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ANTHOLOGIE COMPOSÉE PAR PAUL AUSTER Je pensais que mon père était Dieu ET AUTRES RÉCITS DE LA RÉALITÉ AMÉRICAINE traduits de l’américain par Christine Le Bœuf ACTES SUD

Je pensais que mon père était Dieu - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782742733217.pdf · PAUL AUSTER Paul Auster, né dans le New Jersey, vit à Brooklyn. Son œuvre, aujourd’hui

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ANTHOLOGIE COMPOSÉE PAR PAUL AUSTER

Je pensais que mon père

était DieuET AUTRES RÉCITS

DE LA RÉALITÉ AMÉRICAINE

traduits de l’américain par Christine Le Bœuf

ACTES SUD

LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS

“J’ai expliqué aux auditeurs que je cherchais des histoires. Celles-ci devraient être vraies, elles devraient être brèves, mais il n’y aurait aucune restriction quant aux sujets ni au style. Ce qui m’intéressait le plus, ai-je précisé, c’étaient des histoires non conformes à ce que nous attendons de l’existence, des anecdotes révélatrices des forces mystérieuses et ignorées qui agissent dans nos vies, dans nos histoires de famille, dans nos esprits et nos corps, dans nos âmes. En d’autres termes, des histoires vraies aux allures de iction. […] Les gens allaient explorer leurs vies et leurs expériences personnelles, mais en même temps ils s’associeraient à un effort collectif, à quelque chose de plus vaste que chacun d’eux. Avec leur aide, ai-je dit, j’espérais constituer des archives véridiques, un musée de la réalité américaine.”

Paul auster extrait de la préface

PAUL AUSTER

Paul Auster, né dans le New Jersey, vit à Brooklyn. Son œuvre, aujourd’hui traduite dans le monde entier, est publiée en France par Actes Sud.

DU MÊME AUTEUR CHEZ ACTES SUD

Trilogie new-yorkaise :

– vol. 1 : Cité de verre, 1987 ;– vol. 2 : Revenants, 1988 ;– vol. 3 : La Chambre dérobée, 1988 ; Babel no 32.L’Invention de la solitude, 1988 ; Babel no 41.Le Voyage d’Anna Blume, 1989 ; Babel no 60.La Musique du hasard, 1991 ; Babel no 83.Le Conte de Noël d’Auggie Wren, hors commerce, 1991.L’Art de la faim, 1992.Le Carnet rouge, 1993.Le Carnet rouge / L’Art de la faim, 2008 ; Babel no 133.Léviathan, 1993 ; Babel no 106.Disparitions, coédition Unes / Actes Sud, 1994 ; Babel no 870.Mr Vertigo, 1994 ; Babel no 163.Smoke / Brooklyn Boogie, 1995 ; Babel no 255.Le Diable par la queue, 1996 ; Babel no 379.La Solitude du labyrinthe (entretien avec Gérard de Cortanze), 1997 ; Babel no 662, édition augmentée.Lulu on the bridge, 1998 ; Babel no 753.Tombouctou, 1999 (coéd. Leméac) ; Babel no 460.Laurel et Hardy vont au paradis suivi de Black-Out et Cache-

Cache, Actes Sud-Papiers, 2000.Le Livre des illusions (coéd. Leméac), 2002 ; Babel no 591.Constat d’accident (coéd. Leméac), 2003 ; Babel no 630.Histoire de ma machine à écrire (avec Sam Messer), 2003.La Nuit de l’oracle (coéd. Leméac), 2004 ; Babel no 720.

Brooklyn Follies (coéd. Leméac), 2005 ; Babel no 785.Dans le scriptorium (coéd. Leméac), 2007 ; Babel no 935.La Vie intérieure de Martin Frost (coéd. Leméac), 2007 ; Babel no 935.Seul dans le noir (coéd. Leméac), 2010 ; Babel no 1063.Invisible (coéd. Leméac), 2010 ; Babel no 1114.Sunset Park (coéd. Leméac), 2011 ; Babel no 1177.Chronique d’hiver (coéd. Leméac), 2013.

En collection Thesaurus :Œuvre romanesque, t. I, 1996,Œuvre romanesque et autres textes, t. II, 1999,Œuvre romanesque, t. III, 2010.

Photographie de couverture : © Tony Walker / Fotogram-Stone Images, 2001

Titre original :I Thought my Father Was God

© Paul Auster, 2001

© ACTES SUD, 2001pour la traduction françaiseISBN 978-2-330-05543-1

PAUL AUSTER

JE PENSAIS QUE MON PÈRE

ÉTAIT DIEUET AUTRES RÉCITS

DE LA RÉALITÉ AMÉRICAINE

172 histoires racontées pour le National Story Project et

l’émission de radio intitulée Weekend All Things Considered

anthologie composée par Paul Auster

assisté de Nelly Reiler

traduite de l’américain par Christine Le Bœuf

préface de Paul Auster

ACTES SUD

Pour leur aide et leurs encouragements,

je tiens à remercier Daniel Zwerdling,

Jacki Lyden, Rebecca Davis, Davar

Ardalan, Walter Ray Watson, Kitty

Eisele, Marta Haywood et Hannah

Misol (tous de Weekend All ThingsConsidered) ainsi que Carol Mann,

Jennifer Barth et – d’abord, enfin et

toujours – Siri Hustvedt.

PAUL AUSTER

PRÉFACE

Je n’avais aucune intention de faire ça. Le NationalStory Project est né par hasard et, sans une réflexionde mon épouse à la table familiale, il y a seize mois,les textes qui constituent ce livre n’auraient, pour laplupart, jamais été écrits. C’était en mai 1999, peut-être en juin, et j’avais été interviewé ce jour-là surNPR à propos de mon dernier roman. Notre entre-tien terminé, Daniel Zwerdling, le présentateur deWeekend All Things Considered, m’a demandé sicela m’intéresserait de contribuer régulièrement àson émission. Je ne voyais même pas son visagelorsqu’il m’a posé cette question. Je me trouvaisdans le studio de NPR, 2e avenue, à New York, et luise trouvait à Washington DC ; nous venions de nousparler pendant vingt minutes, une demi-heure parmicros et écouteurs interposés, avec l’aide de cettemerveille technologique qu’on appelle fibre optique.Je lui ai demandé ce qu’il envisageait, et il m’arépondu que ce n’était pas encore très clair. Peut-être pourrais-je venir au micro tous les mois pourraconter des histoires.

Ça ne m’intéressait pas. J’avais assez à faire avecmon travail personnel, et me charger d’un emploiqui m’obligerait à mouliner des récits sur commandeétait bien la dernière chose dont j’avais besoin. Parsimple politesse, j’ai néanmoins promis d’y penserune fois rentré chez moi.

C’est mon épouse, Siri, qui a donné son sens àcette proposition. Ce soir-là, comme je lui racontais

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l’offre inattendue de NPR, elle m’a aussitôt fait unesuggestion qui a inversé le sens de mes réflexions.En l’affaire d’une demi-minute, non était devenu oui.

Tu n’as pas besoin d’écrire les récits toi-même,m’a-t-elle dit. Mets les gens à la tâche, qu’ils écri-vent leurs propres histoires. Qu’ils te les envoient,et ensuite tu lirais les meilleures à la radio. Si assezde gens participaient, cela pourrait donner quelquechose d’extraordinaire.

Voilà comment est né le National Story Project.C’était l’idée de Siri, et puis je l’ai saisie et me suismis à courir.

Vers la fin de septembre, Zwerdling est venu cheznous à Brooklyn avec Rebecca Davis, l’un des pro-ducteurs de Weekend All Things Considered, et nousavons lancé l’idée du Project sous la forme d’unnouvel entretien. J’ai expliqué aux auditeurs queje cherchais des histoires. Celles-ci devraient êtrevraies, elles devraient être brèves, mais il n’y auraitaucune restriction quant aux sujets ni au style. Cequi m’intéressait le plus, ai-je précisé, c’étaient deshistoires non conformes à ce que nous attendonsde l’existence, des anecdotes révélatrices des forcesmystérieuses et ignorées qui agissent dans nos vies,dans nos histoires de famille, dans nos esprits etnos corps, dans nos âmes. En d’autres termes, deshistoires vraies aux allures de fiction. J’envisageaisde grandes choses et de petites choses, des sujetstragiques et des sujets comiques, n’importe quelleexpérience paraissant assez importante pour êtremise sur papier. S’ils n’avaient jamais écrit un récit,ils ne devaient pas s’en inquiéter, leur ai-je dit.Tout le monde connaît quelques bonnes histoires,et si les participants étaient assez nombreux, nousallions inévitablement découvrir des choses surpre-nantes sur nous-mêmes et les uns sur les autres.L’esprit du Project était tout à fait démocratique.Les contributions de tous les auditeurs seraient les

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bienvenues, et je promettais de lire chacun des récitsqui nous parviendraient. Les gens allaient explorerleurs vies et leurs expériences personnelles, maisen même temps ils s’associeraient à un effort col-lectif, à quelque chose de plus vaste que chacund’eux. Avec leur aide, ai-je dit, j’espérais constituerdes archives véridiques, un musée de la réalité amé-ricaine.

Cet entretien a été diffusé le premier samedi d’oc-tobre, il y a exactement un an aujourd’hui. Depuislors, plus de quatre mille textes m’ont été soumis.Ce nombre est de beaucoup supérieur à ce quej’avais imaginé, et j’ai passé douze mois noyé sousles manuscrits, surnageant tant bien que mal aumilieu d’une mer de papier qui ne cessait de gros-sir. Certains des récits étaient manuscrits, d’autrestapés à la machine, d’autres enfin imprimés à partird’un courrier électronique. Chaque mois, je me suisefforcé d’en choisir cinq ou six parmi les meilleurset de les réduire à une vingtaine de minutes pourles lancer sur les ondes pendant l’émission WeekendAll Things Considered. Ce travail s’est révélé singu-lièrement gratifiant, c’est l’une des tâches les plusgratifiantes que j’aie jamais entreprises. Mais il y aeu, aussi, des moments difficiles. En plusieurs occa-sions, alors que j’étais particulièrement submergé,j’ai lu d’une traite soixante ou soixante-dix histoireset, chaque fois que cela m’est arrivé, je me suis relevéde ma chaise avec la sensation de me retrouver réduiten poussière, vidé de toute énergie. Un si grandnombre d’émotions à affronter, un si grand nombred’inconnus installés dans mon living, des voix sinombreuses me parvenant de tant de directions dif-férentes. Ces soirs-là, en l’espace de deux ou troisheures, j’ai eu l’impression que la population entièrede l’Amérique était entrée dans ma maison. Je n’en-tendais pas l’Amérique chanter. Je l’entendais racon-ter des histoires.

Oui, un certain nombre d’extravagances et dediatribes m’ont été envoyées par des déséquilibrés,

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mais bien moins que je ne l’aurais prédit. J’ai étéexposé à des révélations bouleversantes sur l’assassi-nat de Kennedy, j’ai dû subir plusieurs exégèses com-plexes liant des événements quotidiens à des versetsdes Ecritures et l’on m’a confié des informationsrelatives à des procès contre une demi-douzaine decorporations et d’institutions gouvernementales. Desgens se sont donné beaucoup de mal pour me pro-voquer et me soulever le cœur. La semaine dernièreencore, j’ai reçu un texte d’un homme qui signait“Cerbère” et donnait pour adresse “les Enfers, 66666”.Dans son récit, il parlait de sa vie au Viêtnam en tantque marine et terminait en racontant comment luiet d’autres hommes de sa compagnie avaient rôti etmangé autour d’un feu de camp un bébé vietna-mien volé. Il racontait cela comme s’il avait été fierde ce qu’il avait fait. Pour autant que je sache, cettehistoire pourrait être vraie. Mais cela ne signifie pasque sa présentation à la radio offre à mes yeux lemoindre intérêt.

D’autre part, certains des envois de déséquilibréscontenaient des passages surprenants et dignesd’attention. L’automne dernier, quand le Projectdémarrait à peine, j’en ai reçu un d’un autre anciencombattant du Viêtnam, un homme qui purgeaitune condamnation à vie pour meurtre dans un péni-tencier quelque part dans le Middle West. Il y avaitjoint une déposition manuscrite rapportant l’histoireconfuse des circonstances de son crime, et la der-nière phrase de ce document était : “Je n’ai jamaisété parfait, mais je suis réel.” D’une certaine manière,cette affirmation pourrait constituer le credo duNational Story Project, le principe fondateur de celivre. Nous n’avons jamais été parfaits, mais noussommes réels.

Des quatre mille histoires que j’ai lues, la plupartétaient assez captivantes pour me maintenir enhaleine jusqu’à la dernière ligne. Pour la plupart,

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elles ont été écrites avec une conviction simple etdirecte, et font honneur à ceux qui les ont envoyées.Nous possédons tous une vie intérieure. Nous avonstous le sentiment de faire partie du monde et pour-tant d’en être exilés. Nous brûlons tous du feu denotre existence propre. Il faut des mots pour expri-mer ce qui se trouve en nous et à de multiplesreprises les participants m’ont remercié de leur avoirdonné l’occasion de raconter leurs histoires, d’avoir“permis aux gens de se faire entendre”. Ce que cesgens ont dit était souvent étonnant. Plus que jamais,j’ai appris à apprécier à quelle profondeur et avecquelle passion nous vivons, pour la plupart, au-dedansde nous-mêmes. Nos attachements sont féroces. Nosamours nous submergent, nous définissent, oblitè-rent les frontières entre nous et les autres. Au moinsun tiers des histoires que j’ai lues ont pour sujet lafamille : parents et enfants, enfants et parents, mariset femmes, frères et sœurs, grands-parents. Pour lamajorité d’entre nous, ce sont ces gens-là qui occu-pent notre univers et, dans une histoire après l’autre,dans les plus sombres comme dans les plus humo-ristiques, j’ai trouvé ces relations articulées avecune force et une clarté impressionnantes.

Quelques lycéens m’ont envoyé des récits deleurs hauts faits au base-ball et des médailles gagnéeslors de rencontres sportives, mais rares sont lesadultes qui ont profité de l’occasion pour se vanterde leurs exploits. Gaffes burlesques, coïncidencesdéchirantes, frôlements avec la mort, rencontres mira-culeuses, incroyables ironies, prémonitions, chagrins,douleurs, rêves – tels sont les sujets sur lesquels lesparticipants ont choisi d’écrire. J’ai appris que je nesuis pas seul dans ma conviction que, plus on s’ouvreà lui, plus le monde paraît insaisissable et troublant.Comme l’a si éloquemment écrit l’un des premiersparticipants, “je me retrouve sans définition adé-quate de la réalité”. Si on n’est pas sûr de tout, sion a encore l’esprit assez ouvert pour s’interrogersur ce qu’on voit, on tend à considérer le monde

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avec une grande attention, et de cette attention vientla possibilité d’apercevoir quelque chose que per-sonne n’a encore vu. Il faut être disposé à admettrequ’on ne possède pas toutes les réponses. Si oncroit les posséder, on n’aura jamais rien d’importantà dire.

Intrigues invraisemblables, tournures improbables,événements qui refusent d’obéir aux lois du bonsens : le plus souvent, nos vies ressemblent aumatériau des romans du XVIIIe siècle. Aujourd’huiencore, un nouveau lot de messages électroniquesest arrivé de NPR à ma porte et parmi les nouvellescontributions se trouvait cette histoire racontée parune femme qui vit à San Diego, en Californie. Si jela cite, ce n’est pas parce qu’elle est inhabituelle,mais simplement parce que c’est le plus récent desexemples que j’ai sous la main :

J’ai été adoptée à huit mois dans un orphelinat.Moins d’un an plus tard, mon père adoptif estmort. J’ai été élevée par sa veuve ainsi que mestrois frères aînés, adoptés eux aussi. Quand on aété adopté, on a une curiosité naturelle à connaîtresa famille de naissance. Une fois mariée, un peuavant mes trente ans, j’ai décidé de commencer àchercher.

J’avais été élevée dans l’Iowa et c’est là, à DesMoines, qu’après deux ans de recherches, j’ai retrouvéma mère de naissance. Nous nous sommes rencon-trées et sommes allées dîner. Je lui ai demandé quiétait mon père de naissance et elle m’a donné sonnom. Je lui ai demandé où il habitait et elle m’arépondu : “San Diego”, qui est l’endroit où je vivaisdepuis cinq ans. Je m’étais installée à San Diegosans y connaître personne – je savais seulementque j’avais envie d’être là.

Pour finir, j’ai découvert que j’avais travaillé dansl’immeuble voisin de celui où travaillait mon père.Nous déjeunions souvent dans le même restaurant.Nous n’avons jamais parlé à sa femme de monexistence, car je ne voulais pas perturber sa vie. Ilavait toujours été un peu coureur, cependant, et

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il avait toujours une petite amie quelque part. Ily avait plus de quinze ans que la dernière et luiétaient “ensemble”, et elle est restée ma sourced’informations le concernant.

Il y a cinq ans, ma mère de naissance mouraitd’un cancer dans l’Iowa. Simultanément, j’ai reçuun coup de téléphone de la bien-aimée de monpère disant qu’il était mort à la suite de complica-tions cardiaques. J’ai appelé ma mère biologique àl’hôpital en Iowa pour lui dire qu’il était mort. Elleest morte cette nuit-là. J’ai été avertie que leursdeux enterrements auraient lieu le samedi suivantexactement en même temps : celui de mon père à11 heures du matin en Californie et celui de mamère à 13 heures dans l’Iowa.

Au bout de trois ou quatre mois, j’ai senti qu’unlivre allait être nécessaire pour justifier le Project. Jerecevais trop d’histoires intéressantes, et il ne m’étaitpossible de présenter à la radio qu’une petite partiede celles qui en auraient valu la peine. Beaucoupétaient trop longues pour le format que nous avionsprévu, et la nature éphémère des émissions (unevoix solitaire et désincarnée flottant sur les ondesd’un bout à l’autre de l’Amérique pendant dix-huità vingt minutes par mois) me donnait envie de ras-sembler les plus mémorables et de les conserverpar écrit. La radio est un outil puissant, et NPR atteintpratiquement tous les recoins du pays, mais on nepeut tenir les mots entre ses mains. Un livre, c’esttangible et lorsqu’on l’a déposé, on peut revenir àl’endroit où on l’avait quitté et le reprendre.

Cette anthologie comprend cent soixante-douzetextes – ceux que je considère comme les meilleursdes quatre mille qui me sont parvenus au cours del’année passée. Mais elle constitue aussi une sélectionreprésentative, une version miniaturisée du NationalStory Project dans son ensemble. Pour chaque récitoù il est question d’un rêve, d’un animal ou d’unobjet perdu qui figure dans ses pages, des quantitésd’autres m’ont été proposés, des quantités d’autres

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auraient pu être choisis. Le livre commence avecune histoire de poule longue de six phrases (lapremière que j’ai lue sur les ondes en novembredernier) et s’achève avec une méditation désen-chantée sur le rôle que la radio joue dans nos vies.L’idée d’écrire ce texte a été inspirée à son auteur,Ameni Rozsa, pendant qu’elle écoutait l’une desémissions du National Story Project. J’avais espérésaisir des bribes et des morceaux de la réalité amé-ricaine, mais il ne m’était jamais venu à l’esprit quele Project pouvait devenir, lui aussi, un élément decette réalité.

Ce livre a été écrit par des gens de tous âges etde tous milieux. On trouve parmi eux un facteur,un matelot de la marine marchande, un conducteurde trolleybus, une employée chargée de relever lescompteurs de gaz et d’électricité, un restaurateurde pianos mécaniques, un spécialiste du nettoyagedes lieux après un crime, un musicien, un hommed’affaires, deux prêtres, un homme interné dansune institution correctionnelle d’Etat, plusieurs méde-cins et tout un choix de femmes au foyer, de fermierset d’anciens militaires. Le plus jeune des participantsa vingt ans à peine, le plus âgé va sur ses quatre-vingt-dix. Les auteurs sont pour moitié des femmeset pour moitié des hommes. Ils vivent dans desvilles, dans des faubourgs, dans des campagnes, etsont originaires de quarante-deux Etats différents.En faisant mon choix, je n’ai pas songé un instant àl’équilibre démographique. J’ai sélectionné les his-toires sur la seule base de leurs mérites : leur huma-nité, leur véracité, leur charme. Ainsi leur sort s’estjoué, et un hasard aveugle a décidé du résultat.

Dans une tentative de mise en ordre de ce chaosde voix et de styles contrastants, j’ai séparé les his-toires en dix catégories. Les titres des différentessections sont assez explicites mais, à l’exception dela quatrième, “Slapstick”, qui est composée unique-ment d’histoires comiques, on trouve dans chaquecatégorie un registre assez large. Le contenu des

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récits couvre toute la gamme allant de la farce audrame tragique, et chaque acte de cruauté ou deviolence qu’on y rencontre est contrebalancé parun acte de bonté, de générosité ou d’amour. Leshistoires vont vers l’avant et vers l’arrière, vers lehaut et vers le bas, vers le dedans et le dehors, et aubout d’un moment on est saisi de vertige. Tournezla page d’un texte à l’autre, vous vous retrouverezconfronté à quelqu’un de totalement différent, à unensemble de circonstances totalement différent, àune vision du monde totalement différente. Mais ladifférence est le sujet de ce livre. Il contient desécrits élégants et raffinés, mais il y en a beaucoupaussi qui sont grossiers et maladroits. Une petite partseulement ressemble à ce qu’on pourrait appeler“littérature”. Il s’agit d’autre chose, de quelque chosede brut et d’essentiel et quel que soit le talent quimanque à ces auteurs, leurs récits sont pour la plu-part inoubliables. Je n’imagine pas sans difficultéque quelqu’un pourrait lire ce livre du début à lafin sans verser une seule larme, sans un seul éclatde rire.

S’il me fallait définir ces récits, je dirais que ce sontdes dépêches, des rapports envoyés du front de l’ex-périence personnelle. Ils parlent des univers privésd’individus américains, et pourtant on y retrouve àchaque fois les marques inévitables de l’Histoire,les voies complexes par lesquelles les destinéesindividuelles sont déterminées par la société dansson ensemble. Certains des participants les plusâgés, retournant à des événements de leur enfanceet de leur jeunesse, parlent inévitablement de laGrande Crise et de la Seconde Guerre mondiale.D’autres, nés au milieu du siècle, demeurent hantéspar les effets de la guerre au Viêtnam. Ce conflit apris fin voici vingt-cinq ans, et pourtant il continueà vivre en nous comme un cauchemar récurrent, uneprofonde blessure à l’âme nationale. D’autres parti-cipants encore, appartenant à plusieurs générationsdifférentes, ont écrit à propos de cette maladie qu’est

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le racisme américain. Cette plaie nous accable depuisplus de trois cent cinquante ans, et si fort que nousnous efforcions de nous en débarrasser, le remèdereste à découvrir.

D’autres histoires évoquent le sida, l’alcoolisme,la drogue, la pornographie et les armes à feu. Lespressions sociales ne cessent jamais de s’exerceraux dépens des vies de tous ces gens, mais aucunde leurs récits ne s’attaque à la description de lasociété en elle-même. Nous savons que le père deJanet Zupan est mort dans un camp de prisonniersau Viêtnam en 1967, mais là n’est pas le sujet deson récit. Avec un sens remarquable du détail visuel,elle retrace un après-midi dans le désert Mojave oùson père poursuit un cheval obstiné et récalcitrantet, sachant ce que nous savons quant à ce qui luiarrivera deux ans plus tard, nous lisons cette des-cription comme une sorte de mémorial à ce père.Pas un mot sur la guerre, et pourtant de façon indi-recte, grâce à une vision quasi picturale de l’instantqu’elle nous présente, nous sentons passer sousnos yeux une période entière de l’Histoire améri-caine.

Le rire du père de Stan Benkoski ; la gifle à CarolSherman Jones ; la petite Mary Grace Dembeck traî-nant un arbre de Noël dans les rues de Brooklyn ;l’alliance disparue de la mère de John Keith ; lesdoigts de John Flannelly coincés dans les trousd’une grille de chauffage en acier inoxydable ; MelSinger plaqué au sol par sa veste ; Anna Thorsonau bal dans la grange ; la bicyclette d’Edith Riemer ;Marie Johnson voyant projeter un film tourné dansla maison où elle habitait quand elle était petite ; larencontre de Ludlow Perry avec l’homme sansjambes ; Catherine Austin Alexander regardant parsa fenêtre, 74e rue ouest ; la marche dans la neigede Juliana C. Nash ; le martini philosophique deDede Ryan ; les regrets de Carolyn Brasher ; le rêvedu père de Mary McCallum ; le bouton de cold’Earl Roberts. L’une après l’autre, ces histoires nous

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laissent en tête une impression durable. Même aprèsles avoir toutes lues, on en conserve le souvenir eton se surprend à se les remémorer de la mêmefaçon qu’on se rappelle une métaphore pertinenteou une bonne blague. Les images sont claires, denseset pourtant, en un sens, sans pesanteur. Et toutes sontassez petites pour tenir dans une poche. Comme lesphotos de notre famille que nous trimballons avecnous.

PAUL AUSTER, 3 octobre 2000