saplace.

Peut-être, au cours de cet après-midi, pourrait-elle montrer à Wiccacombien elle comptait pour elle, etcomme elle aimerait devenir sonamie. Brida avait du mal à séparerl’amitié de la quête spirituelle, etelle était fâchée que jusque-là laMaîtresse n’eût fait preuved’aucune espèce d’intérêt pour savie. Leurs conversations n’allaientjamais au-delà de ce qui était

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nécessaire pour qu’elle puisseréaliser un bon travail dans laTradition de la Lune.

À l’heure convenue, Wicca

l’attendait dans une MGdécapotable rouge, la capote repliée.La voiture, un modèle classique del’industrie automobile britannique,était exceptionnellement bienconservée, avec une carrosserieétincelante et un tableau de bord enbois ciré. Brida n’osa pas penser àson prix. L’idée qu’une magiciennepût posséder une voiture aussichère que celle-là l’effrayait un peu.Avant de connaître la Tradition de la

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Lune, elle avait entendu dire duranttoute son enfance que les sorcièresfaisaient de terribles pactes avec ledémon, en échange d’argent et depouvoir.

« Ne trouves-tu pas qu’il fait unpeu froid pour rouler sans capote ?demanda-t-elle en montant.

— Je ne veux pas attendre l’été,répondit Wicca. Je ne peuxsimplement pas. Je meurs d’enviede conduire comme ça. »

En ce sens au moins, c’était unepersonne normale.

Elles sortirent dans les rues,s’attirant des regards d’admirationdes plus âgés, et quelques sifflets et

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galanteries de la part des hommes.« Je suis contente que tu

t’inquiètes de ne pas rêver de larobe », dit Wicca. Brida avait déjàoublié la conversation au téléphone.

« Aie toujours des doutes. Quandles doutes disparaissent, c’est quetu t’es arrêtée dans ta démarche.Alors Dieu vient tout démonter,parce que c’est ainsi qu’il contrôleses élus ; en leur faisant parcourirtoujours, entièrement, le cheminqu’ils doivent parcourir. Il nousoblige à marcher quand nous nousarrêtons pour une raisonquelconque — commodité, paresse,ou la fausse sensation que nous

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savons déjà le nécessaire.« Mais fais attention à ceci : ne

laisse jamais les doutes paralysertes actions. Prends toujours toutesles décisions que tu dois prendre,même si tu n’as pas l’assurance oula certitude que ta décision estcorrecte. Celui qui agit ne se trompepas si, en prenant ses décisions, ilgarde toujours à l’esprit un vieuxproverbe allemand, que la Traditionde la Lune a transmis jusqu’à nosjours. Si tu n’oublies pas ceproverbe, tu peux toujourstransformer une mauvaise décisionen décision juste.

« Voici le proverbe : le diable se

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cache dans les détails. » Wicca s’arrêta brusquement chez

un mécanicien.« Il existe une superstition

concernant ce proverbe, dit-elle. Ondit qu’il ne parvient jusqu’à nousqu’en cas de besoin. Je viensd’acheter cette voiture et le diablese cache dans les détails.

Elle bondit hors de l’automobiledès que le mécanicien s’approcha.

« Votre capote est cassée,madame ?»

Wicca ne se donna pas la peine derépondre. Elle le pria de faire unerévision complète. Il y avait une

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pâtisserie de l’autre côté de la rue ;pendant que le mécanicien regardaitla MG, elles allèrent y prendre unchocolat chaud.

« Observe le mécanicien », dit

Wicca, tandis que toutes deuxregardaient l’atelier à travers lavitrine de la pâtisserie. Immobiledevant le moteur ouvert de lavoiture, l’homme ne faisait aucunmouvement.

« Il ne touche à rien. Il contemplesimplement. Il fait ce métier depuisdes années, et il sait que la voiturelui parle un langage particulier. Cen’est pas sa réflexion qui agit en ce

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moment, c’est sa sensibilité. »Soudain, le mécanicien alla droit

vers un endroit du moteur et se mitau travail.

« Il a trouvé le défaut, continuaWicca. Il n’a pas perdu de tempsparce que la communication entrelui et la machine est parfaite. Tousles bons mécaniciens que je connaissont ainsi. »

« Et ceux que je connais aussi »,pensa Brida. Mais elle avaittoujours cru qu’ils agissaient de lasorte parce qu’ils ne savaient paspar où commencer. Elle ne s’étaitjamais donné la peine d’observerqu’ils commençaient toujours par le

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bon endroit.« Pourquoi ces gens, qui ont la

sagesse du Soleil dans leurs vies, netentent-ils jamais de comprendreles questions fondamentales del’Univers ? Pourquoi préfèrent-ilsrester à réparer des moteurs ou àservir le café dans les bars ?

— Et qu’est-ce qui te fait penserque nous, avec tout notre chemin ettoute notre application, nouscomprenons l’Univers mieux queles autres ?

« J’ai beaucoup de disciples. Cesont des gens absolumentsemblables à tous les autres, quipleurent au cinéma et se

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désespèrent quand les enfants sonten retard, même s’ils savent que lamort n’existe pas. La sorcellerien’est qu’un moyen d’approcher laSagesse Suprême ; tout ce que faitl’homme peut l’y conduire, dumoment où il travaille avec del’amour dans le coeur. Nous lessorcières, nous pouvons converseravec l’Âme du Monde, distinguer lalumière sur l’épaule gauche denotre Autre Partie, et contemplerl’infini à travers l’éclat et le silenced’une bougie. Mais nous necomprenons rien aux moteurs. Demême que les mécaniciens ontbesoin de nous, nous avons aussi

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besoin d’eux. Ils ont leur pont versl’invisible dans un moteur ; le nôtreest la Tradition de la Lune. Maisl’invisible est le même.

« Joue ton rôle et ne t’inquiètepas pour les autres. Sois certaineque Dieu leur parle aussi, et qu’ilssont intéressés autant que toi par ladécouverte du sens de cette vie. »

« La voiture marche, dit le

mécanicien, aussitôt qu’ellesrevinrent toutes les deux de lapâtisserie. Mais vous avez évité ungrave problème, un conduit derefroidissement était sur le point decrever. » Wicca protesta un peu

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pour le prix, mais se félicita des’être rappelé le proverbe.

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Elles allèrent faire des coursesdans une des grandes ruescommerçantes de Dublin,justement celle que Brida s’étaitreprésentée dans l’exercice de lavitrine. Chaque fois que laconversation s’acheminait vers dessujets particuliers, Wicca s’en tiraitpar des réponses vagues et évasives.Mais elle parlait avec grandenthousiasme des questionstriviales — les prix, les vêtements, lamauvaise humeur des vendeuses.Elle dépensa beaucoup d’argent cetaprès-midi-là, en général dans desobjets qui révélaient un goûtsophistiqué.

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Brida savait que l’on ne demandejamais à quelqu’un d’où provientl’argent qu’il dépense. Mais sacuriosité était si grande qu’ellefaillit violer les règles les plusélémentaires de l’éducation.

Elles terminèrent l’après-mididans le restaurant japonais le plustraditionnel de la ville, devant unplat de sashimi.

« Que Dieu bénisse notre repas,dit Wicca.

« Nous sommes des navigateurssur une mer que nous neconnaissons pas ; qu’il gardetoujours en nous le couraged’accepter ce mystère.

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— Mais tu es une Maîtresse de laTradition de la Lune, commentaBrida. Tu connais les réponses. »

Wicca contempla un moment la

nourriture, d’un regard lointain.« Je sais voyager entre le présent

et le passé, dit-elle au bout d’uncertain temps. Je connais le mondedes esprits, et je suis déjà entrée encommunication totale avec desforces tellement éblouissantes queles mots de toutes les langues nesuffisent pas pour les décrire. Peut-être puis-je affirmer que je possèdela connaissance silencieuse de lalongue marche qui a porté

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l’humanité jusqu’à ce moment.« Et parce que je connais tout cela

et que je suis une Maîtresse, je saisaussi que jamais, mais vraimentjamais, nous ne connaîtrons laraison finale de notre existence.Nous pourrons savoir comment, où,quand et de quelle manière noussommes ici. Mais la questionpourquoi ? est et restera toujoursune question sans réponse.L’objectif central du grandArchitecte de l’Univers n’appartientqu’à Lui, et à personne d’autre. »

Le silence semblait s’être emparéde la salle.

« En ce moment, pendant que

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nous sommes là en train de manger,quatre-vingt-dix-neuf pour cent deshabitants de cette planète seconfrontent, à leur manière, à cettequestion. Pourquoi sommes-nousici ? Beaucoup pensent avoirdécouvert la réponse dans lesreligions, ou dans le matérialisme.D’autres se désespèrent, etdépensent leur vie et leur fortune àessayer d’en comprendre lasignification. Quelques-uns laissentcette question sous silence, et secontentent de vivre l’instant, sansse préoccuper des résultats ni desconséquences.

« Seuls les courageux et ceux qui

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connaissent la Tradition du Soleil etla Tradition de la Lune connaissentla seule réponse possible à cettequestion : je ne sais pas.

« Dans un premier temps, celapeut nous paraître effrayant et nouslaisser désemparés devant lemonde, les affaires du monde, et lesens même de notre existence.Mais, passé la première peur, nousnous habituons progressivement àla seule solution possible : suivrenos rêves. Avoir le courage de faireles pas que nous avons toujoursdésiré faire, c’est la seule manièrede montrer que nous avonsconfiance en Dieu.

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« À l’instant où nous acceptonscela, la vie acquiert pour nous unsens sacré et nous éprouvons lamême émotion qu’éprouva la Viergelorsque, un après-midi quelconquede son existence ordinaire, unétranger apparut et lui fit une offre.“Que votre volonté soit faite”, dit laVierge. Elle avait compris que lameilleure façon pour un êtrehumain de connaître la grandeurétait l’acceptation du Mystère. »

Après un long instant de silence,

Wicca reprit ses couverts et se remità manger. Brida la regardait, fièred’être à côté d’elle. Elle ne pensait

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plus aux questions qu’elle neposerait jamais, elle ne sedemandait plus si Wicca gagnait del’argent, ou si elle était amoureusede quelqu’un, ou si elle était jaloused’un homme. Elle pensait à lagrandeur d’âme des vrais sages. Lessages qui ont passé leur vie entièreà chercher une réponse quin’existait pas et, quand ils ontcompris cela, n’ont pas inventé defausses explications. Ils se sont misà vivre, avec humilité, dans unUnivers qu’ils ne pourraient jamaiscomprendre. Mais ils pouvaientparticiper, et la seule manièrepossible était de suivre leurs

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propres désirs, leurs propres rêves,car c’était ainsi que l’homme setransformait en instrument deDieu.

« Alors, à quoi bon chercher ?demanda-t-elle.

— Nous ne cherchons pas. Nousacceptons, et alors la vie devientbeaucoup plus intense et pleined’enthousiasme, parce que nouscomprenons que chacun de nos pas,à chaque minute de la vie, a unesignification plus grande que nous-mêmes. Nous comprenons que,quelque part dans le temps etl’espace, cette question trouve uneréponse. Nous comprenons qu’il

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existe une raison à notre présenceici, et cela suffit.

« Nous nous enfonçons dans laNuit Obscure avec foi, nousaccomplissons ce que les anciensalchimistes appelaient la LégendePersonnelle, et nous nousabandonnons entièrement à chaqueinstant, en sachant qu’il y atoujours une main qui nous guide :il nous appartient de l’accepter ounon. »

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Cette nuit-là, Brida passa desheures à écouter de la musique,abandonnée au miracle d’être envie. Elle se souvint de ses auteursfavoris. L’un d’eux, d’une simplephrase, lui fournit toute la foinécessaire pour partir en quête de lasagesse. Le poète anglais WilliamBlake avait écrit deux sièclesauparavant :

« Toute question qui se conçoit aune réponse. »

Il était l’heure de faire un rituel.Elle devait pendant les minutes quiallaient suivre contempler laflamme de la bougie, et elle s’assitdevant le petit autel qui se trouvait

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chez elle. La bougie la transportavers l’après-midi où elle et Lorensavaient fait l’amour dans lesrochers. Des mouettes volaientaussi haut que les nuages, aussi basque les vagues.

Les poissons devaient sedemander comment il était possiblede voler, parce que de temps entemps des créatures mystérieusesplongeaient dans leur monde etdisparaissaient comme elles étaiententrées.

Les oiseaux devaient se demandercomment il était possible derespirer dans l’eau, parce qu’ils senourrissaient d’animaux qui

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vivaient sous les vagues. Il existait des oiseaux et il existait

des poissons. C’étaient des universqui parfois communiquaient entreeux, sans que l’un pût répondre auxquestions de l’autre. Pourtant, ilsposaient tous les deux desquestions. Et les questions avaientdes réponses.

Brida regarda la bougie devantelle, et une atmosphère magiquecommença à se créer autour d’elle.Cela se produisait normalement,mais cette nuit-là il y avait uneintensité différente.

Si elle était capable de poser unequestion, c’est que, dans un autre

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Univers, il y avait une réponse.Quelqu’un savait, même si elle nesaurait jamais. Elle n’avait plusbesoin de comprendre lasignification de la vie ; il suffisait derencontrer le Quelqu’un qui savait.Et alors, dormir dans ses bras dusommeil d’un enfant, qui sait quequelqu’un qui est plus fort que luile protège de tout le mal et de toutle danger.

Le rituel terminé, elle fit une

petite prière rendant grâce pour lespas qu’elle avait faits jusque-là etparce que la première personnequ’elle avait interrogée sur la magie

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n’avait pas tenté de lui expliquerl’Univers — au contraire, il lui avaitfait passer la nuit entière dansl’obscurité de la forêt.

Elle devait aller là-bas, leremercier de tout ce qu’il lui avaitenseigné.

Chaque fois qu’elle allait voir cethomme, elle était en quête dequelque chose ; lorsqu’elle letrouvait, elle ne faisait que s’enaller, souvent sans dire au revoir.Mais c’était cet homme qui l’avaitmise devant la porte qu’elleprétendait franchir au prochainéquinoxe. Elle devait au moins dire« merci ».

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Non, elle n’avait pas peur des’éprendre de lui. Elle avait déjà ludans les yeux de Lorens des chosesqui concernaient le côté secret deson âme.

Elle pouvait avoir des doutes surle rêve de la robe, mais quant à sonamour, c’était clair pour elle.

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« Merci d’avoir accepté moninvitation », dit-elle au Magiciendès qu’ils furent assis. Ils étaientdans le seul bar du village, àl’endroit même où elle avaitdistingué l’étrange étincelle dansses yeux.

Le Magicien ne dit rien. Ilremarqua que l’énergie de la jeunefille était complètementtransformée ; elle avait réussi àréveiller la Force.

« Le jour où je suis restée seuledans la forêt, j’ai promis que jereviendrais pour te remercier ou temaudire. J’ai promis que jereviendrais quand je connaîtrais

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mon chemin. Cependant, je n’aiaccompli aucune de mespromesses ; je suis toujours venuechercher de l’aide, et tu ne m’asjamais laissée seule quand j’ai eubesoin de toi.

« C’est peut-être prétentieux dema part, mais je veux que tu sachesque tu as été un instrument de laMain de Dieu. Et j’aimerais que tusois mon invité ce soir. »

Elle s’apprêtait à demander lesdeux whiskies habituels, mais il seleva, alla jusqu’au bar et revint avecune bouteille de vin, une autred’eau minérale, et deux verres.

« Autrefois en Perse, dit-il, quand

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deux personnes se rencontraientpour boire ensemble, l’une des deuxétait élue roi de la nuit. En général,c’était la personne qui invitait. »

Il ne savait pas si le son de sa voixétait ferme. C’était un hommeamoureux, et l’énergie de Bridaavait changé.

Il posa devant elle le vin et l’eauminérale.

« Il appartenait au roi de la nuitde décider du ton de laconversation. S’il versait dans lepremier verre davantage d’eau quede vin, ils parleraient de chosessérieuses. S’il versait des quantitéségales, ils parleraient de choses

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sérieuses et de choses agréables.Enfin, s’il remplissait le verre de vinet ne laissait tomber que quelquesgouttes d’eau, la nuit seraitdétendue et agréable. »

Brida remplit les verres à piedjusqu’au bord et ne versa qu’unegoutte d’eau dans chaque.

« Je suis venue seulement pour teremercier, répéta-t-elle. De m’avoirenseigné que la vie est un acte defoi, et que je suis digne de cettequête. Cela m’a beaucoup aidée surle chemin que j’ai choisi. »

Ils burent ensemble, d’un seultrait, le premier verre. Lui, parcequ’il était tendu. Elle, parce qu’elle

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était calme.« Sujets légers, alors ?» reprit

Brida.Le Magicien répondit qu’elle était

le roi de la nuit, et qu’elle choisiraitle sujet de la conversation.

« Je veux connaître un peu ta viepersonnelle. Je veux savoir si tu aseu, un jour, une relation amoureuseavec Wicca. »

Il acquiesça de la tête. Bridaressentit une inexplicable jalousie,mais elle ne savait pas si elle étaitjalouse de lui, ou bien d’elle.

« Cependant, nous n’avons jamaissongé à rester ensemble, continua-t-il. Nous connaissions tous les

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deux les Traditions. Chacun de noussavait qu’il n’était pas en présencede son Autre Partie. »

« Je ne voudrais jamais apprendrela vision du point lumineux »,pensa Brida, même si elle savait quec’était inévitable. L’amour chez lessorciers était ainsi.

Elle but un peu plus. Elleapprochait de son objectif,l’équinoxe de printemps, et ellepouvait se détendre. Il y avait trèslongtemps qu’elle ne s’accordaitplus la permission de boire plus quede raison. Mais maintenant, il ne luirestait plus qu’à rêver d’une robe.

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Ils continuèrent à parler et àboire. Brida voulait revenir au sujet,mais il fallait que lui aussi se sentîtà l’aise. Elle maintenait toujours lesdeux verres pleins, et la premièrebouteille fut achevée au milieud’une conversation sur lesdifficultés de la vie dans le petitvillage. Pour les gens d’ici, leMagicien était lié au démon.

Brida se réjouit de l’importancequ’elle prenait : il devait être trèssolitaire. Peut-être que dans cetteville, personne ne lui adressait plusque des paroles de courtoisie. Ilsouvrirent une autre bouteille, et ellefut surprise de voir qu’un Magicien,

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un homme qui passait la journéeentière dans les bois à la recherched’une communion avec Dieu, étaitaussi capable de boire et des’enivrer.

La deuxième bouteille terminée,elle avait oublié qu’elle n’était làque pour remercier l’homme qui setrouvait devant elle. Sa relation aveclui — elle s’en rendait comptemaintenant — était toujours un défivoilé. Elle n’aurait pas aimé voir enlui une personne ordinaire, et elles’y acheminait dangereusement.Elle préférait l’image du sage quil’avait conduite jusqu’à une cabaneen haut des arbres et qui restait des

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heures à contempler le coucher dusoleil.

Elle commença à parler de Wicca,pour voir s’il réagissait d’unemanière ou d’une autre. Elleraconta que celle-ci était uneexcellente Maîtresse, qui lui avaitappris tout ce qu’elle avait besoin desavoir jusque-là, mais d’unemanière si subtile qu’elle sentaitqu’elle avait toujours su ce qu’elleétait en train d’apprendre.

« Mais tu l’as toujours su, dit leMagicien. C’est cela la Tradition duSoleil. »

« Je sais qu’il n’admet pas queWicca est une bonne Maîtresse »,

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pensa Brida. Elle but un autre verrede vin et continua à parler de saMaîtresse. Le Magicien, cependant,ne réagissait plus.

« Parle-moi de votre amour », dit-elle, pour voir si elle réussissait à leprovoquer. Bien qu’elle redoutât etqu’elle ne voulût pas savoir, c’étaitla manière la plus adéquated’obtenir une réaction.

« Amour de jeunesse. Nousfaisions partie d’une génération quine connaissait pas de limites, quiaimait les Beatles et les RollingStones. »

Elle fut surprise d’entendre cela.Au lieu de se détendre sous l’effet

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de l’alcool, elle était nerveuse. Elleavait toujours voulu poser cesquestions, et maintenant elle serendait compte qu’elle n’était pasheureuse des réponses.

« C’est à cette époque que nousnous sommes rencontrés, continua-t-il, sans rien deviner. Nouscherchions tous les deux noschemins et ils se sont croisés,quand nous sommes allésapprendre avec le même Maître.Ensemble nous avons prisconnaissance de la Tradition duSoleil, de la Tradition de la Lune, etchacun est devenu un Maître à samanière. »

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Brida décida de ne pas changer desujet. Deux bouteilles de vinréussissent à transformer desétrangers en amis d’enfance, et àdonner du courage.

« Pourquoi vous êtes-vousséparés ?»

Ce fut au tour du Magicien dedemander une autre bouteille. Ellele remarqua et se crispa davantage.Elle aurait détesté savoir qu’il étaitencore amoureux de Wicca.

« Nous nous sommes séparésparce que nous avons appris cequ’est l’Autre Partie.

— Si vous n’aviez rien su despoints lumineux, ni de l’étincelle

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dans les yeux, seriez-vous encoreensemble aujourd’hui ?

— Je ne sais pas. Je saisseulement que, si c’était le cas, cene serait bon ni pour l’un ni pourl’autre.

On ne comprend la vie etl’Univers que lorsque l’on rencontreson Autre Partie. »

Brida resta un certain temps sansrien dire. Ce fut le Magicien quirelança la conversation :

« Sortons, dit-il, après avoir toutjuste entamé la troisième bouteille.J’ai besoin de vent et d’air frais surle visage. »

« Il est ivre, pensa-t-elle. Et il a

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peur. »Elle se sentit fière d’elle — elle

pouvait résister mieux que lui àl’alcool, et elle n’avait pas lamoindre crainte de perdre lecontrôle. Elle était sortie ce soir-làpour se divertir.

« Encore un peu. Je suis le roi dela nuit. »

Le Magicien but un autre verre.Mais il savait qu’il avait atteint salimite.

« Tu ne poses aucune question àmon sujet, dit-elle, provocante.N’as-tu aucune curiosité ? Ou bienest-ce que tu peux voir grâce à tespouvoirs ?»

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Une fraction de seconde, ellesentit qu’elle allait trop loin, maiselle n’y accorda pas d’importance.Elle constata seulement que lesyeux du Magicien avaient changé,ils avaient un éclat complètementdifférent. Quelque chose en Bridaparut s’ouvrir — ou mieux, elle eutla sensation qu’une murailletombait, que dorénavant tout seraitpermis. Elle se souvint de leurdernière rencontre, de son envie derester près de lui, et de la froideuravec laquelle il l’avait traitée.Maintenant elle comprenait qu’ellen’était pas venue là, ce soir, pourremercier de quoi que ce soit. Elle

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était là pour se venger. Pour lui direqu’elle avait découvert la Force avecun autre homme, un homme qu’elleaimait.

« Pourquoi ai-je besoin de mevenger de lui ? Pourquoi est-ce queje lui en veux ?» Mais le vin ne luipermettait pas de répondreclairement.

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Le Magicien regardait la jeunefille devant lui et le désir dedémontrer le Pouvoir allait et venaitdans sa tête. À cause d’un jourcomme celui-là, des annéesauparavant, toute sa vie avaitchangé. À cette époque, il y avaitcertes les Beatles et les RollingStones. Mais il y avait aussi desgens qui cherchaient des forcesinconnues sans y croire, utilisaientdes pouvoirs magiques parce qu’ilsse trouvaient plus forts que lespouvoirs eux-mêmes, et qu’ilsétaient certains de pouvoir quitterla Tradition quand ils en auraientassez. Il en avait fait partie. Il était

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entré dans le monde sacré à traversla Tradition de la Lune, apprenantdes rituels et traversant le pont quireliait le visible à l’invisible.

Il fréquenta d’abord ces forcessans l’aide de personne, simplementdans les livres. Puis il rencontra sonMaître. Dès la première rencontre,le Maître lui affirma qu’ilapprendrait mieux la Tradition duSoleil, mais le Magicien ne voulaitpas. La Tradition de la Lune étaitplus fascinante, elle renfermait lesrituels anciens et la sagesse dutemps. Alors le Maître lui enseignala Tradition de la Lune, luiexpliquant que c’était peut-être cela

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le chemin pour qu’il arrive jusqu’àla Tradition du Soleil.

À cette époque, il était toujourssûr de lui, sûr de la vie, sûr de sesconquêtes. Il avait une brillantecarrière professionnelle devant lui,et pensait utiliser la Tradition de laLune pour atteindre ses objectifs.Pour obtenir ce droit, la sorcellerieexigeait en premier lieu qu’il fûtconsacré Maître. Et, en second lieu,qu’il ne transgressât jamais la seulelimitation qui était imposée auxMaîtres de la Tradition de la Lune :ne pas changer la volonté desautres. Il pouvait se frayer unchemin dans ce monde en recourant

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à ses connaissances de la magie,mais il ne pouvait pas écarter lesautres devant lui, ni les obliger àmarcher pour lui. C’était le seulinterdit, le seul arbre dont il nepouvait manger le fruit.

Tout allait bien, jusqu’à ce qu’ils’éprenne d’une disciple de sonMaître, et qu’elle s’éprenne de lui.Ils connaissaient tous les deux lesTraditions ; il savait qu’il n’était passon homme, elle savait qu’ellen’était pas sa femme. Ils sedonnèrent tout de même l’un àl’autre, laissant à la vie laresponsabilité de les séparer lemoment venu. Loin de modérer leur

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abandon, cela eut pour effet de leurfaire vivre chaque instant comme sic’était le dernier, et leur amouracquit l’intensité des choses quideviennent éternelles parce que l’onsait qu’elles vont mourir.

Et puis un jour, elle rencontra unautre homme. Un homme qui neconnaissait pas les Traditions, quin’avait pas le point lumineux surl’épaule, ni dans les yeux l’étincellequi révèle l’Autre Partie. Mais elletomba amoureuse, car l’amour nerespecte aucune raison ; pour elle,son temps avec le Magicien étaitarrivé à son terme.

Ils discutèrent, se disputèrent, il

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pria et implora. Il se soumit à toutesles humiliations auxquelles les gensamoureux ont l’habitude de sesoumettre. Il apprit des choses quejamais il n’avait imaginé apprendreà travers l’amour : l’attente, la peur,et l’acceptation. « Il n’a pas lalumière sur l’épaule, tu me l’asdit », essayait-il d’argumenter. Maiselle s’en moquait. Avant deconnaître son Autre Partie, ellevoulait connaître les hommes et lemonde.

Le Magicien fixa une limite à sadouleur. Quand il l’atteindrait, iloublierait cette femme. Cette limitearriva un jour, pour une raison dont

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il ne se souvenait plus ; mais, aulieu de l’oublier, il découvrit queson Maître avait raison, que lesémotions sont sauvages et que l’ona besoin de sagesse pour lescontrôler. Sa passion était plus forteque toutes ses années d’études dansla Tradition de la Lune, plus forteque les leçons de contrôle mental,plus forte que la rigide discipline àlaquelle il avait dû se soumettrepour arriver là où il était arrivé. Lapassion était une force aveugle, ettout ce qu’elle lui murmurait àl’oreille, c’était qu’il ne pouvait pasperdre cette femme.

Il ne pouvait rien faire contre

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elle ; elle était comme lui uneMaîtresse, et elle connaissait sonmétier à travers de nombreusesincarnations, certaines pleines dereconnaissance et de gloire, d’autresmarquées par le feu et lasouffrance. Elle saurait se défendre.

Cependant, dans la fureur de sapassion, il y avait une troisièmepersonne. Un homme prisonnier dela mystérieuse trame du destin, latoile d’araignée que ni les Magiciensni les Sorcières ne sont capables decomprendre. Un homme ordinaire,peut-être amoureux comme lui decette femme, désirant lui aussi lavoir heureuse, voulant lui donner le

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meilleur de lui-même. Un hommeordinaire, que les mystérieuxdesseins de la Providence avaientjeté brusquement au milieu de lalutte furieuse que se livraient unhomme et une femme quiconnaissaient la Tradition de laLune.

Un soir, ne parvenant plus àcontrôler sa douleur, il mangea lefruit de l’arbre défendu. Se servantdes pouvoirs et des connaissancesque la sagesse du Temps lui avaitenseignés, il éloigna cet homme dela femme qu’il aimait.

Il ne savait toujours pas si la

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femme l’avait découvert ; il sepouvait que, déjà lassée de sanouvelle conquête, elle n’eût pasaccordé grande importance àl’événement. Mais son Maîtresavait. Son Maître savait toujourstout, et la Tradition de la Lune étaitimplacable avec les Initiés quirecouraient à la magie noire,surtout dans ce que l’humanité a deplus vulnérable et de plusimportant : l’Amour.

En affrontant son Maître, ilcomprit que le serment sacré qu’ilavait prêté ne pouvait pas êtrerompu. Il comprit que les forcesqu’il croyait dominer et utiliser

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étaient beaucoup plus puissantesque lui. Il comprit qu’il se trouvaitsur un chemin qu’il avait choisi,mais que ce n’était pas un chemincomme n’importe quel autre ; ilétait impossible de s’en écarter. Ilcomprit que c’était son destin danscette incarnation, et qu’il n’y avaitplus moyen de s’en détourner.

Maintenant qu’il avait commisune erreur, il devait en payer leprix : boire le plus cruel des poisons— la solitude — jusqu’à ce quel’Amour comprenne qu’il étaitredevenu un Maître. Alors, le mêmeAmour qu’il avait blessé reviendraitle libérer, lui montrant enfin son

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Autre Partie.

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« Tu n’as posé aucune question àmon sujet. N’as-tu aucunecuriosité ? Ou bien est-ce que tupeux tout “voir” avec tespouvoirs ?»

L’histoire de sa vie passa en unefraction de seconde, le tempsnécessaire pour décider s’il laissaitles choses courir comme ellescouraient dans la Tradition duSoleil, ou s’il devait parler du pointlumineux et intervenir dans ledestin.

Brida voulait être une sorcière,mais elle ne l’était pas encore. Il sesouvint de la cabane en haut del’arbre, où il avait été sur le point de

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lui en parler. À présent, la tentationrevenait, parce qu’il avait baissé sagarde, il avait oublié que le diable secache dans les détails. Les hommessont maîtres de leur propre destin.Ils peuvent toujours commettre lesmêmes erreurs. Ils peuventtoujours fuir tout ce qu’ils désirentet que la vie, généreusement, placedevant eux.

Ou alors, ils peuvents’abandonner à la Providencedivine, tenir la main de Dieu, etlutter pour leurs rêves, en acceptantqu’ils arrivent toujours à l’heurejuste.

« Sortons maintenant », répéta le

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Magicien. Et Brida vit qu’il parlaitsérieusement.

Elle insista pour régler l’addition ;

c’était elle le roi de la nuit. Ilsmirent leurs manteaux et sortirentdans le froid, qui déjà n’était plusaussi violent — on était à quelquessemaines du printemps.

Ils marchèrent ensemble jusqu’àla station. Un bus se préparait àpartir dans quelques minutes. Sousl’effet du froid, l’irritation de Bridafit place à une immense confusionqu’elle ne parvenait pas à expliquer.Elle ne voulait pas prendre ce bus,elle se sentait mal, il lui semblait

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que le principal objectif de la soiréeavait été raté et qu’elle devait toutréparer avant de partir. Elle étaitvenue jusque-là pour le remercier,mais elle s’était comportée commeles autres fois.

Elle déclara qu’elle avait la nauséeet ne monta pas dans le bus.

Quinze minutes passèrent, unautre bus arriva.

« Je ne veux pas m’en allermaintenant, dit-elle. Non pas parceque je me sens mal à cause del’alcool, mais parce que j’ai toutgâché. Je ne t’ai pas remerciécomme je l’aurais dû.

— Ce bus est le dernier de la nuit,

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dit le Magicien.— Je prendrai un taxi plus tard.

Même si cela coûte cher. »Le bus parti, Brida regretta d’être

restée. Elle était confuse, ellen’avait aucune idée de ce qu’ellevoulait réellement. « J’ai trop bu »,pensa-t-elle.

« Allons nous promener un peu.Je veux me dégriser. »

Ils marchèrent dans la petite villedéserte, avec ses réverbères alluméset ses fenêtres éteintes. « Ce n’estpas possible. J’ai vu l’étincelle dansles yeux de Lorens et, pourtant, jeveux rester ici avec cet homme. »C’était une femme vulgaire,

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inconstante, indigne de tous lesenseignements et de toutes lesexpériences de la sorcellerie. Elleavait honte d’elle-même : quelquesverres de vin, et Lorens, et l’AutrePartie, et tout ce qu’elle avait apprisdans la Tradition de la Lunen’avaient plus d’importance. Ellepensa un instant qu’elle s’étaitpeut-être trompée, que l’étincelledans les yeux de Lorens n’était pasexactement celle que la Tradition duSoleil enseignait. Mais elle sementait à elle-même ; personne neconfond la lumière des yeux de sonAutre Partie.

Si plusieurs personnes se

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trouvaient dans un théâtre, queLorens était l’une d’elles et qu’ellene lui avait jamais parlé, aumoment où ses yeux croiseraientles siens, elle aurait la certitude dese trouver devant l’homme de savie. Elle parviendrait à l’approcher,il serait réceptif, car les Traditionsne se trompent jamais, les AutresParties finissent toujours par serencontrer. Avant d’en entendreparler, elle avait déjà euconnaissance de l’Amour aupremier regard, que personne nepouvait expliquer.

N’importe quel être humainpouvait reconnaître cette étincelle,

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sans même réveiller aucune forcemagique. Elle connaissait cettelumière avant de savoir qu’elleexistait. Elle l’avait vue, parexemple, dans les yeux du Magicien,l’après-midi où ils étaient allés aubar pour la première fois.

Elle s’arrêta brusquement.« J’ai trop bu », pensa-t-elle de

nouveau. Elle devait oublier celarapidement. Elle devait compter sonargent, savoir si elle en avait assezpour rentrer en taxi. C’était trèsimportant.

Mais elle avait vu l’étincelle dansles yeux du Magicien. La lumièrequ’il montrait à son Autre Partie.

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« Tu es pâle, dit le Magicien. Tuas sans doute trop bu.

— Ça va passer. Allons nousasseoir un peu, et ça ira mieux.Après je rentrerai chez moi. »

Ils s’assirent sur un banc, tandisqu’elle fouillait dans sa poche à larecherche de monnaie. Elle auraitpu se lever, prendre un taxi, et s’enaller pour toujours ; elle connaissaitsa Maîtresse, elle savait oùpoursuivre son chemin. Elleconnaissait aussi son Autre Partie ;si elle décidait de se lever de ce bancet de partir, elle accomplirait tout demême la mission à laquelle Dieul’avait destinée.

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Mais elle avait vingt et un ans. Àvingt et un ans, elle savait déjà qu’ilétait possible de rencontrer deuxAutres Parties dans la mêmeincarnation, et qu’il en résultaitdouleur et souffrance.

Comment pourrait-elle échapperà cela ?

« Je ne rentre pas chez moi, dit-elle. Je reste. »

Les yeux du Magicien brillèrent,et ce qui jusque-là n’était qu’espoirdevint une certitude.

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Ils continuèrent à marcher. LeMagicien vit l’aura de Brida changerplusieurs fois de couleur, et ilsouhaita qu’elle fut sur la bonneroute. Il savait les coups detonnerre et les tremblements deterre qui explosaient, à ce moment-là, dans l’âme de son Autre Partie,mais il en était ainsi du processusde transformation. C’est ainsi quese transforment la Terre, les étoileset les hommes.

Ils avaient quitté le village et setrouvaient en pleine campagne, sedirigeant vers les montagnes où ilsse retrouvaient toujours, quandBrida lui demanda de s’arrêter.

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« Entrons ici », dit-elle, tournantpar un chemin qui donnait sur uneplantation de blé. Elle ne savait paspourquoi elle faisait cela. Ellesentait seulement qu’elle avaitbesoin de la force de la nature, desesprits amis qui depuis la créationdu monde habitaient les plus beauxendroits de la planète. Uneimmense lune brillait dans le ciel, etleur permettait de discerner lesentier et la campagneenvironnante.

Le Magicien suivait Brida sansrien dire. Au fond de son coeur, ilremerciait Dieu d’y avoir cru et dene pas avoir répété l’erreur qu’il

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était sur le point de refaire uneminute avant de recevoir ce qu’ildemandait.

Ils entrèrent dans le champ deblé, que la lumière de la lunetransformait en une mer argentée.Brida marchait sans but, sans avoirla moindre idée de ce que serait saprochaine étape. En elle, une voixdisait qu’elle pouvait aller plus loin,qu’elle était une femme aussi forteque ses ancêtres, que la Sagesse duTemps veillait sur elle, guidait sespas et la protégeait.

Ils s’arrêtèrent au milieu duchamp. Ils étaient entourés demontagnes, et dans l’une de ces

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montagnes, il y avait un rocher d’oùl’on voyait bien le coucher du soleil,une cabane de chasseur plus élevéeque toutes les autres, et un endroitoù une certaine nuit une jeune filleavait affronté la terreur etl’obscurité.

« Je m’abandonne, pensa-t-elle.Je m’abandonne et je sais que jesuis protégée. » Elle imagina labougie allumée chez elle, le sceaude la Tradition de la Lune.

« Ici, c’est bien », dit-elle ens’arrêtant.

Elle prit une brindille et traça ungrand cercle sur le sol, cependantqu’elle prononçait les noms sacrés

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que sa Maîtresse lui avaitenseignés. Elle n’avait pas sa daguerituelle, ni aucun de ses objetssacrés, mais ses ancêtres étaient là,et elles disaient que, pour ne pasmourir sur le bûcher, elles avaientconsacré les instruments de leurcuisine.

« Tout dans le monde est sacré »,affirma-t-elle. Cette brindille étaitsacrée.

« Oui, répondit le Magicien. Toutdans ce monde est sacré. Et ungrain de sable peut être un pontvers l’invisible.

— Mais en ce moment, le pontvers l’invisible est mon Autre

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Partie », ajouta Brida.Les yeux de l’homme s’emplirent

de larmes. Dieu était juste.Ils entrèrent tous les deux dans le

cercle, et elle le ferma rituellement.C’était la protection que magicienset sorciers utilisaient depuis destemps immémoriaux.

« Tu as montré généreusementton monde, dit Brida. Je fais celamaintenant, un rituel, pour montrerque j’en fais partie. »

Elle leva les bras vers la lune etinvoqua les forces magiques de lanature. Elle avait très souvent vu saMaîtresse faire ce geste, quand ellesallaient au bois, mais maintenant

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c’était elle qui le faisait, avec lacertitude que rien ne pourraitéchouer. Les forces lui disaientqu’elle n’avait rien à apprendre,qu’il lui suffisait de se rappelertoutes les époques et toutes les viesdans lesquelles elle était sorcière.Elle pria alors pour que la récoltefût abondante, et que ce champ necessât jamais d’être fertile. Elle étaitlà, la prêtresse qui, en d’autrestemps, avait uni la connaissance dusol à la transformation de lasemence, et prié pendant que sonhomme travaillait la terre.

Le Magicien laissa Brida faire lespremiers pas. Il savait qu’à un

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moment déterminé, il devaitprendre le contrôle ; mais il devaitaussi laisser gravé dans l’espace etdans le temps que c’était elle quiavait initié le processus. Son Maître,qui en cet instant errait dans lemonde astral en attendant saprochaine réincarnation, étaitcertainement présent dans le champde blé, de même qu’il s’était trouvédans le bar, au moment de sadernière tentation — et il devait êtrecontent qu’il ait appris de lasouffrance. Il écouta, en silence, lesinvocations de Brida, et puis elles’arrêta.

« Je ne sais pas pourquoi j’ai fait

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ça. Mais je joue mon rôle.— Je continue », dit-il.Alors il se tourna vers le nord et

imita le chant d’oiseaux quin’existaient plus que dans leslégendes et les mythes. C’était leseul détail qui manquait. Wiccaétait une bonne Maîtresse, elle luiavait presque tout enseigné, sauf lefinal.

Quand le son du pélican sacré etcelui du phénix furent invoqués, lecercle entier s’emplit de lumière,une lumière mystérieuse quin’éclairait rien autour d’elle, maisqui était pourtant une lumière. LeMagicien regarda son Autre Partie

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qui se trouvait là, resplendissantdans son corps étemel, l’aura toutedorée et des filaments de lumièresortant de son nombril et de sonfront. Il savait qu’elle voyait lamême chose, et qu’elle voyait lepoint lumineux sur son épaulegauche, bien qu’un peu déformé àcause du vin qu’ils avaient bu.

« Mon Autre Partie, dit-elle toutbas, distinguant le point.

— Je vais me promener avec toidans la Tradition de la Lune »,déclara le Magicien. Etimmédiatement le champ de bléautour d’eux se transforma en undésert gris, où se trouvaient un

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temple et des femmes vêtues deblanc, qui dansaient devantl’immense porte d’entrée. Brida etle Magicien regardaient ce spectacledu haut d’une dune, et elle ne savaitpas si les personnages pouvaient lavoir.

Brida sentait le Magicien prèsd’elle, elle voulait demander ce quesignifiait cette vision, mais neparvenait pas à émettre un son. Ildiscerna la peur dans ses yeux, et ilsrevinrent vers le cercle de lumièredans le champ de blé.

« Qu’est-ce que c’était ?demanda-t-elle.

— Un cadeau que je t’ai fait. C’est

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l’un des onze temples secrets de laTradition de la Lune. Un cadeaud’amour, de reconnaissance parceque tu existes et que j’ai beaucoupattendu pour te rencontrer.

— Emmène-moi avec toi, dit-elle.Apprends-moi à me promener danston monde. »

Alors ils voyagèrent tous les deuxdans le temps, dans l’espace, dansles Traditions. Brida vit des champsfleuris, des animaux qu’elle neconnaissait que dans les livres, deschâteaux mystérieux et des villesqui semblaient flotter sur desnuages de lumière. Le ciel était toutilluminé, tandis que le Magicien

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dessinait pour elle, au-dessus duchamp de blé, les symboles sacrésde la Tradition. À un certainmoment, ils semblaient se trouver àl’un des pôles de la Terre, dans unpaysage recouvert de glace, mais cen’était pas cette planète ; d’autrescréatures, plus petites, avec desdoigts plus longs et des yeuxdifférents, travaillaient dans unimmense vaisseau spatial. Chaquefois qu’elle tentait de faire uncommentaire, les imagesdisparaissaient, remplacées pard’autres. Brida comprit, avec sonâme de femme, que cet hommes’efforçait de lui montrer tout ce

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qu’il avait mis tant d’années àapprendre et qu’il n’avait dû garderdurant tout ce temps que pour luien faire cadeau. Mais il pouvait sedonner à elle sans crainte, car elleétait son Autre Partie. Elle pouvaitvoyager avec lui à travers leschamps Élysées, où les âmesilluminées habitent, et où les âmesqui cherchent encore l’illuminationse rendent de temps à autre, pour senourrir d’espérance.

Elle n’aurait su préciser combien

de temps s’était écoulé, jusqu’aumoment où elle se vit de nouveauavec l’être lumineux à l’intérieur du

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cercle qu’elle-même avait tracé. Elleavait déjà éprouvé l’amour, maisjusqu’à cette nuit, l’amour signifiaitaussi la peur. Cette peur, aussifaible fût-elle, était toujours unvoile, à travers lequel elle pouvaitdistinguer presque tout, sauf lescouleurs. Et, en ce moment, sonAutre Partie devant elle, ellecomprenait que l’amour était unesensation liée aux couleurs —comme des milliers d’arcs-en-cielsuperposés les uns aux autres.

« Tout ce que j’ai perdu par peurde perdre !» pensa-t-elle, enregardant les arcs-en-ciel.

Elle était allongée, l’être

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lumineux sur elle, un point delumière sur son épaule gauche, etdes fibres brillantes sortant de sonfront et de son nombril.

« Je voulais te parler et je n’yarrivais pas, dit-elle.

— À cause de l’alcool », répondit-il.

Pour Brida, c’était un lointainsouvenir : le bar, le vin, et lasensation d’être irritée par quelquechose qu’elle ne voulait pasaccepter.

« Merci pour les visions.— Ce n’étaient pas des visions, dit

l’être lumineux. Tu as aperçu lasagesse de la Terre et d’une planète

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lointaine. »Brida ne désirait pas parler de ces

sujets. Elle ne voulait pas de leçons,simplement ressentir ce qu’elleavait éprouvé.

« Moi aussi je suis lumineuse ?— Comme moi. La même couleur,

la même lumière. Et les mêmesfaisceaux d’énergie. »

La couleur était maintenantdorée, et les faisceaux d’énergie quisortaient de leur nombril et de leurfront étaient d’un bleu clair brillant.

« Je sens que nous étions perduset que maintenant nous sommeshors de danger, dit Brida.

— Je suis fatigué. Nous devons

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rentrer. Moi aussi j’ai beaucoupbu. »

Brida savait que, quelque part, ilexistait un monde avec des bars, deschamps de blé et des stations debus. Mais elle ne voulait pas yretourner, tout ce qu’elle désirait,c’était rester là pour toujours. Elleentendit une voix lointaine faire desinvocations, tandis que la lumièreautour d’elle diminuait peu à peu,jusqu’à s’éteindre. Une lune énormese ralluma dans le ciel, illuminant lacampagne. Ils étaient nus, enlacés.Et ils ne sentaient ni le froid ni lahonte.

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Le Magicien pria Brida de clore lerituel, puisque c’était elle qui l’avaitcommencé. Brida prononça les motsqu’elle connaissait, et il l’aida. Unefois les formules dites jusqu’aubout, il ouvrit le cercle magique. Ilss’habillèrent tous les deux ets’assirent sur le sol.

« Partons d’ici », dit Brida au boutd’un certain temps. Le Magicien seleva, et elle en fît autant. Elle nesavait pas quoi dire, elle étaittroublée, et lui aussi. Ils avaientavoué leur amour et maintenant,comme n’importe quel couple quivit cette expérience, ils n’arrivaientpas à se regarder dans les yeux.

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Ce fut le Magicien qui rompit lesilence.

« Tu dois retourner en ville. Jesais où appeler un taxi. »

Brida ne savait pas si elle étaitdéçue ou soulagée par cecommentaire. La sensation de joiecommençait à faire place au malaiseet au mal de tête. Elle était certainequ’elle serait de piètre compagniecette nuit-là.

« D’accord », répondit-elle.Ils changèrent encore une fois de

direction et retournèrent vers laville. Il appela un taxi d’une cabinetéléphonique. Puis ils restèrentassis sur le bord du trottoir, en

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attendant la voiture.« Je veux te remercier pour cette

nuit », dit-elle.Lui ne dit rien.« Je ne sais pas si la fête de

l’équinoxe est une fête seulementpour les sorcières. Mais ce sera unjour important pour moi.

— Une fête est une fête.— Alors j’aimerais t’inviter. »Il fit le geste de quelqu’un qui

veut changer de sujet. Il devaitpenser à ce moment-là à la mêmechose qu’elle — qu’il est difficile dese séparer de son Autre Partie, aprèsqu’on l’a trouvée. Elle l’imaginaitrentrant chez lui, tout seul, se

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demandant quand elle reviendrait.Elle reviendrait, parce que soncoeur le commandait. Mais lasolitude des forêts est plus difficileà supporter que la solitude desvilles.

« Je ne sais pas si l’amoursurvient brusquement, continuaBrida. Mais je sais que je lui suisouverte. Je suis prête. »

Le taxi arriva. Brida regardaencore une fois le Magicien, et ellele sentit rajeuni.

« Moi aussi je suis prêt pourl’Amour », dit-il, et ce fut tout.

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La cuisine était vaste, et lesrayons de soleil entraient par lesfenêtres d’une propreté immaculée.

« As-tu bien dormi, ma fille ?»Sa mère posa le chocolat chaud

sur la table, avec les toasts et lefromage. Puis elle retourna aufourneau préparer les oeufs aubacon.

« J’ai dormi. Je veux savoir si marobe est prête. J’en ai besoin pour lafête après-demain. »

La mère apporta les oeufs aubacon et s’assit. Elle savait quequelque chose n’allait pas chez safille, mais elle ne pouvait rien faire.Aujourd’hui elle aurait aimé lui

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parler comme jamais elle ne l’avaitfait auparavant, mais celan’avancerait pas à grand-chose. Il yavait dehors un monde nouveau,qu’elle ne connaissait pas encore.

Elle avait peur, parce qu’ellel’aimait et qu’elle cheminait seuledans ce monde nouveau.

« La robe sera-t-elle prête,maman ? insista Brida.

— Avant le déjeuner », répondit-elle. Et cela la rendit heureuse. Aumoins pour certaines choses, lemonde n’avait pas changé. Lesmères continuaient de résoudre lesproblèmes de leurs filles.

Elle hésita un peu. Mais

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finalement elle demanda :« Comment va Lorens, ma

grande ?— Bien. Il viendra me chercher cet

après-midi. »Elle fut soulagée et triste en

même temps. Les problèmes ducoeur meurtrissent toujours l’âme,et elle rendit grâce à Dieu que safille ne se trouvât pas dans cettesituation. Mais, d’autre part, c’étaitpeut-être le seul domaine danslequel elle pourrait l’aider ; l’amouravait très peu changé à travers lessiècles.

Elles sortirent faire un tour dans

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la petite ville où Brida avait passétoute son enfance. Les maisonsétaient toujours les mêmes, les gensfaisaient encore les mêmes choses.La jeune fille rencontra quelquesamies de collège, qui aujourd’huitravaillaient dans l’unique agencebancaire ou à la papeterie. Tout lemonde se connaissait par son nom,et saluait Brida ; certainss’exclamaient qu’elle avait grandi,d’autres insinuaient qu’elle étaitdevenue une jolie femme. À dixheures du matin, elles prirent unthé dans le restaurant où la mère serendait souvent le samedi, avant deconnaître son mari, en quête d’une

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rencontre, d’une passion soudaine,d’un événement qui mettrait fmtout d’un coup à la monotonie desjours.

La mère regarda de nouveau safille, tandis qu’elles se racontaientce qui était arrivé de nouveau dansla vie de chacun des habitants de laville. Brida continuait de s’yintéresser, et elle s’en réjouit.

« J’ai besoin de la robeaujourd’hui », répéta Brida. Elleavait l’air triste, mais c’était sansdoute pour une autre raison. Ellesavait bien que sa mère avaittoujours satisfait ses désirs.

Elle devait essayer encore, poser

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les questions que les enfantsdétestent toujours entendre, parceque ce sont des personnesindépendantes, libres, capables derésoudre leurs difficultés.

« Tu as un souci ?— As-tu déjà aimé deux hommes,

maman ?»Il y avait un ton de défi dans sa

voix, comme si le monde ne tendaitses pièges que pour elle.

La mère trempa une madeleinedans sa tasse de thé, et mangea avecdélicatesse. Son regard courut à larecherche d’un temps quasi perdu.

« Oui. Cela m’est arrivé. »Brida s’arrêta et la regarda,

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étonnée.La mère sourit. Puis elle l’invita à

poursuivre la promenade. « Ton père a été mon premier et

mon plus grand amour, dit-elle,quand elles sortirent du restaurant.Je suis heureuse auprès de lui. J’aieu tout ce dont j’avais rêvé quandj’étais bien plus jeune que toi. Acette époque, mes amies et moi,nous croyions que notre seuleraison de vivre était l’amour. Cellequi ne réussissait pas à rencontrerquelqu’un n’aurait pas pu direqu’elle avait réalisé ses rêves.

— Reviens au sujet, maman. »

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Brida était impatiente.« J’avais des rêves très différents.

Je rêvais, par exemple, de faire ceque tu as fait : aller vivre dans unegrande ville, connaître le monde quise trouvait au-delà des limites demon village. Le seul moyend’obtenir que mes parents acceptentma décision, c’était de leurexpliquer que j’avais besoind’étudier ailleurs, de suivre desétudes qui n’existaient pas dans lesenvirons.

« J’ai passé des nuits éveillée,pensant à la conversation quej’aurais avec eux. Je préparaischaque phrase que j’allais

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prononcer, ce qu’ils répondraient, etla façon dont je devrais argumenterde nouveau. »

Sa mère ne lui avait jamais parléde cette manière. Brida écoutaitgentiment, et elle éprouva uncertain remords. Elles auraient pupartager d’autres moments commecelui-là toutes les deux, maischacune était prisonnière de sonmonde et de ses valeurs.

« Deux jours avant notreconversation, j’ai rencontré tonpère. Je l’ai regardé dans les yeux etils avaient une lumière particulière,comme si j’avais trouvé la personneque je désirais le plus rencontrer

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dans la vie.— Je connais ça, maman.— Quand j’ai connu ton père, j’ai

compris aussi que ma quête étaitterminée. Je n’avais plus besoind’une explication pour le monde, etje ne me sentais plus frustrée devivre ici, parmi les mêmespersonnes, à faire les mêmeschoses. Chaque jour est devenudifférent, à cause de l’immenseamour que nous avions l’un pourl’autre.

« Nous nous sommes fiancés puismariés. Je ne lui ai jamais parlé demes rêves de vivre dans une grandeville, de connaître d’autres lieux et

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d’autres gens. Parce que, tout d’uncoup, le monde entier tenait dansmon village. L’amour donnait uneexplication à ma vie.

— Tu as parlé d’une autrepersonne, maman.

— Je veux te montrer quelquechose », dit-elle, et ce fut tout.

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Elles marchèrent jusqu’au piedd’un grand escalier menant à laseule église catholique de l’endroit,qui avait été construite et détruiteau cours de plusieurs guerres dereligion. Brida avait l’habitude des’y rendre tous les dimanches pourla messe, et monter ces marches —quand elle était petite — était unvéritable supplice. Au début dechaque rampe se trouvait la statued’un saint — saint Paul à gauche, etl’apôtre Jacques à droite — bienabîmée par le temps et par lestouristes. Le sol était jonché defeuilles sèches, comme si, dans cetendroit, ce n’était pas le printemps

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mais l’automne qui arrivait.L’église était située en haut de la

colline, et il était impossible de lavoir de là où elles se trouvaient, àcause des arbres. La mère s’assit surla première marche et invita Brida àen faire autant.

« C’était ici, dit la mère. Un jour,pour une raison dont je ne mesouviens plus, j’ai décidé de prierl’après-midi. J’avais besoin d’êtreseule, de réfléchir sur ma vie, et j’aipensé que l’église là-haut serait unbon endroit pour cela.

« Mais quand je suis arrivée ici,j’ai trouvé un homme. Il était assislà où tu te trouves, deux valises à

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côté de lui, et il semblait perdu,cherchant désespérément quelquechose dans un livre ouvert entre sesmains. J’ai pensé que c’était untouriste à la recherche d’un hôtel, etj’ai décidé de m’approcher. C’estmoi qui ai entamé la conversation.Au début il était un peu étonné,mais il s’est vite senti à l’aise avecmoi.

« Il m’a expliqué qu’il n’était pasperdu. Il était archéologue et sedirigeait en voiture vers le nord —où l’on avait découvert des ruines —quand son moteur est tombé enpanne. Un mécanicien était en routeet il avait profité de l’attente pour

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venir voir l’église. Il m’a posé desquestions sur le bourg, les villagesdes environs, les monumentshistoriques.

« Soudain, mes problèmes de cetaprès-midi-là ont disparu commepar miracle. Je me sentais utile, etj’ai commencé à lui raconter tout ceque je savais, comprenant quetoutes les années que j’avais vécuesdans cette région prenaient un sens.J’avais devant moi un homme quiétudiait les gens et les peuples, quipouvait conserver pour toujours,pour toutes les générations futures,ce que j’avais entendu ou découvertquand j’étais petite. Cet homme sur

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le grand escalier m’a faitcomprendre l’importance quej’avais pour le monde et pourl’histoire de mon pays. Je me suissentie nécessaire, et c’est l’une desmeilleures sensations qu’un êtrehumain puisse éprouver.

« Quand j’ai fini de parler del’église, nous avons continué àbavarder d’autres choses. Je lui aiparlé de la fierté que j’éprouvaispour ma ville, et il m’a répondu encitant la phrase d’un écrivain, dontje ne me rappelle pas le nom,disant : “C’est ton village qui tedonne le pouvoir universel.”

— Léon Tolstoï », répliqua Brida.

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Mais sa mère voyageait dans letemps, comme elle l’avait fait unjour. Seulement elle n’avait pasbesoin de cathédrales dans l’espace,de bibliothèques souterraines ou delivres poussiéreux ; il lui suffisaitdu souvenir d’un après-midi deprintemps et d’un homme avec desvalises sur un escalier.

« Nous avons parlé un certaintemps. J’avais tout l’après-midipour rester avec lui, mais à toutmoment pouvait arriver unmécanicien. J’ai décidé de profiterau maximum de chaque seconde. Jel’ai interrogé sur son monde, lesfouilles, le défi de vivre en

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cherchant le passé dans le présent.Il m’a parlé de guerriers, de sages etde pirates qui avaient habité nosterres.

« Quand je suis revenue à moi, lesoleil était presque à l’horizon, etjamais, de toute ma vie, un après-midi n’était passé aussi vite.

« J’ai compris qu’il ressentait lamême chose. Il me posaitcontinuellement des questions,cherchant à poursuivre laconversation, et ne me laissait pasle temps de dire que je devais m’enaller. Il parlait sans arrêt, ilracontait tout ce qu’il avait vécujusqu’à ce jour-là, et il voulait savoir

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la même chose de moi. J’airemarqué que ses yeux medésiraient, même si j’étais, à cetteépoque, presque deux fois plusvieille que tu ne l’es à présent.

« C’était le printemps, unedélicieuse odeur de renouveauflottait dans l’air et je me suis sentierajeunir. Ici, dans les environs, il y aune fleur qui n’apparaît qu’enautomne ; eh bien, cet après-midi-là, je me suis sentie pareille à cettefleur. Comme si soudain, àl’automne de ma vie, alors que jepensais avoir vécu tout ce que jepouvais vivre, cet hommeapparaissait sur l’escalier seulement

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pour me montrer qu’aucunsentiment — l’amour, par exemple— ne vieillit avec le corps. Lessentiments font partie d’un mondeque je ne connais pas, mais c’est unmonde dans lequel n’existe nitemps, ni espace, ni frontières. »

Elle demeura quelque tempssilencieuse. Son regard restait perdudans ce printemps.

« J’étais là, comme uneadolescente de trente-huit ans, mesentant de nouveau désirée. Il nevoulait pas que je m’en aille. Etpuis, à un certain moment, il a cesséde parler. Il m’a regardée au fonddes yeux, et il a souri. Comme s’il

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avait compris avec son coeur ce queje pensais et voulait me dire quec’était vrai, que je comptaisbeaucoup pour lui. Nous sommesrestés muets un certain temps, etpuis nous nous sommes séparés. Lemécanicien n’était pas arrivé.

« Pendant des jours, je me suisdemandé si cet homme existaitvraiment, ou si c’était un ange queDieu m’avait envoyé pour memontrer les leçons secrètes de lavie. Finalement, j’ai conclu quec’était vraiment un homme. Unhomme qui m’avait aimée, ne fut-ceque pour un après-midi, et quim’avait alors livré ce qu’il avait

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gardé toute sa vie — ses luttes, sesextases, ses difficultés et ses rêves.Moi aussi je me suis donnéecomplètement cet après-midi-là —j’ai été sa compagne, son épouse, saconfidente, son amante. Enquelques heures, j’ai pu connaîtrel’amour de toute une vie. »

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La mère regarda la fille. Elleaurait aimé qu’elle eût toutcompris. Mais au fond, elle pensaitque Brida vivait dans un monde oùce genre d’amour n’avait plus saplace.

« Je n’ai jamais cessé d’aimer tonpère, pas même un seul jour,conclut-elle. Il a toujours été auprèsde moi, il m’a donné le meilleur delui-même, et je veux être avec luijusqu’à la fin de mes jours. Mais lecoeur est un mystère, et jamais jene comprendrai ce qui s’est passé.Ce que je sais, c’est que cetterencontre m’a donné plus deconfiance en moi, en me montrant

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que j’étais encore capable d’aimer etd’être aimée, et m’enseignantquelque chose que je n’oublieraijamais : lorsqu’on trouve une choseimportante dans la vie, cela ne veutpas dire qu’il faille renoncer àtoutes les autres.

« Parfois je pense encore à lui.J’aimerais savoir où il se trouve, s’ila découvert ce qu’il cherchait cetaprès-midi-là, s’il est en vie, ou siDieu s’est chargé de prendre soin deson âme. Je sais qu’il ne reviendrajamais — c’est pour cela que j’ai pul’aimer avec autant de force etautant de certitude. Parce que je nepourrai jamais le perdre, il s’est

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livré complètement cet après-midi-là. »

La mère se leva.« Je crois qu’il faut rentrer à la

maison terminer ta robe, dit-elle.— Je vais rester encore un peu

ici », répondit Brida.La mère s’approcha de sa fille et

l’embrassa tendrement.« Merci de m’avoir écoutée.

C’était la première fois que jeracontais cette histoire. J’aitoujours eu peur de mourir avecelle, et qu’elle disparaisse à toutjamais de la surface de la Terre.Désormais tu vas la garder pourmoi. »

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Brida grimpa les marches ets’arrêta devant l’église. L’édifice,petit et rond, était la grande fiertéde la région ; c’était l’un despremiers lieux sacrés duchristianisme dans ce pays, etchaque année des chercheurs et destouristes venaient le visiter. Il nerestait rien de la constructionoriginelle du Ve siècle, saufquelques parties du sol ; maischaque destruction laissait unmorceau intact, aussi le visiteurpouvait-il voir l’histoire deplusieurs styles architecturaux dansune même construction.

À l’intérieur, un orgue jouait, et

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Brida resta quelque temps à écouterla musique. Dans cette église, leschoses étaient bien expliquées,l’univers à la place exacte où ildevait être, et celui qui y entraitn’avait plus à se préoccuper de rien.Là, il n’y avait pas de forcesmystérieuses au-dessus des gens, denuits obscures où il fallait croiresans comprendre. On n’y parlaitplus de bûchers, et les religions dumonde entier cohabitaient commesi elles étaient alliées, reliant denouveau l’homme à Dieu. Son paysétait encore une exception danscette cohabitation pacifique — dansle Nord, les gens se tuaient au nom

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de la foi. Mais cela se termineraitdans quelques années ; Dieu avaitpresque une explication. Il était unpère généreux, tous étaient sauvés.

« Je suis une sorcière », se dit-

elle, luttant contre une pulsion deplus en plus violente qui la poussaità entrer. Sa Tradition étaitmaintenant différente et, même sic’était le même Dieu, si ellefranchissait ces portes, elleprofanerait un lieu et elle en seraitsouillée.

Elle alluma une cigarette etregarda l’horizon, essayant de neplus y penser. Elle tenta de se

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concentrer sur sa mère. Elle eutenvie de se précipiter à la maison,de se jeter dans ses bras et de luiraconter que dans deux jours elleserait initiée aux Grands Mystèresdes sorcières. Qu’elle avait voyagédans le temps, qu’elle connaissait lapuissance du sexe, qu’elle étaitcapable de savoir ce qu’il y avaitdans la vitrine d’une boutique enutilisant simplement les techniquesde la Tradition de la Lune. Elle avaitbesoin de tendresse et decompréhension, parce que elle aussisavait des histoires qu’elle nepouvait raconter à personne.

L’orgue cessa de jouer, et Brida

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entendit de nouveau les voix de laville, le chant des oiseaux, le ventqui cognait dans les branches etannonçait la venue du printemps.Derrière l’église, une porte s’ouvritet se ferma — quelqu’un était sorti.Pendant un moment, elle se revitun dimanche quelconque de sonenfance, debout là où elle setrouvait maintenant, furieuse parceque la messe était longue et que ledimanche était le seul jour où ellepouvait courir dans les champs.

« Je dois entrer. » Peut-être samère comprendrait-elle ce qu’elleressentait ; mais, à ce moment-là,elle était loin. Devant elle, il y avait

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une église vide. Elle n’avait jamaisinterrogé Wicca sur le rôle duchristianisme dans tout ce qui sepassait. Elle avait l’impression quesi elle franchissait cette porte, elletrahirait les soeurs brûlées sur lebûcher.

« Mais moi aussi j’ai été brûléesur le bûcher », se dit-elle. Elle sesouvint de l’oraison de Wicca le jouroù l’on commémorait le martyredes sorcières. Et dans cette oraison,elle avait cité Jésus et la ViergeMarie. L’amour était au-dessus detout, et l’amour n’avait pas dehaines, seulement des équivoques.Peut-être, à une certaine époque, les

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hommes avaient-ils décidé d’être lesreprésentants de Dieu — et ilsavaient commis des erreurs.

Mais Dieu n’avait rien à voir aveccela.

Il n’y avait personne à l’intérieurlorsqu’elle entra enfin. Quelquescierges allumés montraient que, lematin, une personne s’étaitpréoccupée de renouveler sonalliance avec une force qu’elle nefaisait que pressentir et, de cettemanière, avait franchi le pont entrele visible et l’invisible. Elle regrettace qu’elle venait de penser : là nonplus rien n’était expliqué, et lesgens devaient faire leur pari,

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s’enfoncer dans la Nuit Obscure dela foi. Face à elle, les bras ouvertssur la Croix, se trouvait ce Dieu quiparaissait trop simple.

Il ne pouvait pas l’aider. Elle étaitseule devant ses décisions, etpersonne ne pourrait l’aider. Elledevait apprendre à courir desrisques. Elle ne possédait pas lesmêmes facilités que le crucifiédevant elle, qui connaissait samission parce qu’il était le fils deDieu. Jamais il ne se trompa. Il neconnut pas l’amour parmi leshommes, seulement l’amour pourson Père. Tout ce qu’il avait à faire,c’était montrer sa sagesse et

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enseigner de nouveau à l’humanitéle chemin des cieux.

Mais, n’était-ce que cela ? Elle sesouvint d’une leçon de catéchisme,un dimanche où le prêtre était plusinspiré que de coutume. Ce jour-là,ils étudiaient l’épisode de la Passiondans lequel Jésus adresse uneprière à Dieu, suant du sang, etdemandant qu’on éloigne le caliceauquel il doit boire.

« Mais s’il savait déjà qu’il était lefils de Dieu, pourquoi a-t-ildemandé cela ? avait-elle demandéau prêtre.

— Parce qu’il ne savait qu’avec lecoeur. S’il avait eu une certitude

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absolue, sa mission n’aurait euaucun sens, parce qu’il ne se seraitpas transformé complètement enhomme. Être homme, c’est avoirdes doutes, et pourtant poursuivreson chemin. »

Elle regarda de nouveau l’imageet, pour la première fois de toute savie, se sentit plus proche de celle-ci ; peut-être y avait-il là un hommeseul et qui avait peur, affrontant lamort et demandant : « Père, Père,pourquoi m’as-tu abandonné ?» S’ilavait prononcé ces mots, c’est quemême lui n’était pas sûr de ses pas.Il avait fait un pari, livré à la NuitObscure comme tous les hommes,

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sachant qu’il ne trouverait laréponse qu’au terme de son voyage.Il avait dû connaître lui aussil’angoisse de prendre des décisions,d’abandonner son père, sa mère etsa petite cité, pour aller à larecherche des secrets des hommes,des mystères de la Loi.

S’il était passé par tout cela, ilavait aussi connu l’amour, bien queles Évangiles n’aient jamais abordéce sujet — l’amour entre lespersonnes était beaucoup plusdifficile à comprendre que l’amourpour un Être suprême. Maismaintenant elle se souvenait que,lorsqu’il ressuscita, la première

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personne à qui il apparut fut unefemme, qui l’avait accompagnéjusqu’au bout.

L’image silencieuse semblait deson avis. Il avait goûté le vin, lepain, les fêtes, les gens et lesbeautés du monde. Il étaitimpossible qu’il n’eût pas connul’amour d’une femme, et c’étaitpour cela qu’il avait sué du sang aujardin des Oliviers, car il était trèsdifficile de quitter la terre et de sedonner pour l’amour de tous leshommes, après avoir connu l’amourd’une seule créature.

Il avait goûté tout ce que lemonde peut offrir, et pourtant il

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avait poursuivi sa longue route,sachant que la Nuit Obscure peut seterminer sur une croix, ou sur unbûcher.

« Nous sommes tous venus aumonde pour courir les risques de laNuit Obscure, Seigneur. J’ai peur dela mort, mais je ne veux pas perdrela vie. J’ai peur de l’amour, parcequ’il renferme des choses quidépassent notre compréhension ; salumière est immense, mais sonombre m’effraie. »

Elle se rendit compte qu’ellepriait sans le savoir. Le Dieu simplela regardait ; il semblait comprendreses mots et les prendre au sérieux.

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Pendant un moment, elle attenditune réponse de sa part, mais ellen’entendit aucun son, ni ne perçutle moindre signe. La réponse étaitlà, devant elle, dans cet hommecloué sur une croix. Il avait joué sapartie, et montré au monde que sichacun jouait aussi la sienne, pluspersonne n’aurait à souffrir.

Parce qu’il avait déjà souffertpour tous les hommes qui avaienteu le courage de lutter pour leursrêves.

Brida pleura un peu, sans savoirpourquoi.

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Au lever du jour le temps étaitcouvert, mais il n’allait pas pleuvoir.Lorens vivait depuis des annéesdans cette ville, il comprenait sesnuages. Il se leva et alla à la cuisinepréparer un café.

Brida entra avant que l’eau necommence à bouillir.

« Tu t’es couchée très tard hier »,dit-il.

Elle ne répondit pas.« C’est aujourd’hui, continua-t-il.

Je sais combien c’est important.J’aimerais beaucoup être auprès detoi.

— C’est une fête, répondit Brida.— Que veux-tu dire par là ?

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— C’est une fête. Depuis que nousnous connaissons, nous sommestoujours allés ensemble aux fêtes.Tu es invité. »

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Le Magicien alla voir si la pluie dela veille avait abîmé ses bromélias.Ils étaient parfaits. Il rit de lui-même — finalement, les forces de laNature réussissaient parfois à secomprendre.

Il pensa à Wicca. Elle nedistinguerait pas les pointslumineux, parce que seules lesAutres Parties peuvent voir celaentre elles ; mais elle allaitremarquer l’énergie des faisceauxde lumière circulant entre lui et sadisciple. Les sorcières étaient, avanttout, des femmes.

La Tradition de la Lune appelaitcela « Vision de l’Amour » et, bien

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que cela pût se produire entre despersonnes simplement amoureuses— sans aucun rapport avec l’AutrePartie —, il soupçonna que cettevision allait la mettre en colère.Colère féminine, colère de marâtrede Blanche-Neige, qui n’admettaitpas qu’une autre fut la plus belle.

Wicca, cependant, était uneMaîtresse, et elle comprendrait vitel’absurdité de ce sentiment. Mais àce moment-là son aura aurait déjàchangé de couleur.

Alors il s’approcherait d’elle,embrasserait son visage et lui diraitqu’elle était jalouse. Elle affirmeraitque non. Et lui demanderait

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pourquoi elle s’était mise en colère.Elle répondrait qu’elle était une

femme et qu’elle n’avait pas àrendre compte de ses sentiments. Illui donnerait un autre baiser, parcequ’elle disait la vérité. Et ilajouterait qu’elle lui avait beaucoupmanqué tout le temps où ils étaientséparés, et encore qu’il l’admiraitplus que toute autre femme aumonde, sauf Brida, parce que Bridaétait son Autre Partie.

Wicca serait heureuse, parcequ’elle était sage.

« Je suis vieux. Voilà quej’imagine des conversations. » Maiscela ne venait pas de l’âge — les

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hommes amoureux se comportenttoujours ainsi, pensa-t-il.

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Wicca était contente parce que lapluie avait cessé et que les nuagesallaient se dissiper avant la tombéede la nuit. La nature devait être enaccord avec les oeuvres de l’êtrehumain.

Toutes les mesures étaient prises,chaque personne avait joué sonrôle, il ne manquait rien.

Elle alla jusqu’à l’autel et invoquason Maître. Elle le pria d’êtreprésent cette nuit-là ; troisnouvelles sorcières seraient initiéesaux Grands Mystères et elle portaitsur ses épaules une responsabilitéénorme.

Ensuite, elle alla à la cuisine

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préparer le petit déjeuner. Elle fitun jus d’orange, des toasts, etmangea quelques biscuits derégime. Elle faisait encore attentionà son apparence, elle savait qu’elleétait belle. Elle n’avait pas besoin derenoncer à sa beauté seulementpour prouver qu’elle était aussiintelligente et capable.

Tandis qu’elle remuaitdistraitement son café, elle serappela un jour comme celui-là, desannées plus tôt, où son Maîtremarqua son destin du sceau desGrands Mystères. Pendant quelquesinstants, elle tenta d’imaginer cellequ’elle était alors, quels étaient ses

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rêves, ce qu’elle désirait de la vie.« Je suis vieille. Voilà que je me

remémore le passé », dit-elle touthaut. Elle finit son petit déjeunerrapidement et commença sespréparatifs. Elle avait encorequelque chose à faire.

Mais elle savait qu’elle nedevenait pas vieille. Dans sonmonde, le Temps n’existait pas.

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Brida s’étonna du grand nombred’automobiles garées au bord de laroute. Les nuages lourds de lamatinée avaient fait place à un cielclair, dans lequel le soleil couchantmontrait ses derniers rayons ;malgré le froid, c’était le premierjour du printemps.

Elle invoqua la protection desesprits de la forêt, puis regardaLorens. Il répéta les mêmes mots,un peu gêné, mais content de setrouver là. Pour qu’ils restent unis,il fallait que chacun marche, detemps en temps, dans la réalité del’autre. Entre eux deux aussi il yavait un pont entre le visible et

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l’invisible. La magie était présentedans tous les gestes.

Ils avaient marché vite dans lebois, et bientôt ils arrivèrent dans laclairière. Brida s’attendait à quelquechose de semblable : des hommes etdes femmes de tous âges, exerçantprobablement les professions lesplus diverses, étaient réunis engroupes, parlant entre eux, essayantde faire en sorte que tout cela parûtla chose la plus naturelle du monde.Pourtant, ils étaient tous aussiperplexes qu’eux.

« Ce sont tous ces gens-là ?»Lorens ne s’y attendait pas.Brida répondit que non ; certains

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étaient invités comme lui. Elle nesavait pas exactement qui devaitparticiper ; tout serait révélé au bonmoment.

Ils choisirent un coin et Lorensjeta le sac par terre. À l’intérieur setrouvaient la robe de Brida et troisbonbonnes de vin ; Wicca avaitrecommandé que chaque personne,participante ou invitée, en apportâtune. Avant de quitter la maison,Lorens avait demandé qui était letroisième invité. Brida avaitmentionné le Magicien auquel elleavait l’habitude de rendre visitedans les montagnes et il n’y avaitplus accordé d’importance.

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« Imagine si mes amiesapprennent que, cette nuit, je suisdans un vrai sabbat » entendit-ilune femme déclarer à côté de lui.

Le sabbat des sorcières. La fêtequi avait survécu au sang, auxbûchers, à l’âge de la raison, et àl’oubli. Lorens essaya de se mettre àson aise, se disant qu’il y avait làbeaucoup d’autres personnes danssa situation. Il remarqua queplusieurs troncs de bois sec étaientempilés au centre de la clairière et ilfrissonna.

Wicca était dans un coin, parlantavec un groupe. Apercevant Brida,elle vint la saluer et lui demander si

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tout allait bien. Celle-ci la remerciade sa gentillesse et lui présentaLorens.

« J’ai invité quelqu’un d’autre »,dit-elle.

Wicca la regarda, surprise. Maiselle fit aussitôt un large sourire ;Brida eut la certitude qu’elle savaitde qui il s’agissait.

« Je suis contente, répondit-elle.La fête est aussi la sienne. Et il y alongtemps que je n’ai pas vu cevieux sorcier. Peut-être a-t-il apprisquelque chose. »

D’autres gens arrivèrent, sans queBrida pût distinguer qui était invitéet qui était participant. Une demi-

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heure plus tard, alors qu’unecentaine de personnes bavardaient àvoix basse dans la clairière, Wiccaréclama le silence.

« Ceci est une cérémonie, dit-elle.Mais cette cérémonie est une fête.Je vous en prie, aucune fête necommence avant que l’on n’aitrempli les calices. »

Elle ouvrit sa bonbonne et remplitle verre de quelqu’un qui se trouvaitprès d’elle. En peu de temps, lesgrosses bouteilles circulaient et leton des voix montait d’une façonperceptible. Brida ne voulait pasboire ; le souvenir d’un homme,dans un champ de blé, lui montrant

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les temples secrets de la Traditionde la Lune, était encore vif dans samémoire. En outre, l’invité qu’elleattendait n’était pas encore arrivé.

Lorens, quant à lui, étaitbeaucoup plus détendu, et ilcommença à entamer laconversation avec ses voisins.

« C’est une fête !» dit-il en riant àBrida. Il s’était préparé pour deschoses de l’autre monde, et cen’était qu’une fête. Beaucoup plusdivertissante, d’ailleurs, que lesfêtes de scientifiques qu’il étaitobligé de fréquenter.

À une certaine distance de songroupe se trouvait un monsieur à la

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barbe blanche dans lequel ilreconnut un des professeurs del’université. Il hésita un moment,mais le monsieur le reconnut aussiet, de là où il se trouvait, leva sonverre à son intention.

Lorens était soulagé — la chasseaux sorcières, ou à leurssympathisants, n’existait plus.

« On dirait un pique-nique »,entendit Brida. Oui, celaressemblait à un pique-nique et celal’irritait. Elle s’attendait à unévénement plus ritualisé, plusproche des sabbats qui avaientinspiré Goya, Saint-Saëns, Picasso.Elle prit la bonbonne qui se trouvait

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à côté d’elle et se mit elle aussi àboire.

Une fête. Franchir le pont entre levisible et l’invisible à travers unefête. Brida aurait beaucoup aimévoir comment le sacré pouvait semanifester dans une atmosphèreaussi profane.

La nuit tombait rapidement et lesgens ne cessaient de boire. Dès quel’obscurité menaça de recouvrir lelieu, certains des hommes présents— en dehors de tout rituel —allumèrent le feu. Autrefois aussic’était ainsi : le bûcher, avant d’êtreun puissant élément magique,n’était qu’une lumière. Une lumière

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autour de laquelle les femmes seréunissaient pour parler de leurshommes, de leurs expériencesmagiques, de leurs rencontres avecles succubes et les incubes, lesredoutables démons sexuels duMoyen Âge. Autrefois, c’était aussicela, une fête, une immense fêtepopulaire, la célébration joyeuse duprintemps et de l’espoir, à uneépoque où être joyeux c’était défierla Loi, parce que personne nepouvait se divertir dans un mondefait seulement pour tenter lesfaibles. Les seigneurs de la terre,retranchés dans leurs sombreschâteaux, regardaient les feux dans

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les forêts et se sentaient floués —ces paysans voulaient connaître lebonheur, et celui qui connaît lebonheur ne peut plus vivre dans latristesse sans se révolter. Lespaysans auraient pu avoir envied’être heureux toute l’année, et lesystème politique et religieux enaurait été menacé.

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Quatre ou cinq personnes, déjà àdemi ivres, commencèrent à danserautour du bûcher, voulant peut-êtreimiter une fête de sorcières. Parmiles danseurs, Brida reconnut uneInitiée qu’elle avait rencontrée lejour où Wicca commémorait lemartyre des soeurs. Elle en futchoquée, car elle imaginait que lesgens de la Tradition de la Luneavaient un comportement plusconforme au lieu sacré qu’ilsfoulaient. Elle se souvint de la nuitavec le Magicien, et de la façon dontl’alcool avait brouillé lacommunication entre eux durantleur promenade astrale.

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« Mes amis vont mourir d’envie,entendit-elle. Ils ne croiront jamaisque je suis venue ici. »

C’en fut trop pour elle. Elle avaitbesoin de s’éloigner un peu, de biencomprendre ce qui se passait et delutter contre l’immense désir derentrer chez elle, de fuir cet endroitavant que tout ce à quoi elle avaitcru pendant presque un an ne ladéçoive. Elle chercha Wicca desyeux. Celle-ci riait et s’amusaitcomme les autres invités. Les gensautour du bûcher étaient de plus enplus nombreux, certains frappaientdans leurs mains et chantaient,accompagnés par d’autres qui

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tapaient sur les bonbonnes vides àl’aide de bâtons et de clefs.

« Je dois faire un tour », dit-elle àLorens.

Il avait déjà formé un groupeautour de lui, et un auditoirefasciné écoutait ses histoires sur lesvieilles étoiles et les miracles de laphysique moderne. Mais il cessa deparler immédiatement.

« Veux-tu que je t’accompagne ?— Je préfère y aller seule. »Elle s’éloigna du groupe et se

dirigea vers la forêt. Les voix étaientde plus en plus animées et de plusen plus hautes, et tout celacommença à se mêler dans sa tête

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— les gens ivres, les commentaires,ceux qui jouaient à la sorcellerieautour du bûcher. Elle avait attendusi longtemps cette nuit, et ce n’étaitqu’une fête. Une fête pareille àcelles des associations debienfaisance, dans lesquelles lesgens dînent, s’enivrent, plaisantent,et puis font des discours sur lanécessité de venir en aide auxIndiens de l’hémisphère Sud ou auxphoques du pôle Nord.

Elle commença à marcher dans la

forêt, gardant toujours le bûcherdans son champ de vision. Ellemonta par un chemin qui

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contournait le rocher et qui luipermettait de voir la scène d’enhaut. Mais, même vue de haut,celle-ci était désolante : Wiccaparcourant les différents groupespour savoir si tout allait bien, lesgens dansant autour du bûcher,quelques couples échangeant leurspremiers baisers alcoolisés. Lorensparlait avec animation à deuxhommes, peut-être de choses quiauraient très bien convenu dansune rencontre de bar, mais pas dansune fête comme celle-là. Unretardataire arrivait, traversant lebois ; un étranger encouragé par lebruit, venant chercher un peu

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d’amusement.Sa démarche lui était familière.Le Magicien.Brida sursauta et se mit à courir

dans la descente du chemin. Ellevoulait le rencontrer avant qu’iln’arrivât à la fête. Elle avait besoinqu’il vînt à son secours comme ill’avait déjà fait tant de fois. Elleavait besoin de comprendre le sensde tout cela.

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« Wicca sait organiser unsabbat », pensa le Magicien, àmesure qu’il s’approchait. Il pouvaitvoir et sentir l’énergie circulerlibrement. Dans cette phase durituel, le sabbat ressemblait àn’importe quelle autre fête ; il fallaitfaire en sorte que tous les invitéscommunient d’une seule vibration.Dans le premier sabbat de sa vie, ilavait été très choqué par tout cela ;il se souvint qu’il avait appelé sonMaître dans un coin, pour savoir cequi était en train de se passer.

« Es-tu déjà allé à une fête ?» luidemanda le Maître, fâché parce qu’ilinterrompait une conversation

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animée.Le Magicien répondit que oui.« Et qu’est-ce qui fait qu’une fête

est réussie ?— Quand tout le monde s’amuse.— Les hommes donnent des fêtes

depuis l’âge des cavernes, lui avaitdit le Maître. Ce sont les premiersrituels collectifs dont on aitconnaissance, et la Tradition duSoleil s’est chargée de maintenircela vivant jusqu’à nos jours. Unebonne fête nettoie les ondesnégatives de tous les participants ;mais il est très difficile d’atteindrece résultat — il suffit de quelques-uns pour gâcher la joie commune.

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Ces personnes se jugent plusimportantes que les autres, ellessont difficiles à satisfaire, ellespensent qu’elles sont en train deperdre leur temps parce qu’ellesn’ont pas réussi à communier avecles autres. Et elles finissent parconnaître une mystérieuse justice :en général elles s’en vont chargéesdes esprits malfaisants expulsés despersonnes qui ont su s’unir auxautres.

« Souviens-toi que le premierchemin qui mène droit jusqu’à Dieuest l’oraison. Le second est la joie. »

Bien des années avaient passé

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depuis cette conversation avec sonMaître. Le Magicien avait participédepuis lors à de nombreux sabbats,et il savait qu’il se trouvait enprésence d’une fête rituelle,habilement organisée ; le niveaud’énergie collective augmentait àchaque instant.

Il chercha Brida des yeux ; il yavait beaucoup de monde, il n’avaitpas l’habitude des foules. Il savaitqu’il devait participer à l’énergiecollective, il y était disposé, maisavant il avait besoin de s’habituerun peu. Elle pourrait l’aider. Il sesentirait plus à l’aise dès qu’il larencontrerait.

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C’était un Magicien. Il connaissaitla vision du point lumineux. Iln’avait qu’à modifier son état deconscience, et le point surgirait, aumilieu de tous ces gens. Il avaitcherché des années ce point delumière — maintenant il ne setrouvait qu’à quelques dizaines demètres de lui.

Le Magicien modifia son état deconscience. Il regarda de nouveau lafête, la perception altérée cette fois,et il vit des auras aux couleurs lesplus diverses — mais toutess’approchant de la couleur quidevait prédominer cette nuit-là.« Wicca est une grande Maîtresse,

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elle fait tout très vite », pensa-t-il denouveau. Bientôt toutes les auras,les vibrations d’énergie que toutesles personnes ont autour de leurcorps physique, seraient enharmonie ; et la seconde partie durituel pourrait commencer.

Il tourna les yeux de gauche àdroite et trouva enfin le point delumière. Il décida de lui faire unesurprise en s’approchant sans fairede bruit.

« Brida », dit-il.Son Autre Partie se retourna.« Elle est allée faire un tour par

là-bas », répondit-il gentiment.

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Pendant un moment qui parutétemel, il regarda l’homme qui setenait devant lui.

« Vous êtes sans doute leMagicien dont Brida me parle tant,dit Lorens. Asseyez-vous avec nous.Elle va bientôt arriver. »

Mais Brida était déjà là, devanteux, l’effroi dans les yeux et larespiration haletante.

De l’autre côté du bûcher, leMagicien devina un regard. Ilconnaissait ce regard, qui nepouvait pas voir les pointslumineux, puisque seules les AutresParties se reconnaissent entre elles.Mais c’était un regard ancien et

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profond, un regard qui connaissaitla Tradition de la Lune et le coeurdes femmes et des hommes.

Le Magicien se retourna pourfaire face à Wicca. Elle sourit del’autre côté du bûcher — en unefraction de seconde, elle avait toutcompris.

Les yeux de Brida aussi étaient

fixés sur le Magicien. Ils brillaientde contentement. Il était arrivé.

« Je te présente Lorens », dit-elle.La fête devenait tout d’un coup

amusante, elle n’avait plus besoind’explications.

Le Magicien était encore dans un

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état de conscience altéré. Il vitl’aura de Brida changer rapidementde couleur, se rapprochant du tonque Wicca avait choisi. La jeunefille était joyeuse, contente qu’il soitarrivé, et le moindre faux paspourrait gâcher une fois pour toutesson Initiation cette nuit-là. Il devaitse dominer à tout prix.

« Enchanté, dit-il à Lorens. Sivous m’offriez un verre de vin ?»

En souriant, Lorens lui tendit labouteille.

« Bienvenue dans le groupe, dit-il.La fête va vous plaire. »

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De l’autre côté du bûcher, Wiccadétourna les yeux et respira,soulagée — Brida n’avait riendeviné. C’était une bonne disciple,elle ne voulait pas l’éloigner del’initiation cette nuit-là simplementparce qu’elle n’avait pas réussi àfaire le plus simple de tous les pas :communier avec la joie des autres.

« Il fera attention à lui. » LeMagicien avait des années de travailet de discipline derrière lui. Ilsaurait dominer un sentiment, aumoins le temps d’en mettre unautre à sa place. Elle le respectaitpour son travail et pour sonobstination, et redoutait un peu son

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immense pouvoir.Elle bavarda encore avec quelques

invités, mais elle ne se remettait pasde la surprise que lui avait causée lascène dont elle venait d’être témoin.C’était donc cela, le motif pourlequel il avait accordé tantd’attention à cette fille qui, toutcompte fait, était une sorcièresemblable à toutes celles quiavaient passé plusieurs incarnationsà apprendre la Tradition de la Lune.

Brida était son Autre Partie.« Mon instinct féminin

fonctionne mal. » Elle avait toutimaginé, sauf le plus évident. Elle seconsola en pensant que sa curiosité

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avait eu un effet positif : c’était lechemin choisi par Dieu pour qu’elleretrouve sa disciple.

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Le Magicien aperçut de loin unede ses connaissances et s’excusaauprès du groupe pour aller luiparler. Brida était euphorique, saprésence auprès d’elle lui plaisait,mais elle pensa qu’il valait mieux lelaisser partir. Son instinct fémininlui disait qu’il n’était passouhaitable que lui et Lorensrestent très longtemps ensemble —ils pouvaient devenir amis, et quanddeux hommes sont amoureux de lamême femme, il est préférablequ’ils se détestent plutôt qu’ilsdeviennent amis. Sinon, elle finiraitpar les perdre tous les deux.

Elle regarda les gens autour du

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bûcher, et eut envie de danser aussi.Elle invita Lorens. Il hésita uneseconde, mais finalement s’arma decourage. Les gens tournaient etbattaient des mains, buvaient du vinet frappaient à l’aide de clefs et debâtons sur les bonbonnes vides.Chaque fois qu’elle passait devant leMagicien, il souriait et levait sonverre. Elle était dans un de sesmeilleurs jours.

Wicca entra dans la ronde ; tousétaient détendus et contents. Lesinvités, jusque-là préoccupés de cequ’ils allaient raconter, effrayés parce qu’ils pouvaient voir,s’intégraient maintenant

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parfaitement à l’Esprit de cette nuit.Le printemps était arrivé, il fallait lecélébrer, emplir son âme de foi ences jours de soleil, oublier le plusvite possible les après-midi gris etles nuits de solitude à l’intérieur dela maison.

Les battements de mains

s’amplifiaient et c’était maintenantWicca qui menait le rythme. Unrythme syncopé, constant, tous lesyeux fixés sur le bûcher. Pluspersonne n’avait froid, on aurait ditque l’été était déjà là. Les gensautour du feu commencèrent àretirer leurs pulls.

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« Nous allons chanter !» déclaraWicca. Elle répéta plusieurs foisune chanson simple, composéeseulement de deux strophes ;bientôt ils chantaient tous avec elle.Peu savaient qu’il s’agissait d’unmantra, dans lequel l’importantétait le son des mots et non leursignification. C’était un son d’unionavec les Dons, et ceux qui avaient lavision magique — comme leMagicien et d’autres Maîtresprésents — pouvaient voir s’unir lesfibres lumineuses de différentespersonnes.

Lorens, fatigué de danser, allaprêter main-forte aux « musiciens »

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avec ses bonbonnes. D’autress’éloignèrent du bûcher, soit parcequ’ils étaient aussi fatigués, soitparce que Wicca leur demandait desoutenir le rythme. Sans quepersonne — excepté les Initiés — nese rendît compte de ce qui sepassait, la fête commençait àpénétrer en territoire sacré. En peude temps, ne restèrent autour dufeu que les femmes de la Traditionde la Lune et les sorcières quiallaient être initiées.

Même les disciples masculins deWicca avaient cessé de danser ; il yaurait un autre rituel, un autre jour,pour leur Initiation. En ce moment,

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ce qui tournait dans le plan astraldirectement au-dessus du bûcher,c’était l’énergie féminine, l’énergiede la transformation. Il en étaitainsi depuis la nuit des temps.

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Brida commença à avoir trèschaud. Cela ne pouvait être le vin,car elle avait peu bu. C’étaientassurément les flammes du bûcher.Elle éprouva une immense envie deretirer son chemisier, mais elleavait honte — une honte qui perdaitpeu à peu son sens à mesure qu’ellechantait cette chanson simple,frappait des mains, et tournaitautour du feu. Ses yeux étaientmaintenant fixés sur la flamme, etle monde paraissait de moins enmoins important — une sensationtrès semblable à celle qu’elle avaitéprouvée quand les cartes du tarots’étaient révélées pour la première

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fois.« Je suis en train d’entrer en

transe, pensait-elle. Et alors ? Lafête est pleine d’entrain. »

« Quelle chanson étrange », se

disait Lorens, tandis qu’ilmaintenait le rythme sur labonbonne. Son oreille, entraînée àécouter son corps, percevait que lesclaquements de main et le son desmots vibraient exactement aucentre de sa poitrine, comme quandil entendait les tambours les plusgraves dans un concert de musiqueclassique. Curieusement, lesbattements de son coeur semblaient

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également suivre le rythme.À mesure que Wicca accélérait,

son coeur aussi accélérait. Tous lesautres devaient ressentir la mêmechose.

« Je reçois plus de sang dans lecerveau », expliquait sa penséescientifique. Mais il participait à unrituel de sorcières et ce n’était pas lemoment de penser à cela ; ilpourrait en parler à Brida plus tard.

« Je suis dans une fête et je veuxseulement m’amuser !» dit-il àhaute voix. Quelqu’un près de luiacquiesça, et les battements deWicca accélérèrent un peu plus lerythme.

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« Je suis libre. Je suis fière demon corps, parce qu’il est lamanifestation de Dieu dans lemonde visible. » La chaleur dubûcher était insupportable. Lemonde paraissait lointain, et elle nevoulait plus se soucier de chosessuperficielles. Elle était vivante, lesang coulait dans ses veines, elleétait abandonnée à sa quête. Danserautour de ce bûcher, ce n’était pasnouveau pour elle, car cesbattements de mains, cettemusique, ce rythme réveillaient dessouvenirs endormis, venusd’époques où elle était Maîtresse dela Sagesse du Temps. Elle n’était

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pas seule, parce que cette fête c’étaitdes retrouvailles, des retrouvaillesavec elle-même et avec la Traditionqu’elle avait portée dans denombreuses vies. Elle éprouva unprofond respect pour elle-même.

Elle était de nouveau dans uncorps, et c’était un beau corps, quiavait lutté des millions d’annéespour survivre dans un mondehostile. Il avait habité la mer, s’étaittraîné vers la terre, avait grimpé auxarbres, marché avec ses quatremembres, et maintenant il foulait,fièrement, la terre de ses deuxpieds. Ce corps méritait le respectpour sa lutte durant tout ce temps.

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Il n’existait pas de beaux corps oude corps laids, car tous avaientaccompli le même parcours, tousconstituaient la partie visible del’âme qui les habitait.

Elle était fière, profondémentfière de son corps.

Elle enleva son chemisier.Elle ne portait pas de soutien-

gorge, mais cela ne faisait aucunedifférence. Elle était fière de soncorps et personne ne pouvait le luireprocher ; même à soixante-dixans, elle resterait fière de son corps,puisque c’était à travers lui quel’âme pouvait agir.

Les autres femmes autour du

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bûcher faisaient la même chose ;cela n’avait pas non plusd’importance.

Elle déboucla sa ceinture et seretrouva toute nue. Elle éprouva àce moment-là une des pluscomplètes sensations de liberté detoute sa vie. Parce qu’elle faisaitcela sans aucune raison. Elle lefaisait parce que la nudité était laseule manière de montrer combienson âme était libre à ce moment-là.Peu importait qu’il y eût d’autrespersonnes présentes, habillées, entrain de la regarder — tout ce qu’ellevoulait, c’était que celles-ciressentent pour leur corps ce qu’elle

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ressentait maintenant pour le sien.Elle pouvait danser librement etplus rien n’entravait sesmouvements. Chaque atome de soncorps touchait l’air, et l’air étaitgénéreux, il apportait de très loindes secrets et des parfums, pourqu’ils la touchent de la tête auxpieds.

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Les hommes et les invités quifrappaient sur les bonbonnesremarquèrent que les femmesautour du bûcher étaient nues. Ilsapplaudissaient, se donnaient lesmains, et chantaient sur un tondoux, ou sur un ton frénétique.Personne ne savait qui dictait cerythme — si c’étaient les grossesbouteilles, les battements de mains,ou la musique. Tous semblaientconscients de ce qui était en train dese passer, mais si quelqu’un s’étaitrisqué à tenter de sortir du rythme àce moment-là, il n’aurait pas réussi.Un des plus grands problèmes de laMaîtresse, à ce stade du rituel,

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c’était de ne pas laisser les genscomprendre qu’ils étaient en transe.Ils devaient avoir l’impression de secontrôler, même s’ils ne secontrôlaient pas. Wicca netransgressait pas la seule Loi que laTradition punissait avec unesévérité exceptionnelle :l’intervention dans la volonté desautres.

Parce que tous ceux qui setrouvaient là savaient qu’ilsparticipaient à un sabbat desorcières — et pour les sorcières, lavie est la communion avecl’Univers.

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Plus tard, quand cette nuit neserait plus qu’un souvenir, aucunede ces personnes ne commenteraitce qu’elle avait vu. Il n’y avait aucuninterdit à ce sujet, mais celui quiétait là sentait la présence d’uneforce puissante, une forcemystérieuse et sacrée, intense etimplacable, qu’aucun être humainn’oserait braver.

« Tournez !» dit la seule femmehabillée, d’un vêtement noir qui luidescendait jusqu’aux pieds. Toutesles autres, nues, dansaient,battaient des mains, et maintenanttournaient sur elles-mêmes.

Un homme posa près de Wicca

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une pile de robes. Trois seraientutilisées pour la première fois —deux de celles-ci présentant degrandes ressemblances de style.C’étaient des personnes qui avaientle même Don — le Don sematérialisait dans la manière derêver le vêtement.

Elle n’avait plus besoin de frapperdes mains, les gens continuaientd’agir comme si elle menait encorele rythme.

Elle s’agenouilla, mit les deuxpouces sur son front et commença àtravailler le Pouvoir.

Le Pouvoir de la Tradition de la

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Lune, la Sagesse du Temps, était là.C’était un pouvoir très dangereux,que les sorcières ne pouvaientinvoquer que lorsqu’ellesdevenaient Maîtresses. Wicca savaitcomment le manier, mais elledemanda cependant protection àson Maître.

Dans ce pouvoir résidait laSagesse du Temps. Là se trouvait leSerpent, prudent et dominateur.Seule la Vierge, en maintenant leserpent sous son talon, pouvait lesoumettre. Alors, Wicca pria aussila Vierge Marie, lui demandant lapureté de l’âme, la fermeté de lamain et la protection de son

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manteau, pour faire descendre cePouvoir jusqu’aux femmes qui setenaient devant elle, sans que celui-ci ne séduise ou domine aucuned’elles.

Le visage tourné vers le ciel, lavoix ferme et assurée, elle récita lesparoles de l’apôtre Paul :

« Si quelqu’un détruit le temple

de Dieu,Dieu le détruira.Car le temple de Dieu est saint, et

ce temple c’est vous.Que personne ne s’abuse : si

quelqu’un parmi vous se croit sageà la manière de ce monde, qu’il

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devienne fou pour être sage ; car lasagesse de ce monde est foliedevant Dieu.

Il est écrit en effet : “Il prend lessages à leur propre ruse.”

Ainsi, que personne ne fonde sonorgueil sur des hommes, car toutest à vous. »

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De quelques mouvements demain, Wicca fit baisser le rythmedes battements. Les bonbonnesrésonnèrent plus lentement et lesfemmes se mirent à tourner demoins en moins vite. Wicca gardaitle Pouvoir sous contrôle, et toutl’orchestre devait fonctionner, de latrompette la plus stridente auviolon le plus doux. Pour cela, elleavait besoin de l’aide du Pouvoir —sans toutefois s’abandonner à lui.

Elle frappa dans ses mains et émitles sons nécessaires. Lentement, lesgens cessèrent de jouer et dedanser. Les sorcières s’approchèrentde Wicca et prirent leurs robes ;

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seules trois femmes restèrent nues.À ce moment, au bout d’une heureet vingt-huit minutes de bruitcontinu, l’état de conscience de tousles participants était altéré, sansqu’aucun d’eux, sauf les troisfemmes dénudées, n’eût perdu lanotion de l’endroit où il se trouvaitet de ce qu’il faisait.

Les trois femmes nues, elles,étaient en transe. Wicca tendit enavant sa dague rituelle et dirigeavers elles toute l’énergieconcentrée.

Leurs Dons se présenteraientdans quelques instants. C’était leurfaçon de servir le monde, arriver

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jusque-là après avoir parcouru delongs et tortueux chemins. Lemonde les avait mises à l’épreuvede toutes les manières possibles ;elles étaient dignes de ce qu’ellesavaient conquis. Dans la viequotidienne, il leur resterait leursfaiblesses, leurs ressentiments,leurs petites bontés et leurs petitescruautés. Il leur resterait les peineset l’extase, comme à tous ceux quifont partie d’un monde encore entransformation. Mais au momentvoulu, elles allaient apprendre quechaque être humain a en luiquelque chose de plus importantque lui-même : son Don. Car dans

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les mains de chacun Dieu avait misun Don — l’instrument dont Il usaitpour se manifester au monde etvenir en aide à l’humanité. Dieuavait choisi l’être humain pour fairede lui Son bras sur la Terre.

Certains comprenaient leur Dondans la Tradition du Soleil, d’autresdans la Tradition de la Lune. Maistous finissaient par apprendre,même si pour y parvenir ils avaientbesoin de quelques incarnations.

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Wicca se tenait devant la grandepierre placée là par des prêtresceltes. Les sorcières, dans leursvêtements noirs, formèrent undemi-cercle autour d’elle.

Elle regarda les trois femmesnues. Leurs yeux brillaient.

« Venez ici. »Les femmes s’approchèrent

jusqu’au centre du demi-cercle.Alors Wicca leur demanda de secoucher face contre terre, les brasécartés en forme de croix.

Le Magicien vit Brida se couchersur le sol. Il tenta de se fixerseulement sur son aura, mais il

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était un homme, et un hommeregarde le corps d’une femme.

Il ne voulait pas se souvenir. Il nevoulait pas savoir s’il souffrait ounon. Il avait conscience d’une seulechose, que la mission de son AutrePartie auprès de lui était accomplie.

« Dommage d’être resté si peuavec elle. » Mais il ne pouvait paspenser ainsi. Quelque part dans leTemps, ils avaient partagé le mêmecorps, ils avaient souffert desmêmes douleurs, et été heureux desmêmes joies. Ils avaient étéensemble dans la même personne,marchant peut-être dans un boissemblable à celui-ci, regardant une

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nuit où les mêmes étoiles brillaientdans le ciel. Il rit de son Maître, quilui avait fait passer tout ce tempsdans la forêt, seulement pour qu’ilpuisse comprendre sa rencontreavec l’Autre Partie.

Ainsi était la Tradition du Soleil,obligeant chacun à apprendre cedont il avait besoin, et passeulement ce qu’il voulait. Soncoeur d’homme allait pleurer trèslongtemps, mais son coeur deMagicien exultait de joie etremerciait la forêt.

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Wicca regarda les trois femmesallongées à ses pieds, et rendit grâceà Dieu de pouvoir poursuivre lemême travail pendant tant de vies ;la Tradition de la Lune étaitinépuisable. La clairière dans le boisavait été consacrée par des prêtresceltes à une époque oubliée, et deleurs rituels il restait peu de chose— par exemple la pierre qui setrouvait maintenant derrière elle.C’était une pierre immense,impossible à transporter pour desmains humaines, mais les Ancienssavaient comment déplacer lespierres grâce à la magie. Ils avaientconstruit des pyramides, des

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observatoires célestes, des citésdans les montagnes de l’Amériquedu Sud, en utilisant seulement lesforces que connaissait la Traditionde la Lune. Ces connaissancesn’étaient plus nécessaires àl’homme et elles avaient disparudans le Temps, pour ne pas devenirdestructrices. Pourtant, Wiccaaurait aimé savoir, par purecuriosité, comment ils faisaient.

Quelques esprits celtes étaientprésents, et elle les salua. C’étaientdes Maîtres, qui ne se réincarnaientplus, et qui faisaient partie dugouvernement secret de la Terre ;sans eux, sans la force de leur

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sagesse, la planète serait déjà sansdirection depuis très longtemps. Lesmaîtres celtes flottaient dans l’air,au-dessus des arbres qui setrouvaient à gauche de la clairière,leur corps astral enveloppé dansune intense lumière blanche.Depuis des siècles, ils venaient là àtous les équinoxes, pour savoir si laTradition était conservée. Oui, disaitWicca avec un certain orgueil, leséquinoxes étaient encore célébrés,après que toute la culture celte eutdisparu de l’Histoire officielle dumonde. Parce que personne ne peutfaire disparaître la Tradition de laLune, sauf la main de Dieu.

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Elle fixa son attention sur les

prêtres quelque temps. Quepouvaient-ils bien penser deshommes d’aujourd’hui ? Avaient-ilsla nostalgie de l’époque où ilsfréquentaient cet endroit, quand lecontact avec Dieu paraissait plussimple et plus direct ? Wiccapensait que non, et son instinct leconfirmait. C’étaient les sentimentsdes hommes qui construisaient lejardin de Dieu, et pour cela il étaitnécessaire qu’ils vivent beaucoup, àde nombreuses époques, dans denombreuses coutumes différentes.Comme tout le reste de l’Univers,

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l’homme suivait lui aussi le cheminde son évolution, et chaque jour ilétait meilleur que le jourprécédent ; même s’il oubliait lesleçons de la veille, même s’il nemettait pas à profit ce qu’il avaitappris, même s’il se plaignait endisant que la vie était injuste.

Parce que le royaume des cieuxressemble à une semence qu’unhomme plante dans un champ ;qu’il dorme ou soit éveillé, le jour etla nuit, la semence pousse sans qu’ilsache comment. Ces leçons étaientgravées dans l’Âme du Monde etprofitaient à toute l’humanité.L’important, c’était qu’il continuât

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d’exister des gens comme ceux quise trouvaient là cette nuit, des gensqui n’avaient pas peur de la NuitObscure de l’Âme, comme disait lesage saint Jean de la Croix. Chaquepas, chaque acte de foi, rachetait denouveau toute l’humanité. Tant quedes gens sauraient que toute lasagesse de l’homme était foliedevant Dieu, le monde poursuivraitson chemin de lumière.

Elle se sentit fière de sesdisciples, hommes et femmes,capables de sacrifier le confort d’unmonde qui avait déjà uneexplication au défi de découvrir unmonde nouveau.

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Elle regarda de nouveau les trois

femmes nues, allongées sur le solles bras écartés, et tenta de lesrevêtir de la couleur de l’aura quiémanait d’elles. Elles voyageaientmaintenant dans le Temps, et ellesrencontraient un grand nombred’Autres Parties perdues. Ces troisfemmes allaient se livrer, à partir decette nuit, à la mission qui lesattendait depuis leur naissance.L’une d’elles devait avoir plus desoixante ans ; l’âge n’avait pas lamoindre importance. Ce quicomptait, c’est qu’elles étaient enfinface au destin qui patiemment les

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attendait et, à partir de cette nuit,elles allaient utiliser leurs Donspour empêcher que des plantesimportantes du jardin de Dieu nesoient détruites. Chacune de cespersonnes était arrivée là pour desmotifs différents — une désillusionamoureuse, la fatigue de la routine,la quête du Pouvoir. Elles avaientaffronté la peur, la paresse et lesnombreuses déceptions queconnaissent ceux qui suivent lechemin de la magie. Mais le fait estqu’elles étaient arrivées exactementlà où elles devaient arriver, car lamain de Dieu guide toujours celuiqui suit son chemin en y croyant.

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« La Tradition de la Lune est

fascinante, avec ses Maîtres et sesrituels. Mais il existe une autreTradition », pensa le Magicien, lesyeux fixés sur Brida, et un peujaloux de Wicca — qui allait resterprès d’elle très longtemps.Beaucoup plus difficile, parcequ’elle était plus simple et que leschoses simples paraissent toujourstrop compliquées. Ses Maîtresfaisaient partie du monde, et ils nesavaient pas toujours la grandeur dece qu’ils enseignaient — ilsenseignaient sous l’effet d’uneimpulsion qui en général paraissait

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absurde. Ils étaient charpentiers,poètes, mathématiciens, des gens detoutes professions et coutumes, quihabitaient partout sur la planète.Des gens qui à un certain instantavaient éprouvé le besoin de parlerà quelqu’un, d’expliquer unsentiment qu’ils ne comprenaientpas bien, mais qu’il était impossiblede garder pour soi — et c’était lamanière que la Tradition du Soleilutilisait pour que sa sagesse ne seperde pas. L’élan de la Création.

Où que l’homme posât les pieds,il y avait toujours une trace de laTradition du Soleil. Tantôt unesculpture, tantôt une table, tantôt

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les fragments d’un poème transmisde génération en génération par unpeuple donné. Les personnes àtravers qui s’exprimait la Traditiondu Soleil étaient semblables àtoutes les autres qui, un certainmatin, ou un certain après-midi,avaient regardé le monde etreconnu une présence supérieure.Ils avaient plongé sans le vouloirdans une mer inconnue, et le plussouvent refusaient d’y retourner.Tous les vivants possédaient, aumoins une fois dans chaqueincarnation, le secret de l’Univers.

Ils s’enfonçaient sans le vouloirdans la Nuit Obscure.

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Malheureusement, ils manquaientpresque toujours de confiance eneux et refusaient d’y retourner. Et leSacré-Coeur, qui nourrissait lemonde de son amour, de sa paix, etdu don total de lui-même, était denouveau entouré d’épines.

Wicca était reconnaissante d’être

une Maîtresse de la Tradition de laLune. Toutes les personnes quivenaient jusqu’à elle voulaientapprendre, alors que, dans laTradition du Soleil, la plupartvoulaient toujours fuir ce que la vieleur enseignait. « Cela n’a plusd’importance », pensa Wicca. Parce

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que le temps des miracles était deretour, et que personne ne pouvaitrester étranger aux changementsque le monde allait connaître par lasuite. Dans quelques années, lapuissance de la Tradition du Soleilse manifesterait dans toute salumière. Tous ceux qui nesuivraient pas son chemincommenceraient à se sentirinsatisfaits d’eux-mêmes, et ilsseraient forcés de choisir.

Ou bien accepter une existenceentourée de désillusion et dedouleur, ou bien comprendre quetout le monde est né pour êtreheureux. Une fois le choix fait, il n’y

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aurait plus moyen de changer ; et legrand combat serait mené.

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D’un mouvement parfait de lamain, Wicca traça un cercle dansl’air à l’aide de sa dague. Àl’intérieur du cercle invisible, elledessina l’étoile à cinq branches queles sorciers appelaientpentagramme. Le pentagrammeétait le symbole des éléments quiagissaient dans l’homme — et parson intermédiaire, les femmescouchées par terre allaientmaintenant entrer en contact avecle monde de la lumière.

« Fermez les yeux », dit Wicca.Les trois femmes obéirent.Wicca fit les gestes rituels avec la

dague, sur la tête de chacune.

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« Maintenant, ouvrez les yeux devos âmes. »

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Brida les ouvrit. Elle était dans undésert, et l’endroit lui semblait trèsfamilier.

Elle se souvint qu’elle était déjàvenue là auparavant. Avec leMagicien.

Elle le chercha des yeux, mais nele trouva pas. Pourtant, elle n’avaitpas peur ; elle était tranquille etheureuse. Elle savait qui elle était,dans quelle ville elle habitait, ellesavait qu’ailleurs dans le tempsavait lieu une fête. Mais rien de toutcela n’avait d’importance, parce quece paysage était plus beau : le sable,l e s montagnes au fond, et uneénorme pierre devant elle.

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« Bienvenue », dit une Voix.Près d’elle se trouvait un homme,

dont les vêtements ressemblaient àceux que portaient ses grands-pères.

« Je suis le Maître de Wicca.Quand tu deviendras une Maîtresse,tes disciples viendront icirencontrer Wicca. Et ainsi jusqu’àce que l’Âme du Monde parvienne àse manifester.

— Je suis dans un rituel desorcières, dit Brida. Dans unsabbat. »

Le Maître rit.« Tu as affronté ton chemin. Peu

de gens en ont le courage. Ilspréfèrent suivre un chemin qui

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n’est pas le leur.« Tous possèdent leur Don, et ils

ne veulent pas le voir. Toi, tu l’asaccepté, ta rencontre avec le Don estta rencontre avec le Monde.

— Pourquoi cela m’est-ilnécessaire ?

— Pour construire le jardin deDieu.

— J’ai une vie devant moi, ditBrida. Je veux la vivre comme toutle monde. Je veux pouvoir metromper. Je veux pouvoir êtreégoïste. Avoir des défauts, mecomprenez-vous ?»

Le Maître sourit. Dans sa maindroite apparut un manteau bleu.

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« C’est la seule manière d’êtreprès des personnes tout en restantsoi-même. »

Le décor autour d’elle changea.

Elle n’était plus dans un désert,mais dans une espèce de liquide, oùnageaient diverses choses étranges.

« C’est cela la vie, dit le Maître. Setromper. Les cellules se sontreproduites exactement semblablespendant des millions d’années, etpuis l’une d’elles a commis uneerreur. Alors, quelque chose pouvaitchanger dans cette répétitioninterminable. »

Brida, éblouie, regardait la mer.

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Elle ne se demandait pas commentelle pouvait respirer là-dedans. Toutce qu’elle parvenait à entendrec’était la voix du Maître, tout cequ’elle parvenait à se rappeler,c’était un voyage très semblable, quiavait commencé dans un champ deblé.

« C’est l’erreur qui a mis lemonde en marche, dit le Maître.N’aie jamais peur de te tromper.

— Mais Adam et Ève ont étéchassés du Paradis.

— Et ils y retourneront un jour.En connaissant le miracle des cieuxet des mondes. Dieu savait ce qu’ilfaisait quand il a attiré leur

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attention sur l’arbre du Bien et duMal. S’il n’avait pas voulu que tousles deux y mordent, il n’aurait riendit.

— Alors, pourquoi en a-t-il parlé ?— Pour mettre l’Univers en

mouvement. » Le décor revint au désert et à la

pierre. C’était le matin, et unelumière rose commençait à inonderl’horizon. Le Maître s’approchad’elle avec le manteau.

« Je te consacre en cet instant.Ton Don est l’instrument de Dieu.Deviens un bon outil. »

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Wicca souleva des deux mains larobe de la plus jeune des troisfemmes. Elle fit une offrandesymbolique aux prêtres celtes quiassistaient à toute la scène, leurcorps astral flottant au-dessus desarbres. Puis elle se tourna vers lajeune fille.

« Lève-toi », dit-elle.Brida se leva. Sur son corps nu

dansaient les ombres du bûcher. Unjour, un autre corps avait étéconsumé par ces mêmes flammes.Mais ce temps était révolu.

« Lève les bras. »La jeune fille leva les bras. Wicca

la vêtit.

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« J’étais nue, dit-elle au Maître,

dès qu’il eut fini de lui mettre lemanteau bleu. Et je n’avais pashonte.

— Sans la honte, Dieu n’aurait pasdécouvert qu’Adam et Ève avaientmangé la pomme. »

Le Maître regardait le lever dusoleil. Il semblait distrait, mais il nel’était pas. Brida le savait.

« N’aie jamais honte, continua-t-il. Accepte ce que la vie t’offre,essaie de boire aux coupes qui sontdevant toi. Tous les vins doiventêtre bus — certains, une seulegoutte ; d’autres, la bouteille

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entière.— Comment puis-je les

reconnaître ?— À leur goût. Seul connaît le bon

vin celui qui a goûté le vin amer. » Wicca fit pivoter Brida et la plaça

face au bûcher, tandis qu’ellepassait à l’initiée suivante. Le feucaptait l’énergie de son Don, pourqu’il puisse se manifesterdéfinitivement en elle. À cemoment-là, Brida devait assister aulever d’un soleil. Un soleil qui allaitilluminer le restant de sa vie.

« Maintenant tu dois partir, dit le

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Maître, à peine le soleil levé.— Je n’ai pas peur de mon Don,

répondit Brida. Je sais où je vais, jesais ce que j’ai à faire. Je sais quequelqu’un m’a aidée.

« Je suis déjà venue iciauparavant. Il y avait des personnesqui dansaient, et un temple secretde la Tradition de la Lune. »

Le Maître ne dit rien. Il se tournavers elle et fit un signe de la maindroite.

« Tu as été acceptée. Que tonchemin soit de Paix dans lesmoments de Paix, et de Combatdans les moments de Combat. Neconfonds jamais un moment avec

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l’autre. »La silhouette du Maître

commença à se dissoudre, en mêmetemps que le désert et la pierre. Seulresta le soleil, mais le soleil se mêlabientôt au ciel lui-même. Peu à peu,le ciel s’obscurcit, et le soleilressemblait beaucoup aux flammesd’un bûcher.

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Elle était de retour. Elle sesouvenait de tout : les bruits, lesbattements de mains, la danse, latranse. Elle se souvenait d’avoirretiré ses vêtements devant tous cesgens, et maintenant elle ressentaitune certaine gêne. Mais elle sesouvenait aussi de sa rencontre avecle Maître. Elle s’efforça de dominerla honte, la peur, et l’anxiété ; ellesl’accompagneraient toujours, et elledevait s’y accoutumer.

Wicca demanda aux trois Initiéesde rester bien au centre du demi-cercle formé par les femmes. Lessorcières se donnèrent la main etfermèrent la ronde.

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Elles chantèrent des chansonsque plus personne n’osaaccompagner ; le son coulait delèvres presque fermées, créant unevibration étrange qui devenait deplus en plus aiguë, au point deressembler au cri d’un oiseau fou.Plus tard, elle aussi saurait émettreces sons. Elle apprendrait beaucoupd’autres choses, jusqu’à ce qu’elledevienne aussi une Maîtresse.Alors, d’autres femmes et d’autreshommes seraient initiés par elledans la Tradition de la Lune.

Mais tout cela viendrait à sonheure. Elle avait tout le temps dumonde, maintenant qu’elle avait

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retrouvé son destin, elle avaitquelqu’un pour l’aider. L’Éternitélui appartenait.

Toutes les personnesapparaissaient entourées decouleurs étranges, et Brida fut unpeu désorientée. Elle aimait bien lemonde comme il était avant.

Les sorcières cessèrent dechanter.

« L’Initiation de la Lune estaccomplie, dit Wicca. Le monde estun champ à présent, et vousveillerez à ce que la récolte soitfertile.

— J’ai une sensation bizarre, ditl’une des Initiées. Je ne vois pas

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très bien.— Vous voyez le champ d’énergie

qui entoure les personnes, l’aura,comme nous l’appelons. C’est lapremière étape sur le chemin desGrands Mystères. Cette sensationpassera bientôt, et plus tard je vousapprendrai comment la réveiller. »

D’un geste rapide et agile, elle jetaà terre sa dague rituelle. Celle-cis’enfonça dans le sol, la poignée sebalançant encore sous l’effet del’impact.

« La cérémonie est terminée »,déclara-t-elle.

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Brida se dirigea vers Lorens. Sesyeux étincelaient, et elle savaittoute sa fierté et tout son amour. Ilspouvaient grandir ensemble,inventer ensemble une nouvellefaçon de vivre, découvrir tout unUnivers qui s’offrait à eux,attendant des gens qui auraient unpeu de courage.

Mais il y avait un autre homme.Pendant qu’elle parlait avec leMaître, elle avait fait son choix.Parce que cet autre homme sauraitlui tenir la main dans les momentsdifficiles, et la conduire avec sonexpérience et son amour à travers laNuit Obscure de la foi. Elle

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apprendrait à l’aimer, et son amourserait aussi grand que son respectpour lui. Ils marchaient tous lesdeux sur la même route de laconnaissance, c’était grâce à luiqu’elle était arrivée jusque-là. Aveclui, elle finirait par apprendre, unjour, la Tradition du Soleil.

Maintenant elle savait qu’elleétait une sorcière. Elle avait apprisdurant des siècles l’art de lasorcellerie, et elle était revenue à saplace. À partir de cette nuit, lasagesse était ce qui comptait le plusdans sa vie.

« Nous pouvons partir », dit-elle àLorens, dès qu’elle l’eut rejoint. Il

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regardait avec admiration la femmevêtue de noir qui se trouvait devantlui ; mais Brida savait que leMagicien la voyait vêtue de bleu.

Il lui tendit le sac contenant sesautres vêtements.

« Va voir si tu trouves une voiturepour nous raccompagner. Je doisparler à quelqu’un. »

Lorens prit le sac. Mais il ne fitque quelques pas en direction duchemin qui traversait la forêt. Lerituel avait pris fin et ils étaient denouveau dans le monde deshommes, avec ses amours, sesjalousies et ses guerres de conquête.

La peur aussi était revenue. Brida

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était bizarre.« Je ne sais pas si Dieu existe, dit-

il aux arbres qui l’entouraient. Et jene peux pas y penser maintenant,parce que moi aussi j’affronte lemystère. »

Il sentit qu’il parlait d’unemanière différente, avec uneétrange assurance, que jamais iln’avait pensé posséder. Mais en cetinstant, il eut la conviction que lesarbres l’écoutaient.

« Peut-être que ces gens ne mecomprennent pas, peut-être qu’ilsméprisent mes efforts, mais je saisque j’ai autant de courage qu’eux,parce que je cherche Dieu sans

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croire en lui. S’il existe, il est leDieu des Vaillants. »

Lorens constata que ses mainstremblaient un peu. La nuit avaitpassé sans qu’il n’ait rien compris.Il sentait qu’il était entré dans unetranse, et c’était tout. Mais letremblement de ses mains n’étaitpas dû à cette plongée dans la NuitObscure, à laquelle Brida faisaitsouvent allusion.

Il regarda le ciel, encore couvertde nuages bas. Dieu était le Dieudes Vaillants. Et il saurait lecomprendre, parce que les hommescourageux sont ceux qui prennentdes décisions quand ils ont peur.

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Qui sont tourmentés par le démon àchaque étape du chemin, quis’angoissent pour tout ce qu’ils font,se demandant s’ils ont raison outort.

Et pourtant, ils agissent. Ilsagissent parce qu’ils croient euxaussi aux miracles, comme lessorcières qui dansaient, cette nuit,autour du bûcher.

Dieu tentait peut-être de revenir

vers lui, à travers cette femme, quimaintenant s’éloignait vers un autrehomme. Si elle s’en allait, peut-êtreque Lui s’éloignerait à tout jamais.Elle était sa chance, parce qu’elle

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savait que la meilleure manière dese livrer entièrement à Dieu étaitl’amour. Il ne voulait pas perdre lachance de le retrouver.

Il respira profondément, sentantl’air pur et froid de la forêt, et il sefit à lui-même une promessesacrée.

Dieu était le Dieu des Vaillants. Brida marcha vers le Magicien. Ils

se retrouvèrent tous les deux prèsdu bûcher. Les mots étaientdifficiles.

Ce fut elle qui brisa le silence.« Nous sommes sur le même

chemin. »

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Il acquiesça de la tête.« Alors suivons-le ensemble.— Mais tu ne m’aimes pas, dit le

Magicien.— Si, je t’aime. Je ne connais pas

encore mon amour pour toi, mais jet’aime. Tu es mon Autre Partie. »

Mais le regard du Magicien étaitdistant. Il se souvenait de laTradition du Soleil, et une desleçons les plus importantes de laTradition du Soleil était l’amour.L’amour était le seul pont entrel’invisible et le visible que toutes lespersonnes connaissaient. Il était leseul langage efficace pour traduireles leçons que l’Univers chaque jour

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enseignait aux êtres humains.« Je ne pars pas, dit-elle. Je reste

avec toi.— Ton petit ami t’attend, répondit

le Magicien. Je bénirai votreamour. »

Brida le regarda sans comprendre.« Personne ne peut posséder un

lever de soleil comme celui quenous avons vu un après-midi,continua-t-il. De même quepersonne ne peut posséder unaprès-midi où la pluie frappe sur lesvitres, ou la sérénité qu’un enfantendormi répand autour de lui, ou lemoment magique où les vagues sebrisent sur les rochers. Personne ne

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peut posséder ce qui existe de plusbeau sur la Terre, mais nouspouvons connaître et aimer. Àtravers ces moments, Dieu semontre aux hommes.

« Nous ne sommes pas maîtresdu soleil, ni de l’après-midi, ni desvagues, ni même de la vision deDieu, parce que nous ne pouvonspas nous posséder nous-mêmes. »

Le Magicien tendit la main versBrida, et il lui offrit une fleur.

« Quand nous nous sommesconnus — et il semble que je t’aitoujours connue, car je ne parvienspas à me rappeler comment était lemonde avant — je t’ai montré la

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Nuit Obscure. Je voulais voircomment tu affronterais tes propreslimites. Je savais déjà que j’étais enprésence de mon Autre Partie, etque cette Autre Partie allaitm’enseigner tout ce qu’il me fallaitapprendre. C’est pour cela que Dieua séparé l’homme et la femme. »

Brida toucha la fleur. C’était lapremière fleur qu’elle voyait depuisdes mois. Le printemps était arrivé.

« On offre des fleurs parce quedans les fleurs se trouve le véritablesens de l’Amour. Celui qui tente deposséder une fleur verra sa beautése flétrir. Mais celui qui regardesimplement une fleur dans un

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champ la gardera pour toujours.Parce qu’elle va avec l’après-midi, lecoucher du soleil, l’odeur de terremouillée et les nuages surl’horizon. »

Brida regardait la fleur. LeMagicien la reprit et la rendit à laforêt.

Les yeux de Brida s’emplirent delarmes. Elle était fière de son AutrePartie.

« La forêt m’a appris ceci : tu neseras jamais mienne, et c’est pourcela que je t’aurai pour toujours. Tuas été l’espoir de mes jours desolitude, l’angoisse de mesmoments de doute, la certitude de

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mes instants de foi.« Parce que je savais que mon

Autre Partie allait venir un jour, jeme suis employé à apprendre laTradition du Soleil. C’est seulementparce que j’avais la certitude de tonexistence que j’ai continuéd’exister. »

Brida ne parvenait pas à retenirses larmes.

« Alors tu es venue et j’ai compristout cela. Tu es venue pour melibérer de l’esclavage que je m’étaisinventé, pour me dire que j’étaislibre — que je pouvais retourner aumonde et aux choses du monde. J’aicompris tout ce qu’il me fallait

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savoir, et je t’aime plus que toutesles femmes que j’ai connues dansma vie, plus que je n’ai aimé lafemme qui m’a envoyé, sans levouloir, dans la forêt. Je mesouviendrai toujours que l’amourest la liberté. C’est la leçon que j’aimis tant d’années à apprendre.

« C’est la leçon qui m’a exilé, etqui maintenant me libère. »

Les flammes crépitaient dans le

bûcher, et quelques invitésretardataires commençaient à seséparer. Mais Brida n’écoutait pasce qui se passait.

« Brida !»

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Elle entendit une voix au loin.« Il te regarde, petite », dit le

Magicien. C’était la réplique d’unvieux film qu’il avait vu. Il étaitjoyeux, parce qu’il avait tournéencore une page importante de laTradition du Soleil. Il sentit laprésence de son Maître ; lui aussiavait choisi cette nuit pour sanouvelle Initiation.

« Toute ma vie je me souviendraide toi, et tu te souviendras de moi.Comme nous nous souviendrons dela tombée du jour, des fenêtres et dela pluie, des choses que nousaurons toujours parce que nous nepouvons pas les posséder.

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— Brida ! appela de nouveauLorens.

— Va en paix, dit le Magicien. Etsèche ces larmes. Ou dis qu’ellessont causées par les cendres dubûcher.

« Ne m’oublie jamais. »Il savait que le dire n’était pas

nécessaire. Mais il le lui dit.

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Wicca constata que troispersonnes avaient oublié leursbonbonnes vides. Elle devait leurtéléphoner, et leur demander devenir les chercher.

« Le feu va bientôt s’éteindre »,dit-elle.

Il resta silencieux. Il y avaitencore des flammes dans le bûcher,et il avait les yeux fixés sur elles.

« Je ne regrette pas d’avoir étéamoureuse de toi un jour, continuaWicca.

— Moi non plus », répondit leMagicien.

Elle éprouvait une immense enviede parler de la jeune fille. Mais elle

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resta muette. Les yeux de l’hommequi se trouvait près d’elleinspiraient respect et sagesse.

« Dommage que je ne sois pas tonAutre Partie, insista-t-elle. Nousaurions fait un grand couple. »

Mais le Magicien n’écoutait pas ceque disait Wicca. Il y avait unmonde immense devant lui, etbeaucoup de choses à faire. Il fallaitaider à construire le jardin de Dieu,il fallait apprendre aux gens à êtreleurs propres professeurs. Il allaitrencontrer d’autres femmes, tomberamoureux, et vivre intensémentcette incarnation. Cette nuit-làs’achevait une étape de son

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existence, et une nouvelle NuitObscure s’étendait devant lui. Maisce serait une phase plus agréable,plus joyeuse, et plus proche de toutce dont il avait rêvé. Il le savait àcause des fleurs, des forêts, desjeunes filles qui arrivent un jourdirigées par la main de Dieu, sanssavoir qu’elles sont là pourpermettre que s’accomplisse ledestin. Il le savait grâce à laTradition de la Lune et à laTradition du Soleil.

FIN