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« Entre les murs », un excellent François Bégaudeau. Et les romans de Carmen Laforet, Alona Kimhi, Percival Everett, Jérôme d’Astier, Gil Jouanard... Pages 3 à 5 Gallimard ph. J. sassier © Gallimard Jean Rouaud L’imitation du bonheur roman "Un livre débordant et généreux." Patrick Kéchichian, Le Monde des Livres "Un romancier qui va bien, c'est l'année qui démarre en beauté." Didier Jacob, Le Nouvel Observateur « Le Cercle fermé », une chronique désenchantée des années Blair. Rencontre avec l’auteur ; et un point de vue « musclé » du jeune romancier anglais Adam Thirlwell. Littératures. Page 3. L’historien allemand éclaire d’un jour nouveau le fonctionnement du III e Reich. Et aussi : le Journal de Goebbels et les mémoires de Jacques Lusseyran. Essais. Page 9 Littératures Bande dessinée A l’occasion du Festival d’Angoulême, l’actualité du « Neuvième Art », le phénomène des mangas et une sélection d’albums. Dossier. Pages 6 et 7 PÉTILLON/ALBIN MICHEL MOZART LA SYMPHONIE DES LETTRES Deux cent cinquante ans après la naissance du compositeur, des dizaines d’ouvrages célèbrent son génie. Musique. Pages 2 et 8. Ruth Rendell Alors que paraît en France « Rottweiler », son dernier roman, la grande dame du suspense anglais nous a reçu chez elle, à Londres. Rencontre. Page 12 Jonathan Coe Götz Aly 0123 DesLivres b b Vendredi 27 janvier 2006

A l’occasion du Festival d’Angoulême, DesLivresPÉTILLON/ALBIN MICHEL et une sélection d’albums. Dossier. Pages 6 et 7 MOZART LA SYMPHONIE DES LETTRES Deux cent cinquante ans

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Page 1: A l’occasion du Festival d’Angoulême, DesLivresPÉTILLON/ALBIN MICHEL et une sélection d’albums. Dossier. Pages 6 et 7 MOZART LA SYMPHONIE DES LETTRES Deux cent cinquante ans

« Entre les murs », un excellentFrançois Bégaudeau. Et les romansde Carmen Laforet, Alona Kimhi,Percival Everett, Jérôme d’Astier,Gil Jouanard... Pages 3 à 5

Gallimard

ph.

J.sa

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d

Jean Rouaud

L’imitation du bonheurroman

"Un livre débordantet généreux."Patrick Kéchichian,Le Monde des Livres

"Un romancier qui vabien, c'est l'année quidémarre en beauté."Didier Jacob,Le Nouvel Observateur

« Le Cercle fermé », une chroniquedésenchantée des années Blair.Rencontre avec l’auteur ; et un pointde vue « musclé » du jeune romancieranglais Adam Thirlwell. Littératures. Page 3.

L’historien allemand éclaired’un jour nouveau le fonctionnementdu IIIe Reich. Et aussi : le Journalde Goebbels et les mémoiresde Jacques Lusseyran. Essais. Page 9

Littératures

Bande dessinéeA l’occasion du Festival d’Angoulême,l’actualité du « Neuvième Art »,le phénomène des mangaset une sélection d’albums. Dossier. Pages 6 et 7PÉTILLON/ALBIN MICHEL

MOZARTLA SYMPHONIEDES LETTRESDeux cent cinquante ans après la naissancedu compositeur, des dizaines d’ouvragescélèbrent son génie.Musique. Pages 2 et 8.

Ruth RendellAlors que paraît en France « Rottweiler »,son dernier roman, la grande damedu suspense anglais nous a reçu chez elle,à Londres. Rencontre. Page 12

Jonathan Coe

Götz Aly

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DesLivresbb

Vendredi 27 janvier 2006

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2 0123Vendredi 27 janvier 2006

AU FIL DES REVUES

« Vacarme » :politique de la « magie blanche »

LETTRE DE SALZBOURG

« La Flûte enchantée »,un hiéroglyphe théâtral

NÉE EN 1997, la revue Vacarmes’est d’emblée imposée commel’un des lieux les plus audacieuxde la scène intellectuelle françai-se, à la charnière de la littératureet des sciences humaines, en cesparages où le questionnementpolitique va de pair avec uneconstante expérimentation for-melle. Ici, comme souvent, à l’ori-gine, on trouve une bande decopains, soudée par quelques pas-sions, quelques angoisses aussi,bref par une certaine fidélité d’en-gagement : une poignée de jeu-nes normaliennes et normaliens,en l’occurrence, d’abord rassem-blés au sein d’un cercle de discus-sion baptisé « Le couteau entreles dents ». Ceux-là avaient prisl’habitude de se retrouver pouréchanger des idées ; puis ilss’étaient mobilisés ensemblecontre la guerre du Golfe, ouencore contre l’ouverture d’unelibrairie négationniste en pleinParis, à quelques centaines demètres seulement de leur école,rue d’Ulm.

Dans le sillage de ces premiè-res expériences, qui allaient bien-tôt se prolonger à travers le com-pagnonnage avec Act Up commeavec le mouvement social des« sans » (papiers-emploi-logis),la petite troupe avait ressenti lanécessité de créer un espace iné-dit, où pourraient s’articulerrecherche savante et pratiquesmilitantes : « On était partie pre-nante de la nouvelle gauche ditemouvementiste des années 1990…D’un côté, on écrivait des tracts, del’autre, on rédigeait des thèses…On avait envie de continuer à tra-vailler ensemble, en dehors deschamps strictement universitaires

ou militants, pour trouver des for-mes d’écriture moins compartimen-tées », se souvient Philippe Man-geot, qui fut l’un des cofonda-teurs de Vacarme avant de deve-nir président d’Act Up.

D’où le travail spécifique sur lestyle, la prose d’idées, qui n’estpas pour rien dans le rayonne-ment de cette revue à l’élégancerare. En atteste la livraison excep-tionnelle consacrée aujourd’hui àla « politique non gouvernementa-le », qui s’inscrit dans une parfai-te continuité de démarche avecun précédent numéro spécial,paru en septembre 2004, qui ren-dait hommage au « pragmatismeradical » de Michel Foucault(Mathieu Potte-Bonneville).

Territoires d’une espéranceOn y retrouvera la même

ouverture internationale, nom-bre de contributions étantsignées par des chercheurs étran-gers. Le même fil réflexif aussi,puisqu’il s’agit d’explorer l’ac-tion de ceux que le philosopheMichel Feher nomme ici « lesamis de la société civile », histoirede mettre en évidence les enthou-siasmes et les aveuglements desinnombrables activistes qui pré-tendent désormais « faire de lapolitique sans aspirer ni à gouver-ner ni à promouvoir de bons gou-vernants ».

Cette fois encore, l’objectif estdonc de baliser les territoiresd’une espérance qui se déploied’abord aux marges des Etats, etqui met en crise l’espace tradi-tionnel du politique. Voilà pour-quoi la parole est donnée àdivers « praticiens de la politiquenon gouvernementale », comme

Rony Brauman, ancien présidentde Médecins sans frontières,Anthony Romero, directeur exé-cutif de l’American Civil Liber-ties Union (ACLU), et aussi PeterLurie, directeur adjoint du« think tank citoyen » Public Citi-zen. A côté de ces entretiensamples et soignés, marque defabrique de la revue depuis sesdébuts, plusieurs articles vien-nent étudier la « politique des gou-vernés » en sa grandeur mais aus-si en ses multiples contradic-tions, telles qu’on peut les repé-rer à travers les initiatives desféministes (Aude Lalande, EliseVallois, Eric Fassin), des alter-mondialistes (Joseph Confa-vreux), et même des associationscaritatives musulmanes (JérômeBellion-Jourdan) ou évangélistes(Erica Bronstein).

Foucault, bien sûr, Rancièreaussi, Agamben enfin : les réfé-rences se croisent pour soulignertelle ambiguïté de l’engagementhumanitaire en Tchétchénie, oula portée de telle action militantedans les centres de rétention aus-traliens. Se dessinent alors lescontours et les limites d’une poli-tique autre, fragile et explosive àla fois, en ce qu’elle pose la ques-tion de la politique avant celle dupouvoir, ainsi que l’énonce Pier-re Zaoui dans un texte magnifi-que : « politique non coordonnéedes alliances disparates et du bra-connage injustifiable en raison, enquelque sorte politique, de lamagie blanche ». a

Jean Birnbaum

Vacarme, hiver 06, no 34,www.vacarme.eu.org,en librairie le 1er février.

DANS le flot des ouvrages, publi-cations, suppléments de jour-naux, qui accompagnent, dansles pays de langue allemande,l’anniversaire de la naissance deMozart, l’essai du célèbre égyp-tologue de l’université de Heidel-berg Jan Assmann, sur le der-nier opéra du maître, La Flûteenchantée (1791), mérite uneattention particulière. Il yconfronte l’Egypte des décors etde l’art lyrique au sérieux d’unediscipline qui, quelques annéesseulement après la création dulibrettiste Emmanuel Schika-neder, prendra son envol scienti-fique avec le déchiffrement deshiéroglyphes.

A cet égard, la comparaisonque propose Assmann entre LaFlûte et l’autre grand opéra« égyptien » du répertoire, Aïda(1871) de Verdi, se révèle éclai-rante. Aïda replonge le specta-teur dans une Egypte histori-que. En revanche, dans lesroyaumes de Sarastro ou de laReine de la Nuit, il est questionde la mémoire encore vive del’Egypte au XVIIIe siècle.

S’il n’est pas le premier égyp-tologue à relire cet étrange opéraqu’est La Flûte enchantée – l’en-treprise avait été tentée par Sieg-fried Morenz en 1952 –, Jan Ass-mann ajoute sa propre concep-tion de la « mémoire culturelle »,déjà appliquée à la figure du Moï-se, l’Egyptien (Aubier, 2001). Par-là, il désigne la transmissiond’un passé de l’Egypte anciennedemeuré vivant, transféré dansdes contextes différents, que cet-te mémoire corresponde ou nonà ce que l’on sait désormais de lavérité historique.

Assmann propose ainsi de réé-couter La Flûte enchantée com-me un « mystère scénique », uneénigme théâtrale, voire un hiéro-glyphe dont le décryptage impor-te moins que l’effet pédagogiqueproduit sur le spectateur.

Droit au bonheurL’égyptologue réfute la théorie

selon laquelle Mozart et Schika-neder auraient été contraints dechanger d’intrigue en cours deroute ce qui expliquerait les inco-hérences de l’opéra. Loin d’êtrefaite de bric et de broc, La Flûteenchantée met en scène un proces-sus de transformation qui cher-cherait à faire entrer le publicdans un espace théologique,celui de la franc-maçonnerie,dominé par la dualité : vraie etfausse religion, passionscharnelles/ vérité spirituelle,dieu des philosophes/ supersti-tion, etc. Une dualité qui renvoieà cette idée très présente depuisla Renaissance d’une « religionnaturelle », d’une « théologie pre-mière », qui aurait été entretenuedepuis les temps reculés dans les

sous-sols légendaires des Pyrami-des dont les labyrinthes sontdécrits dans les tribulations duSethos (1731) de l’abbé Terras-son, une des sources françaisesde La Flûte.

Le coup de force de La Flûte,révélateur de l’idéologie qui ani-me les futurs jacobins viennoisbientôt réprimés par François II,consiste à mettre ce mystère enpleine lumière. Le dualisme estconservé. Mais il ne recoupe plusd’opposition entre le peuple etles élites. Le prince Tamino com-me l’oiseleur Papageno ont tousdeux droit au bonheur, chacun àsa façon.

Le très riche ouvrage d’Ass-mann, par sa descriptiondétaillée des cercles ésotériquesautrichiens, en un temps de« despotisme éclairé » où ratio-nalisme et mysticisme faisaientun bon ménage bien difficile àcomprendre aujourd’hui, renou-velle donc l’interprétation d’undes plus joués des opéras mozar-tiens. A travers des figuresméconnues comme celle duminéralogiste Ignaz von Born,grand maître de la loge « vers lavéritable Harmonie » (Zurwahren Eintracht), promoteurd’une maçonnerie érudite dont lafamille a pu fournir les modèlesdes personnages, La Flûte retrou-ve un contexte. Comme les rai-sons pour lesquelles ce contextea sombré dans l’oubli. a

Nicolas Weill

Jan Assmann, Die Zauberflöte,Oper und Mysterium [La Flûteenchantée, opéra et mystère],éd. Carl Hanser Verlag,Munich/Vienne, 384 p., 24,90 ¤.

Proposer un textepour la page « forum »par courriel :[email protected] la poste :Le Monde des livres,80, boulevard Auguste-Blanqui,75707 Paris Cedex 13

Le philosophe Daniel Bensaïd réplique à Frédéric Nef à propos de « Portées du mot “juif” »

Alain Badiou et les inquisiteursCharlie BuffetSpécialiste del’alpinisme et de del’aventure, rédacteuren chef aux Cahiers ducinéma, ses deuxderniers ouvrages sontPremière de cordée,l’aventure oubliée deClaude Kogan(éd. Robert Laffont,2003) et La foliedu K2 (éd. Guérin,2004).

Monique PetillonCollaboratrice du« Monde des livres ».Elle collaboreégalement au« Cahier critique depoésie » du CIPM(Centre internationalde poésie Marseille)

Adam ThirlwellRomancier anglais âgéde 27 ans, auteur dePolitique (éd. deL’Olivier, 2004). Il estrédacteur en chefadjoint de la revuelittéraire Areté.

RectificatifContrairement à ceque nous avons écritdans « Le Monde deslivres » du 20 janvier,Klaus Mann s’estsuicidé en 1949 àCannes, et non àNice.

La chronique de Roger-Pol Droit (« LeMonde des livres » du 25 novembre 2005)et l’article de Frédéric Nef intitulé « Le“nom des juifs” selon Alain Badiou » danslesquels était violemment contesté le conte-nu de l’ouvrage Circonstances, 3. Portées dumot « juif » d’Alain Badiou (éd. Lignes,« Le Monde des livres » du 23 décembre)nous ont valu un important courrier. Lamajorité des textes que nous avons reçusallait dans le sens des thèses défendues parRoger-Pol Droit et Frédéric Nef. Nousavons cependant décidé de publier un textedu philosophe Daniel Bensaïd dans lequelce dernier prend la défense d’Alain Badiou.

DanielBensaïd

Dans un style Place Beauvaufort prisé en ces tempsd’urgence et d’exception,Frédéric Nef publie dans« Le Monde des livres » du

23 décembre 2005 une critique à coupsde marteau du dernier livre d’AlainBadiou.

Féru de métaphysique, M. Nefs’étonne que le livre ait pu « paraître entoute impunité » (fallait-il donc l’interdireet brûler l’éditeur ?). Il l’accuse dedéfendre « d’une manière préméditée »une pensée « autrement pernicieuse » quecelle émise par Alain Finkielkraut dansun entretien qui fit quelque bruit ?« Préméditée », la pensée deviendraitcriminelle : mieux vaudrait donc pensersans préméditation, par instinct et parréflexe ? Curieuse métaphysique.

Plus sérieusement, Frédéric Nefreproche à Badiou de prétendre que leprédicat « juif » est désormais marquépar l’usage qu’en ont fait les nazis. QueHitler ait investi le nom « juif », et que legénocide l’ait irréversiblement marqué,est pourtant indéniable. Que saglorification identitaire puisse apparaître

désormais comme le retournement de cestigmate et la reproduction de cemarquage semble peu discutable. Mais ledire reviendrait à lier indissolublement,par un rapport spéculaire, victimes etbourreaux ?

On peut discuter l’interprétation quefait Badiou de ce prédicat retourné ou sacritique de « la mise en exception radicaledu signifiant “juif” ». Mais s’enoffusquer ? Il faudrait alors s’insurgertout autant contre Sartre, pour qui « lasituation juive résulterait exclusivement del’opinion des non-juifs » (Aron). PourHannah Arendt, se revendiquer juive,c’était reconnaître – pas même unehistoire – mais « un présent politique, à

travers lequel son appartenance à cegroupe avait tranché la question del’identité personnelle dans le sens del’anonymat ». Elle affirmait qu’après legénocide cette déclaration identitairepourrait passer pour « une pose », et quel’on « pourrait aisément faire remarquerque ceux qui réagissent ainsi, loin de fairefaire un pas à l’humanité, sont tombésdans le piège tendu par Hitler et ontsuccombé ainsi, à leur manière, à l’espritde l’hitlérisme ». Sans le nier, ellereconnaissait cependant qu’un tel piègen’était guère contournable : « On ne peutse défendre que dans les termes del’attaque » !

Succomber à l’esprit de l’hitlérisme !C’était pire que du Badiou. Et ce futpublié en toute impunité. Et même de

manière préméditée ! Alors : Sartre,Arendt, Badiou, tous coupables ? La seuleriposte à cette capture par le regard del’autre résiderait pour les nouveauxthéologiens de « l’être juif » dansl’archéologie des origines et dansl’absoluité ontologique d’une essencejuive inaltérable, hors du temps et del’histoire. Ainsi, Frédéric Nefs’indigne-t-il encore de lire sous la plumede Badiou que le nom juif est devenu« un nom sacré » avec la transfigurationde la destruction des juifs d’Europe enévénement théologique, comme s’iln’était pas sacré « avant », de tout temps,dès l’élection originelle.

Frédéric Nef devient carrément abject,lorsqu’il lance à la cantonade unavertissement prophétique : « Amisisraéliens, quand Badiou veut votre mort ensouhaitant la fin de l’Etat juif, c’est pourvotre bien. » Vouloir la fin de l’Etat juif entant qu’Etat ethnique et théocratique,fondé sur le droit du sang et sur lanégation du Palestinien, ce serait doncvouloir la mort des Juifs en tant que juifs.Idée génocidaire en somme. Qui permet àM. Nef de disqualifier la critiquepolitique du sionisme identifiée àl’antisémitisme racial, tout comme s’yemploient systématiquementPierre-André Taguieff, Alexandre Adler,Alain Finkielkraut ! Ce dernier accusebien « en toute impunité » un« antisémitisme juif » de vouloir « liquiderles juifs, les faire disparaître, les tuer ».

Crime avec préméditation ? Comme siexiger la fin de l’Etat chrétien ou del’Etat musulman revenait à réclamer unmassacre des chrétiens ou desmusulmans !

Portée par l’air fétide du temps, larhétorique de Frédéric Nef est celle dusoupçon généralisé et du procèsd’intention : on ne combat plus une idéepour ce qu’elle est, mais pour ce qu’elleest censée cacher. Quand il prend sesdistances envers « l’antisémitisme desanti-impérialistes et desaltermondialistes » (formule qui tientpour établi une sorte d’antisémitisme

globalisé), Badiou devient ainsi « undemi-habile », dont le propos viseraitseulement à masquer les pensées dederrière ; même quand, déclarant àHaaretz que l’Etat sioniste « doit devenirle moins racial, le moins religieux, le moinsnationaliste des Etats », il n’en contestepas l’existence.

Frédéric Nef distingue trois modesd’antijudaïsme : un antijudaïsmechrétien, un antijudaïsme universaliste etlaïque, un antijudaïsmearabo-musulman. Le premier,traditionnel, imputerait aux juifs la mortdu Christ. « L’ultra-gauche » (? ? ?) seserait approprié le troisième « pour desraisons compliquées » (mystérieusecomplication) « avec la reviviscence desthèmes nazis, dont l’anticapitalismepopuliste » (l’anticapitalisme devientnécessairement populiste, donc nazi,CQFD…). Quant à Badiou, il réactiveraitla seconde variante, celle del’antisémitisme universaliste, tout encherchant sournoisement à « seblanchir » (sic) par une condamnation« du bout des lèvres » de la variante dite« arabo-musulmane ».

Verdict du petit inquisiteurmétaphysicien sur la pensée d’AlainBadiou : « Les plus indulgents la jugerontplus folle qu’elle n’est médiocre ; les pluslucides condamneront l’insoutenableperfidie. » Disons que les plus indulgentsjugeront le procès instruit par M. Nefaussi philosophiquement indigent quepolitiquement médiocre. Les plus lucidesy verront une insoutenable infamiepolicière. a

Daniel Bensaïd, enseignant en philosophie,Paris-VIII

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Contributions

Portée par l’air fétidedu temps, la rhétoriquede Frédéric Nef est celledu soupçon généraliséet du procès d’intention :on ne combat plus une idéepour ce qu’elle est, mais pource qu’elle est censée cacher

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0123 3Vendredi 27 janvier 2006 3

Le politique et le romanesque.En France, la rupture sem-ble consommée. Hormispeut-être Une vie française,de Jean-Paul Dubois (L’Oli-vier, 2004), dont les septen-

nats de la Ve République formaient le filrouge, on cherche en vain, au début duXXIe siècle, des œuvres de littérature oùJacques Chirac, Nicolas Sarkozy ou Ségo-lène Royal apparaîtraient sous leur vrainom, jouant leur propre rôle aux côtésde personnages inventés. La politiqueserait-elle trop sérieuse – ou trop déri-soire – pour attirer les romanciers ?

Il n’en a pas toujours été ainsi. AuXIXe siècle, ceux-ci n’hésitaient pas àtisser leur fiction avec les fils politico-historiques de leur époque. On pense àFabrice del Dongo à Waterloo ou, plusencore, à cette même bataille vue parHugo dans Les Misérables. Là, les person-nages s’appellent Thénardier ou JeanValjean mais aussi Cambronne, Reille,Blücher, Wellington ou Napoléon…

Les romanciers anglais, eux, n’ontjamais cessé de mêler les deux registres.Ce qui ne donne pas forcément deslivres à thèse, au contraire. Voyez Jona-than Coe. Après son Testament à l’an-glaise (Gallimard, 1995, Prix du meilleur

livre étranger), une comédie féroce surles années Thatcher, il proposait – avecBienvenue au club (Gallimard, 2003) –une plongée dans les seventies : lesannées d’Edward Heath et de James Cal-laghan, des punkettes et de Genesis, desmanifs contre le Marché commun et desgrèves à la British Leyland.

Une articulationsubtile entre lepublic et le privé,des allers-retoursincessants entre legrave et l’insolite,et bien sûr de l’hu-mour, jamais tropd’humour : telleétait la méthodeCoe, que l’on re-trouve intacte dansLe Cercle fermé.Vingt ans plus tard,on y reconnaît tous

les personnages de Bienvenue au club. Etnotamment Benjamin, l’ex-brillant musi-cien devenu un comptable un peu terne,ou son frère Paul, étoile montante duLabour, propulsé secrétaire d’Etat auministère de l’intérieur et hypnotisé parla redoutable et arriviste Malvina.

« J’avais toujours prévu une suite à

Bienvenue au club,explique Coe, attablé àun restaurant branchéde Sloane Square.Mais il n’est pas néces-saire d’avoir lu l’unpour comprendrel’autre. D’ailleurs, j’aimis ici un synopsis deBienvenue au clubpour ceux qui nel’auraient pas lu ouqui, inexplicablement,l’auraient oublié. »

Malgré ses maniè-res impeccables d’an-cien de Cambridge, Jonathan Coe, néen 1961, ressemble à un grand adoles-cent joufflu. Un rien désabusé.« Quand je relis Testament à l’anglaise,j’ai beau être fier de la structure, je suisfrappé par une certaine naïveté, dit-il.Sous Thatcher, tout paraissait possible.Une version british du rêve américain.Rien n’était assez bon, on en voulait tou-jours plus. C’est pourquoi il était possibled’espérer une alternative. Or nousn’avons rien eu d’autre que… commentdites-vous en français les champaignsocialists ? Nous avons eu le champagnesans le socialisme. Ici, personne ne croit

plus à rien d’autre qu’au capitalisme. Leblairisme est une énigme absolue.»

Sa « frustration » est aussi celle de seshéros. Devenus quadragénaires, ils res-tent « ambitieux d’une façon indéfinissa-ble » et tentent de se frayer un cheminau royaume désenchanté de Tony Blair.

Vérités universellesDe la violence thatchérienne, on est

passé à un mode de gouvernement où« le pouvoir n’a jamais été autant confis-qué, confié à un “cercle fermé” ». Toute ladésillusion de Coe est inscrite dans sestitres : de Bienvenue au club on passe à

ce Cercle fermé, Bildungsroman, où il faitdire à un personnage : « Oui, j’ai beau-coup appris de mes erreurs, et je suis sûr depouvoir les répéter à la perfection. »

Ce qui frappe chez Jonathan Coe, c’estsa manière d’ancrer ses vérités universel-les dans l’immédiat contemporain. Defaire revivre quatre années de blairismesi proches de nous (1999-2003) qu’on al’impression de lire un roman d’un œil,tandis qu’on feuilletterait le Times del’autre. Le livre s’ouvre sur la catastro-phe ferroviaire de Paddington et s’achè-ve avec l’attentat-suicide du consulat britanniqued’Istanbul. Entre-temps, KennethClarke, Chris Smith et, bien sûr, TonyBlair se sont appliqués à nous démon-trer que Saddam Hussein avait violé lesrésolutions de l’ONU et que la guerre enIrak était inévitable. « Si on déclare laguerre à l’Irak, Mark sera envoyé là-bas eton pourra de nouveau utiliser son apparte-ment », pense Paul, qui cherche un lieuoù abriter ses amours clandestines avecMalvina. Ce soir-là, 121 députés tra-vaillistes défièrent le gouvernement àWestminster, mais « Paul n’en faisaitpas partie », conclut Coe. No comment.

On repense à Stendhal et Hugo. Chezl’un, Waterloo était un décor. Chezl’autre un quasi-documentaire quiaurait pu être écrit par un général d’Em-pire. Chez Coe, l’histoire récente, la poli-tique ne sont ni l’un ni l’autre : elles sefondent entièrement dans l’intrigue com-me une donnée centrale qui façonne lapsychologie des personnages, dessineleurs attentes, leurs déceptions, leursangoisses. Pour orienter finalement, etplus qu’on ne le croit, la courbe incertai-ne de leurs destins individuels. a

Florence Noiville

Carmen Laforet et les passions de l’adolescence

Blair and Coe

L’écrivain anglais Adam Thirlwell estl’auteur de Politique (L’Olivier, 2004).Nous lui avons demandé son point devue sur l’utilisation de cette notion dansle roman britannique aujourd’hui.

Je déteste le roman politique. En réali-té, je hais tous les romans auxquelssont associés un adjectif – mais celuique j’aime le moins, c’est politique.

L’expression « roman politique » est unoxymore déprimant. La politique, c’estl’art du sérieux, de la simplification ;alors que le roman est l’art de la frivolité– comme le disait le critique russeD. S. Mirsky, le roman est l’art de n’avoirni bon ni mauvais personnages, maisseulement des personnages qui sontplus ou moins malheureux.

Aucun roman ne devrait être définipar son sujet : un roman n’est ni du jour-

nalisme ni de l’histoire. Son intérêt tientdans sa complexité formelle. Prenonspar exemple le dernier roman d’IanMcEwan, Saturday (Gallimard, à paraî-tre en octobre), qui décrit un samedidans la vie d’un neurologue londonien,Perowne, ses errances entre corvées etplaisirs. Certains l’ont lu comme unroman politique. Ce samedi-là, un mil-lion de personnes descendaient dans larue pour manifester contre la guerre enIrak. Mais cette marche n’est pas le sujetdu roman : c’est un événement périphéri-que dans la journée de Perowne.McEwan parle du cercle protecteur maisfragile de la famille. Le roman interrogenotre égoïsme accepté, légitime.

Autre exemple : le roman d’Alan Hol-linghurst, La Ligne de beauté (BookerPrize, Fayard, 2005), se situe pendantles années Thatcher, mais ne comporte

lui non plus aucun message politique.Le cadre était utile à Hollinghurst parcequ’il écrivait un roman d’apprentissageconstruit autour d’une double opposi-tion : responsabilité et esthétique, art etargent. Des oppositions particulière-ment tangibles, à Londres, dans lesannées 1980.

Non, un roman politique ne peut êtreque mauvais. La politique est à l’opposédu roman. C’est pourquoi j’ai eu unmoment l’intention de choisir une cita-tion tirée d’une pièce de Tom Stoppard,The Coast of Utopia, en épigraphe demon roman Politique. Elle concerne lesanarchistes russes, à Londres au XIXe siè-cle. Alexander Herzen, théoricien de laliberté et de l’utopie, évoque la sociétéidéale : « Quel est le plus grand nombred’individus pouvant résoudre cette énig-me ? Je dirais que c’est moins qu’une

nation, moins que les sociétés idéales deCabet ou Fourier. Je dirais que le plusgrand nombre est inférieur à trois. A deux,cela est possible, s’il y a de l’amour, maisdeux n’est pas une garantie ». Tragi-comi-ques et provocants, les mots de Herzenreprésentaient pour moi l’esprit duroman, à l’opposé du politique.

Au politique, je préfère Flaubert, dontL’Education sentimentale est le plusgrand roman politique jamais écrit, par-ce qu’il n’est pas politique. Flaubert acompris la supériorité de la forme sur lefond. D’ailleurs, il avait eu ce mot quimet un terme à toute discussion : ildisait que son roman n’était que la tenta-tive d’exprimer une certaine peinturejaune qu’il avait vue une fois s’effritersur un rebord de fenêtre.

Traduit de l’anglais parCécile de Corbière

Quand Carmen Laforet est morte,octogénaire, en février 2004, sonnom était étranger à beaucoup deFrançais. Elle est pourtant l’auteur

d’un roman, Nada (1), dont l’héroïne,Andrea, a séduit des générations delecteurs, non seulement dans son pays,l’Espagne, mais dans le monde entier.L’orpheline Andrea, à la fois ingénue etfarouche, venue faire ses études àBarcelone – où est née Carmen Laforet le6 septembre 1921 – est de ces personnages,comme la Frankie Addams de CarsonMcCullers, qui accompagnent durablement,à travers le temps, des adolescences.

Les nombreux admirateurs de CarmenLaforet ont rappelé, à sa mort, à quel pointNada avait compté pour eux, dansl’Espagne de l’après-guerre civile. Et dejeunes écrivains, dont Juan Manuel dePrada, ont rendu hommage à cette femmesingulière, au destin contrarié. Contrariépar le succès, qui la paralysa – elle se tintà l’écart du milieu littéraire, refusad’apparaître, de dédicacer son livre.

Car Carmen Laforet n’était pas vraimentsatisfaite de ce premier texte. Mais il lui aapporté la gloire, à 23 ans, en 1945, ainsique le prestigieux prix Nadal. Elle n’apublié son deuxième roman, L’Ile et sesdémons – qui paraît aujourd’hui enfrançais –, qu’en 1952. La critique n’yretrouva pas la magie de Nada et CarmenLaforet comprit que son travail, toujours,serait jugé à l’aune de ses débutsfracassants. Elle écrivit pourtant encoredeux romans, quelques récits, puis entrepritune trilogie dont un seul volume vit le jourde son vivant.

On a été très injuste avec cette Ile et sesdémons, dont l’héroïne, Marta, 16 ans, uncaractère bien trempé et des rêves d’absolu,est elle aussi une petite sœur des jeunesfemmes passionnées de toute la littérature,à commencer par la Princesse de Clèves.Elle vit dans une propriété de la GrandeCanarie, non loin de Las Palmas. Y habitentaussi son demi-frère et sa femme, ainsi quesa mère, devenue une sorte de fantômeimmobile, depuis la mort du père.

Marta est une insulaire. Elle aime serassurer au bruit de la mer, écouter le vent,marcher au milieu des agaves piquants,sentir l’odeur entêtante du jasmin. Elle a

un « désir d’écrire » si fort qu’elle en ressent« une chaude vague d’enthousiasme ». Et elleécrit, ce qui lui vaut quelque moquerie. Ellepense, avec sagesse, que « le mieux est desuperposer des idées concrètes aux chagrins ».

Même la guerre civile n’avait pasbouleversé la tranquillité de ses journées,jusqu’à l’arrivée des cousins de Madrid,fuyant cette guerre. Carmen Laforet excelleà dessiner ces personnages et à montrercomment leur présence conduit Marta àreconsidérer son destin. Son désir pourPablo, artiste peintre beaucoup plus âgéqu’elle et qui la repousse ; sa volonté dequitter l’île, donc de montrer sonindépendance et de réaliser son souhait– être écrivain.

On pourrait évidemment décrire tous lesprotagonistes et tenter de résumer cettehistoire, ce très étrange roman deformation. Mais on courrait le risque de lefaire passer pour très compliqué, alors qu’ilest limpide à la lecture. Ce qui est frappant,c’est la lucidité du regard, la modernité desdialogues.

Comme la Française Dominique Rolinpour son premier roman, Les Marais, en1942 (2) – qui fut célébré par les plusgrands, prenant l’auteur pour un homme –,Carmen Laforet met au jour, sans détours,la violence des rapports familiaux, lalourdeur, la cruauté. Sans jamais proposerun jugement moral, ou une solution.

On est évidemment du côté de Marta,contre son demi-frère, curieusementamoureux de sa belle-mère mutique, contreson hystérique de femme, qui fait desscènes, surveille tout et en veut à la terreentière. Du côté de la révolte, de la vie, dela volonté d’inventer son avenir, contre leressentiment, la peur – celle de Pablodevant cette fille, à ses yeux trop jeune pourlui. Avec elle, on songe à fuir son île, etcependant, grâce à Carmen Laforet, cetteGrande Canarie devient inoubliable.

L’ÎLE ET SES DÉMONS(La isla y los demonios)de Carmen Laforet.Traduit de l’espagnol et préfacépar André Gabastou,Ed. Bartillat, 330 p., 20 ¤.

(1) Après sa mort, en 2004, les éditionsBartillat ont opportunément republié Nada.(2) Réédité chez Gallimard.

Jonathan Coe. GAUTIER DEBLONDE POUR « LE MONDE »

« Je déteste le roman politique » par Adam Thirlwell

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PARTI PRIS JOSYANE SAVIGNEAU

Chronique désenchantée de la Grande-Bretagnedes années 1999-2003, « Le Cercle fermé »entremêle brillamment l’intime et le politique

LITTÉRATURES

LE CERCLEFERMÉ(The ClosedCircle)de JonathanCoe.

Traduit del’anglais parJamila et SergeChauvin,Gallimard,546 p., 22, 50 ¤.

Page 4: A l’occasion du Festival d’Angoulême, DesLivresPÉTILLON/ALBIN MICHEL et une sélection d’albums. Dossier. Pages 6 et 7 MOZART LA SYMPHONIE DES LETTRES Deux cent cinquante ans

4 0123Vendredi 27 janvier 2006

LES CONTESDEMURBOLIGENde FrodeGryttenA Murboligen,un immeublepopulaired’Odda, uneville moyenne

de l’Ouest norvégien, les destins semurmurent à travers des cloisonsqu’on devine en papier à cigarette.On a beaucoup rêvé, ici. Certainstentent encore de forcer leurchance, comme Robert, dontla police n’a pas voulu et quirançonne un petit patron localpour au moins « enquêter surlui-même ». Peine perdue : la valiseest remplie de vieux journaux.Frode Grytten tient la chronique deces rêves câblés et immobiles. Lesprinces et princesses des Contes deMurboligen regardent le foot à latélé et sortent parfois pour boiredes bières. On raconte qu’Adam,un homme doux et maigre, adécidé de grossir pour prouver sonamour à une obèse. Mais ce n’estpeut-être qu’une rumeur. N. C. A.Traduit du néo-norvégienpar Céline Romand-Monnier,Denoël, « Denoël et d’ailleurs »,372 p., 22 ¤.

AMERICAN SON,de Brian Ascalon RoleyAvec ses tatouages, son crâne rasé,Tomas est l’adolescent terrible,fumeur de hasch, qui vend deschiens d’attaque à des gens richeset célèbres. Le narrateur, son petitfrère, Gabe, est le fils tranquille,celui qui ne pose aucun problème.Enfin, apparemment. Un jour, Gabefugue, et le piège se referme sur lui.Dans ce premier roman, l’auteurd’origine philippino-européenneBrian Ascalon Roley donne à voir lerêve américain et l’envers du décor– le racisme, la misère économique,morale et affective. Dans uneécriture qui se fait tour à tourviolente et angoissante, il donne àlire, sur fond de crise identitaire,les banlieues, et leurslaissés-pour-compte. E. G.Traduit de l’anglais (Etats-Unis)par François Happe,éd. Christian Bourgois, 266 p., 23 ¤.

Rencontre Alona Kimhi mêle humour et sensualité dans son deuxième roman, « Lily la tigresse »

Au pays des femmes

Burlesque et humour noir : la deuxième fiction traduite en français de Percival Everett

De la difficile réinsertion du ressuscité

LILY LA TIGRESSEd’Alona Kimhi.

Traduit de l’hébreupar Laurence Sendrowicz,Gallimard, 432 p., 21,90 ¤.

ATel-Aviv, elle hante les clubsbranchés, cigarette et vodka à lamain. A Paris, elle apparaît,blonde souveraine, vêtue d’un

costume pantalon élégant et sexy. AlonaKimhi est de ces femmes qui attirenttous les regards. Il y a chez elle quelquechose d’éminemment charnel – d’ani-mal presque. C’est en cela qu’elle ressem-ble à Lily, l’héroïne de son deuxièmeroman. A cette femme toute de chair –112 kilos – qui, au terme d’une vie déjàlongue, et même si elle n’a que 30 ans,se transforme en tigresse.

Alona Kimhi est bien plus mince quesa Lily. Un peu plus âgée aussi. Elle voitle jour en Ukraine en 1966. Un an aprèsla mort de son père, sa mère part pourIsraël. Alona Kimhi a 6 ans. Elle va vivredans ces quartiers pour nouveaux immi-grants – « pauvres, sales, sans grand inté-rêt ». Après l’armée, elle s’installe à Tel-Aviv. Elle est jolie. Devient actrice :« C’était la facilité. » Même si, ajou-te-t-elle sans trop s’étendre, elle a « beau-coup souffert pendant ces années ».

En réalité, Alona Kimhi a toujoursrêvé d’écrire : elle commence par deschansons – son mari est un musicienreconnu en Israël –, travaille pourdivers journaux, avant de participer àun concours d’écriture, et de le rempor-ter. La romancière Zeruya Shalev, alorséditrice chez Keter, l’appelle. Ce seraMoi, Anastasia, un recueil de nouvelles– que Gallimard devrait publier pro-chainement. Alona Kimhi y parle, entreautres, des couples à Tel-Aviv, de la viedes nouveaux immigrants, de personna-ges boulimiques – de tout, commeelle : « J’ai décidé tout de suite d’y allerhardcore, de me colleter avec la réalité. »Viendra ensuite Suzanne la pleureuse,superbe premier roman qui retrace lavie « grise et banale » d’une jeunefemme qui ne peut se remettre de lamort de son père (Gallimard, 2001).

Elle enchaîne avec un livre pourenfants, et de nombreuses pièces dethéâtre. C’est alors qu’elle découvreAngela Carter, en lisant Des nuits au cir-que : « J’étais fascinée par cet universgothique, féministe, et fantastique.Avant, rien que d’entendre le mot fantas-tique, je baillais d’ennui ! », s’exclamecelle qui, un verre de chablis à la main,revendique haut et fort son amour pourle glamour. « J’ai tout de suite voulu écri-re sur les tigres, l’univers circassien – c’estmon côté russe –, des hommes aussibeaux qu’impossibles à garder. Bref, deschoses qui semblent loin des préoccupa-tions de nombre d’auteurs israéliens. »

Pendant trois mois, elle se rend cha-que matin, « comme une zombie », àson studio, dans les beaux quartiers dusud de Tel-Aviv. C’est là qu’elle écrit,fumant cigarette sur cigarette, entou-rée des livres de Martin Amis et Don

DeLillo, de Shakespeare et d’Oscar Wil-de, et, aussi, de nombreux écrits fémi-nins et féministes – à côté de la remar-quable biographie de Sylvia Plath parAnne Sexton se trouve La Femme eunu-que, de Germaine Greer, un livre d’en-tretiens avec Susan Sontag jouxte LesMandarins, de Simone de Beauvoir.

Si Lily la tigresse est un livre fémi-niste – elle-même se considère commetelle –, c’est aussi un livre sur l’amouret son impossibilité, le désir et sa forcecréatrice. Un roman sur la quête d’iden-tité, et les métamorphoses : « Je croisque cela vient d’un profond désir de croirequ’un changement est possible. Qu’onpeut, non pas forcément devenir quel-qu’un d’autre, mais se développer, s’épa-nouir. » C’est pourtant aussi, ajou-te-t-elle, un livre « très désespéré sur lerenoncement ». Si Lily la tigresse est toutcela – et plus encore – il serait pourtant

réducteur de l’enfermer dans un carcanpar trop symbolique et conceptuel, carc’est avant tout un texte poétique.

Il est difficile de résumer ce romanfantastique et foisonnant. Disons quec’est l’histoire d’une femme, Lily, belletigresse en devenir qui, avec sa meil-leure amie, part pour un voyage sansretour aux pays des femmes, de leursexualité, de leur pouvoir retrouvés. Enlisant Lily la tigresse, on songe bien sûrà Angela Carter et à Virginia Woolf.Mais la jeune romancière emprunteaussi à l’univers russe, qu’elle mâtinede folie israélienne. Avec un humourdésespéré, et une sensualité qui frise lelyrisme, Alona Kimhi nous plonge auxorigines du monde et des femmes, cescréatures sublimes qui, aujourd’huiencore, se débattent sans cesse entremari, enfants, travail. a

Emilie Grangeray

ZOOM

Alona Kimhi, janvier 2006. CATHERINE HÉLIE

DÉSERT AMÉRICAIN(American Desert)de Percival Everett.

Traduit de l’anglais (Etats-Unis)par Anne-Laure Tissut,Actes Sud, 320 p., 22 ¤.

S i vous vous prenez la têteentre les mains, vous êtesdans un banal moment de

réflexion. Mais si cette tête vousreste entre les mains, délicate-ment détachée du reste du corps,vous êtes dans un roman de Per-cival Everett. Vous serez commeles personnages de cet inclassa-

ble écrivain américain, victime àvotre tour de sa grotesque effica-cité. Vous évoluerez alors dansun univers où des bébés lisentBarthes dans le texte pour frimer(comme dans Glyph, non traduiten français), tandis que les adul-tes sont teints au cirage pourparaître plus authentiquementnoirs que les Noirs des ghettos(comme dans Effacement [ActesSud, « Babel », no 721]). Bref,vous ferez partie d’un monde defoire et d’hystérie qui, malgré ougrâce à son absurdité, en dit longsur l’apparent réalisme de la vieet de l’identité normales.

A ce monde autant qu’au nôtreappartient Théodore Larue,héros de Désert américain, deuxiè-me fiction de Percival Everett tra-duite en français. Malgré son pré-nom (Théodore signifiant « donde Dieu »), ce Ted n’est pas uncadeau. Lui-même s’affliged’avoir tout raté, y compris samort, comme l’annoncent les pre-mières lignes du roman : « QueThéodore Larue fût mort étaitindiscutable. L’ironie de cette mortaccidentelle passa inaperçue puis-que nul ne savait qu’il était enroute vers son suicide quand il fut,disons, interrompu. » Accidentelle-ment décapité, la tête grossière-ment recousue par les croque-morts, le cadavre se redressedans son cercueil, vivant commeun diable lors de sa propre céré-monie funéraire, célébrée quel-ques pages plus loin. Ted est-ilglorieusement ressuscité ou vul-gairement recraché d’entre lesmorts ? La seule manifestationqui escorte ce retour spectacu-laire à la vie est la panique desuns, la ferveur hallucinée desautres. Mais le zombie au teintvermeil, quoiqu’aux couturesapparentes, est avide d’une réin-sertion sociale et affective sanspublicité. Impossible : l’œil desmédias et des mystiques est déjàsur lui.

Invraisemblable hérosVoilà donc Ted exposé dans

des interviews-spectacles, séques-tré par des fanatiques et traîné enplein désert d’Arizona pour unsanglant Carême. Si bien que cecurieux Lazare, chiffe molle danssa première vie, se découvre jus-qu’au-boutiste dans la seconde.

La transformation est rondementmenée par Everett, qui dote soninvraisemblable héros d’insonda-bles tourments psychologiques.Ted, peu à peu, devient le boucémissaire de ses compatriotes. Iln’aura pas été le seul, comme lelui révèle un certain OswaldAvery tandis qu’il erre dans ledésert. Ce savant a cloné unequarantaine de Christ, tous diffor-mes. Sa matrice : le sang retrouvésur la prétendue lance de Longin,ce soldat romain qui aurait blesséJésus en croix. Son but : reprodui-re la Résurrection. Placidement,le savant fou élimine un à untreize de ses messies dégénérés, àchaque fois dans l’attente du troi-sième jour. Un vrai pince-sans-rire, cet Avery : « Nous avonsemployé toutes sortes de méthodespour tuer nos Jésus. Je me demandesi, du coup, l’humanité a été sauvéetreize fois de plus. »

Plus que dans Effacement, Eve-rett réussit dans le burlesque etl’humour noir. Malgré le rythmeparfait des premières pages, l’in-trigue est parfois moins efficaceque dans ce précédent roman,enlisée dans le kidnapping loufo-que de Ted, expédient narratifdéjà utilisé dans Glyph. Restecette idée éminemment produc-tive d’un mort-vivant mal ficelé,humain trop humain rendu à lavie sans mission explicite, sinonde révéler à son insu les passionset crédulités contemporaines. Unzombie de papier, qui rappellecomiquement ce qu’écrivait Pas-cal sur la Résurrection : qu’elleest au fond moins incroyable quela naissance et la vie même, dontelle n’est qu’une reprise. a

Fabienne Dumontet

Rencontre La malice de Sami Michael

Chronique de HaïfaUNE TROMPETTE DANS LEWADI (Hatsotsra Bawadi)de Sami Michael.

Traduit de l’hébreu parSylvie Cohen, Calmann-Lévy,324 p., 20 ¤.

O ui, je suis libre ! » Pronon-cée par Sami Michael, laprofession de foi n’a rien

d’une phrase en l’air. Car au-delàdes mots, cet écrivain israélien afait de toute sa vie, autrement ditde ses actes comme de ses écrits,une ode à la liberté. De passage àParis pour parler de son dernierlivre, ce beau vieillard à l’œilmalicieux et à la lèvre gour-mande se vante même en riantd’habiter « un pays à un seul habi-tant, avec un parti unique quicomprend un seul membre ».« Patriote », cependant, et trèsconcerné par le sort d’un paysqui l’a adopté il y a bientôtsoixante ans, Sami Michael estsurtout rétif aux rôles imposéspar les passions et les haines duplus grand nombre. Pour y résis-ter, il plonge son lecteur dans unmonde peuplé non pas d’archéty-pes, mais d’individus, où les fron-tières imposées par l’histoire peu-vent parfois s’estomper.

Né dans la communauté juiveirakienne, en 1926, Sami Michaela très tôt participé à l’oppositionau régime en place, militant dansles mouvements clandestins degauche et écrivant dans la pressejusqu’à ce qu’un mandat d’arrêtl’oblige à quitter le pays (il serad’ailleurs condamné à mort parcontumace). Réfugié en Iran, iladhère au Parti communiste etsonge même partir en Union

soviétique, mais décide finale-ment d’émigrer en Israël, où ilapprend l’hébreu. « J’ai écrit enhébreu pour ne pas être rejeté,explique-t-il. Si j’avais écrit enarabe, ma langue maternelle,j’aurais été lu comme un Arabepar les juifs et comme un outsiderpar les Arabes. Et puis j’aime énor-mément la musique de l’hébreu. »C’est à Haïfa qu’il a passé l’essen-tiel de son existence, publiantonze romans et donnant réguliè-rement des points de vue à desjournaux. Et c’est là, aussi, quevivent les personnages de sonlivre, Une trompette dans le Wadi.

Le Wadi, c’est le quartierarabe de Haïfa, où l’auteur avécu de très longues années. Unendroit où, dit-il, les populationsse mêlent encore volontiers, cha-que jour de shabbat étant l’occa-sion de fêtes et de réjouissances.Huda, la jeune chrétienne, est lafigure centrale d’un récit à la foisdrôle, mélancolique, tempétueuxet finalement tragique, où semêlent juifs, arabes et chrétiens :l’amour de la jeune femme pourAlex, son voisin, un juif russe quijoue de la trompette, sera brutale-ment endeuillé par la mortd’Alex, enrôlé dans l’armée israé-lienne. Chronique d’un quoti-dien où la politique fait une intru-sion brutale dans l’existence desindividus (le roman aborde laquestion de l’entrée des troupesisraéliennes au Liban, en 1982),Une trompette dans le Wadi estun texte extraordinairementplein de vie, de verve et fort de samanière allègre de faire un piedde nez à la mort, même quandelle se présente à la porte. a

Raphaëlle Rérolle

LITTÉRATURES

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0123 5Vendredi 27 janvier 2006 5

Un adolescent devenu adulte trop tôt

La « vraie vie »Un formidable roman de François Bégaudeau en forme de montage littéraire

Premier de la classeMES FRÈRESde Jérôme d’Astier.

Seuil, 142 p., 14 ¤.

Depuis Les Jours perdus (1), sonpremier roman, Jérôme d’As-tier a fait sienne la voix de l’en-fance et de l’adolescence pour

en dépeindre tout autant les joies, lesbonheurs simples, les rêveries que lesdéchirures… Surtout, ce romancier sen-sible, à la prose ciselée, a choisi à cha-que fois, non sans risque, le « je » pourépouser au plus près les méandresd’une conscience à l’heure où se définis-sent les sentiments filiaux, amicaux ouamoureux. A ce titre Mes frères, son cin-quième livre, s’inscrit bien dans cettefiliation, cette fraternité pourrait-ondire de personnages qui portent tousen eux une soif intarissable d’aimer etd’être aimés.

Ainsi Marc, 17 ans, qui par amitiépour Eric a choisi de finir ses étudesdans une pension à la montagne. Là,dans ce monde replié sur lui-même,l’adolescent n’a pour se divertir que lesvirées au village, les parties de Risk etles facéties d’Eric, jeune homme effémi-né et provocant qui ne cache guère sonattirance pour les garçons. Un jourpourtant, un coup de fil inattendud’Etienne, son frère aîné, va romprecette morne quiétude. Emprisonné à lasuite d’un cambriolage, ce dernierréclame son aide pour veiller sur Lina,sa séduisante jeune femme, et Kevin,son tout jeune fils.

Partagé entre la joie et la fierté desecourir « l’ange taciturne de son enfan-ce », mais aussi la colère et l’inquiétudede le savoir coincé entre quatre murs,Marc, empli de troubles et d’interroga-

tions, gagne la banlieue parisienne. Etce en compagnie d’Eric, qui a vu là l’op-portunité, après une enfance marquée,notamment, par le départ mystérieuxde sa mère, la déchéance de son père,les placements en familles d’accueil, defuguer pour mener enfin la « vraie vie »dans les lieux interlopes de la capitale.

Une « vraie vie » qui va prendre unetout autre allure pour Marc, chargé degarder un œil sur la troublante et agui-cheuse compagne de son frère ; surMedhi, le dealer de shit de la maison-née à qui Eric offre son corps commeune « petite pute ». Et aussi chargé dejouer les pères de substitution auprèsde Kevin ainsi que les petits frèresmodèles lors de ses visites en prison.

Très vite pourtant, projeté dans ununivers sordide de déglingue, de dro-gue, de sexe et d’alcool, le jeunehomme va vaciller, sous le poids desresponsabilités et les tentations quoti-diennes qu’il repousse comme il peut.« Le bordel il était aussi dans ma tête etmon cœur. Je voyais venir quelque chosequi allait m’emporter, me dissoudre. Fai-re l’unité de sa personne… » C’est à celaqu’il va essayer de s’accrocher, vailleque vaille, jusqu’au jour où, vaincu, ilcommettra l’irréparable…

Touchante, maladroite, rageuse danssa volonté d’être à la hauteur d’ungrand frère aimé, idéalisé dans l’ab-sence et la solitude, la voix de Marc,adolescent devenu trop vite adulte,nous fait entendre aussi celle, auxaccents nouveaux, d’un romancier quin’a pas eu peur de lâcher ses phrases,pour offrir un récit d’une beauté âpre,sombre, violente. a

Christine Rousseau

(1) Verdier, 1995.

Il n’est pas nécessaire d’être né enAngleterre pour écrire des polars sobritish (Elisabeth George plongedans la Tamise sans quitter Los

Angeles des yeux), ni utile d’être arabepour se mettre dans la peau d’un Ahmedfou d’Allah (Jack Ali Léger tutoie lesbeurs au téléphone, depuis le boulevardArago). Ne pas être celui qu’on croit estle défi, le pied de nez et l’honneur de quise targue de courtiser le romanesque.Mais au nom de quoi un écrivain se pri-verait-il de son vécu ? On lui sait gréd’ensorceler le réel, de le transfigurerpour faire surgir l’évidence, des révéla-tions. Démasquer la mascarade sociale.

François Bégaudeau a été footballeurde haut niveau. En a-t-il tiré un récit àfaire rugir Bernard Tapie, une chroni-que sur le vif nous faisant respirer leseffluves de pelouses humides ? DansJouer juste (Verticales, 2003), c’est cal-quer la philosophie de l’amour sur la tac-tique du ballon rond qui l’inspira. Ilavait compris qu’un homme de plume sedevait de ne pas véhiculer ses acquis auras du gazon.

Gouffres culturelsComme vous et moi, François Bégau-

deau a dû croiser un jour un anciencamarade de lycée auquel il n’avait plusrien à dire et qu’il n’osa pas éconduire.Cette mésaventure lui souffla Dans ladiagonale, une impitoyable satire demœurs qui n’appartenait qu’à lui, à sondélire verbal, son désir de fiction.

Professeur de français dans un collègeparisien, il signe aujourd’hui un ouvragequi, pour être stupéfiant d’authenticité,n’en refuse pas moins le témoignage del’enseignant déboussolé par l’inculturede ses élèves, l’essai travesti en romancedésenchantée, l’analyse des états d’âme

de l’éducateur héroïque. Entre les mursest de l’anti-autofiction.

Les lecteurs des Cahiers du cinémasavent aussi que François Bégaudeaufait merveille pour épingler les films autableau noir. Et quiconque y avait lu sonéclairante analyse de L’Esquive, le filmd’Abdellatif Kechiche (dans le n˚ 592),comprendra mieux pourquoi il était sipertinent sur la façon dont, comme authéâtre, les beurs jouent la langue (deMarivaux, ou de leurs tchatches, pala-bres et joutes oratoires en halls d’immeu-ble). Entre les murs est un livre drôle etangoissant sur ces deux gouf-fres culturels qui séparentprofs et élèves, attisent lesmalentendus : le vocabulaireet la grammaire. Djibril, Fri-da, Alyssa, Ming, Abderham-mane n’entendent rien aupoint-virgule et au condition-nel, ignorent le sens desmots, accolent au verbe« émouvoir » des voyellesréfractaires. Sandra et Sou-maya font un souk auprès duprincipal parce que leur profles a traitées de « pétasses »(filles pas malignes qui rica-nent bêtement) et qu’ellescroient que c’est un synony-me de « prostituées ».

Qu’est-ce qu’on fait avecça ? Hurler qu’on en a marrede ces guignols, qu’on va enassommer un c’est sûr, qu’il n’y a rien àfaire putain que les laisser dans leurquartier pourri ? Ou faire un roman avecla langue des élèves, en se disant que lestyle « c’est tout ce qui n’est pas stricte-ment utile », et que l’exposé de Sandrasur L’Herbe bleue de Boris Vian a ducachet et donne envie de lire : «… alors

elle commence à délirer, truc de ouf, styleelle voit des machins qu’existent pas ettout, j’vous jure le vie d’ma mère c’est tropbien raconté. »

Bégaudeau croit aux valeurs de l’écolerépublicaine, improvise pour l’adapter àla diversité de ses élèves. Il refuse leroman à références, la littérature du pas-sé, et pose avec Entre les murs un jalonpour une littérature en devenir, inté-grant le réel ambiant, gestes et paroles,se gaussant de l’intime pour restituer cequ’il voit chaque jour : la classe.

Englués dans leur comportement« caillera », le crâneplanqué sous bonnetet capuche, les mômesont réponse à tout.Les profs sont à bout,dépassés par les dys-fonctionnements del’école et l’inutilité desexclusions. De cettepièce de théâtre quoti-dienne jouée dans unlieu où le bureau duprincipal se nommeGuantanamo, de cedialogue de sourdsqui frise le bras de ferentre communautés,Bégaudeau tire lemeilleur profit. Ce quiest beau, ici, c’est cequ’il fait de son sacer-doce malmené et des

saynètes copiées-collées comme sur levif. Entre les murs n’est pas un docu-ment, mais un montage littéraire assezjouissif dont on peut dire (euphémisme)qu’il est « vraisemblable ». A savoir,comme dit le prof : « C’est peut-êtreinventé, mais semblable au vrai. » a

Jean-Luc Douin

Rencontre Gil Jouanard rassemble des pages de ses Carnets

Mémoire de l’instant

fayardwww.editions-fayard.fr

«Les relations mère-fille, croquéesen une série d'histoires féroces :Claire Castillon fait mouche.»

Olivier Le Naire, L'Express

«On ne peut que céder au charmevénéneux d'Insecte. »

François Cérésa, Le Figaro littéraire

« Il y a du Dorothy Parkerdans cette Claire Castillon.»

Olivia de Lamberterie, Elle

Claire

Castillon

MOMENTS DONNÉS1965-1995de Gil Jouanard.

Phébus, 256 p., 19,50 ¤.

E st-ce un gourmand quisavoure l’instant ? Un as-cète attentif à l’expérience

intérieure ? C’est en tout cas unmarcheur endurant – 15 kilomè-tres par jour, en chantant à tue-tête –, un amateur de petitsmatins, un lecteur insatiable, uninterlocuteur affable qu’uneconversation au long courstrouve toujours curieux et dispo-nible. « Je suis, dit-il, boulimique,compulsif. Peut-être est-ce unehabitude d’enfant pauvre : jen’avais rien. » Difficile d’imagi-ner que ce « nomade » ait été unenfant mutique, contemplatif,« presque autiste ».

Toujours datées, les pages deCarnets (1965-1995), que GilJouanard a réunies dansMoments donnés, accompagnentles nombreux voyages où l’ontconduit des années d’actionculturelle (notamment au Centrerégional des lettres Languedoc-Roussillon). Un vaste « terroir »qui englobe Prague et Dublin,Séville et Budapest, et relie leMaramures, territoire des Carpa-

tes, à la Lozère de sa famillematernelle, dont il parle admira-blement.

L’écriture discontinue des car-nets lui convient, dit-il, « commepratique, pour saisir une pensée,un mouvement d’humeur ». Danscette « mémoire de l’instant » pas-sent des paysages, des moments,des expériences – comme lechoc, à 28 ans, de la découvertede Rilke, ou l’écoute passionnéede la musique. « Je suis un lecteurde Cingria, de Gracq, de Perros etde Larbaud qui ont écrit ce genrede textes inclassables : je me suisdit que ce n’était pas illégitime. Ils’agit rarement de confidences,mais plutôt des choses vues,vécues. »

Cadastre intimeDans ses trois derniers livres,

parus chez Phébus, Gil Jouanard(né en 1937) propose, sous desformes diverses, une sorte d’auto-portrait particulièrement vivant.Dans Un Nomade casanier(2003), récit « picaresque »,riche en péripéties, il évoquait lessiens : un père, « Ardéchois cœurfidèle », boulanger et résistant,une mère qui, bergère de 8 à16 ans, mène ensuite une vie« extravagante et aventureuse ».Et sa propre adolescence, entre

France et Allemagne, l’engage-ment dans l’éducation populaire,le théâtre, le journalisme…

« Dans ce livre, dit-il, je réglaisdes comptes avec l’école, qui a faitde moi un rebelle. Mais peut-êtreest-ce à cela que, finalement, je doisce délire de connaissances ? Cen’est pas par hasard que je suisdevenu encyclopédiste. » Le livrese terminait avec la mort de lamère, et le séjour en 1975 dansun lieu désert de l’Ardèche,refuge de réfractaires évoquédans Le Bois de Païolive (éd. FataMorgana 2005). « Quand lalibrairie du village voisin, LesVans, m’a invité, 200 personnessur 2 000 habitants sont venues :c’était leur bois. »

La Saveur du monde (2004),somptueuse promenade antholo-gique, est une sorte d’autobio-graphie intellectuelle. A l’influen-ce de René Char, dont Jouanarda été proche pendant plusieursannées, et qui a encouragé sesdébuts (« C’était un homme d’unegénérosité folle »), s’est substituéecelle de Jean Follain et de GastonBachelard.

Et celle de « regardeurs de hautvol », dont les textes révèlent unepuissante poésie de la matière :des naturalistes comme Jean-Henri Fabre, des géographes

comme Gaston Roupnel ou lesfrères Reclus, « Elysée, le commu-nard qui avait été déporté enNouvelle-Calédonie, et Onésime,dont le livre, intitulé Le Plus BeauRoyaume sous le ciel, était éditéchez Hetzel ».

Comme les Agendas de Fol-lain, les proses de Jouanardrenvoient au réel, à travers uncadastre intime. De Wang Wei,poète chinois de la dynastie desTang, il dit : « C’est le poète quim’a marqué le plus profondé-ment : il est capable, en très peu demots, sans faire appel à l’émotion,de donner, du grand Tout dumonde, une vision à la fois fulgu-rante et lente. »

Devant des paysages dans lebrouillard, qui évoquent destableaux de Claude Gellée, ou lamusique de Schubert – LeVoyage d’hiver –, Jouanard necesse de chercher l’harmonie dumonde. « C’est comme si je vivaisplus pleinement quand j’écris.L’écriture permet de transcenderune sorte de pudeur et de décou-vrir, de soi, des territoires ignorés.C’est une manière de se débordersoi-même : un peu comme la cou-leur, sur les images d’Epinal, en“bavant”, leur apporte du sens, ducontenu. » a

Monique Petillon

BREFSÉJOURPARMI LESHOMMESd’AlainJessua,Les Chiens,Traitement dechoc,Armaguedon…

les films d’Alain Jessua nousont habitués à des œuvresaussi troublantes qu’originales.Avec ce troisième roman, ilnous installe dans un univers

qui paraîtrait ordinaire, n’étaitla nature d’Arthur, le narrateur,mélomane autant que noirde plumage, dont la compagne,Rébecca, est une chattesiamoise. Arthur a quelquesaffinités avec Alberti, « flic[qui] ne parle pas beaucoup,a un regard aussi précis quecelui des rapaces ». Et cetteacuité est mise à l’épreuvedans un drame avec cadavredécouvert sur une plage.Rythme, don du dialogue,humour : voilà un roman noiret policier qui fait la part belleà la psychologie despersonnages. P.-R. L.Le Rocher, 180 p., 16 ¤.

LE TESTAMENT DE VÉNUS,d’Enzo CormannVénus, se présentant comme« ne manquant de rien pour quisait se passer de tout », est le filsde Lucie Fayard et de Driss BenShaab, ouvrier marocainassassiné. Portant le nom de samère, Félix Fayard auraplusieurs surnoms, celui-ci luivenant d’avoir lu un ouvragesur la mythologie grecque dansun hôpital psychiatrique. Enrédigeant son testament, il senomme tour à tour « leSoussigné » et « l’Artistegénéral ». Cette multiplicité depatronymes correspond auxfacettes de ce quinquagénaire

dont la vie se partage entre uneenfance vécue comme un petitDiogène, un séjour tumultueuxen Afrique, cinq années deprison, six mois de mariage, etune œuvre de peintre quiexpose dans la galerie l’Amusée.Faire son roman de la rédactiondu testament – avant suicide ?– est une forme de création peucourante. L’auteur la mène àbien en faisant de son récit,comme il est dit de l’œuvre deVénus, « une prothèse de vie ».La coulée des phrases donne àce sujet simple une originalitéque souligne la virtuosité del’écriture. P.-R. L.Gallimard, 222 p., 18,50 ¤.

ENTRE LES MURSde FrançoisBégaudeau.

Verticales, 272 p.,16,90 ¤.

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LITTÉRATURES

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6 0123Vendredi 27 janvier 2006

Le mystère et les ténèbres fontbon ménage avec le mondedes images. Dans la veine dutriomphe éditorial – et vrai-semblablement bientôt ciné-matographique – du Da Vin-

ci Code, l’ésotérisme et le fantastique ontété, en 2005, l’un des moteurs du succèsde la BD. Les éditions Jacques Glénatavaient donné le « la » en lançant il y acinq ans des séries ésotériques commeLa Loge noire, Le Triangle secret puis LeDécalogue, à laquelle succède un nouvelépigone, Le Légataire (1).

Ses concurrents dans la cour des« grands » de la BD, Soleil et Guy Del-court, Les Humanoïdes associés et, dansune moindre mesure, Casterman ou Dar-gaud Le Lombard, ont eux aussi fouilléd’obscurs ordres mystico-politiques,

exploré la piste de manuscrits disparusou enquêté sur des confréries secrètesdotées de pouvoirs multiformes.

Le genre n’est sans doute pas près dedisparaître, mais il doit compter avec leretour en force du réel, qu’il prenne laforme du reportage ou de la fiction(très) documentée. Pour le premier, LesMauvaises Gens, une histoire de militantsd’Etienne Davodeau (« Le Monde deslivres » du 18 novembre 2005) – déjàrécompensé par le Prix du public, celuide l’Association des critiques de bandesdessinées (ACBD) et de France-Info, etqui devrait être à nouveau adoubé àAngoulême – comme le tome 3 du Photo-graphe (2), font figure d’éclaireurs.

Pour la seconde, plusieurs albumsrécents témoignent de la volonté de laBD de raconter des histoires qu’il est

facile de mettre en parallèle avec l’ac-tualité. C’est le cas de Section financière(3), dans lequel un procureur se lanceaux trousses d’un oligarque russe soup-çonné d’avoir détourné 250 millions dedollars du FMI. C’est celui des Nou-veaux Tsars (4), qui met en scène un ins-pecteur chargé de surveiller le démantè-lement de bases nucléaires russes surfond de mafia moscovite et de rébelliontchétchène, ou encore du Chemin deTuan (5), qui retrace l’éducation politi-que d’un jeune Vietnamien, membred’une « Union des parias » regroupantdes activistes issus des colonies françai-ses, au cœur de ces années 1920 finale-ment pas si lointaines… Quant à la« petite histoire », celle à la fois immua-ble et changeante des relations au seindu couple et de la famille, la BD se nour-rit avec un certain bonheur de saconstante actualité. Le Quatrième Pas-sager (6) constitue un avatar réussi dupionnier Monsieur Jean, de PhilippeDupuy et Charles Berberian.

Le phénomène n’est pas neuf maisprend un relief particulier. « Certainesaventures de Tintin, notamment LeLotus bleu ou L’Affaire Tournesol, trai-taient déjà de la guerre sino-japonaise etde la guerre froide. Edgar P. Jacobs, dansSOS Météores, évoquait déjà le dérègle-ment climatique », souligne Benoît Pee-ters, écrivain et conseiller éditorial deséditions Casterman. « Dans les années1950, les éditeurs considéraient lesauteurs de BD comme de grands enfants.Aujourd’hui, on a affaire à des dessina-teurs et scénaristes qui vivent dans uneambiance de crise, d’infos et de filmscatastrophes, qui nous proposent desalbums très documentés », remarqueYves Sente, directeur du Lombard etscénariste (La Vengeance du comte Skar-bek, Les Sarcophages du 6e continent),qui a créé une collection spécifique,« Troisième vague », accueillant les BDaux accents contemporains, avec IRSou Alpha.

« Pilote faisait la part belle à l’actua-lité ; Pierre Christin et Enki Bilal, parexemple, ont parlé de la fin de l’URSS oudu franquisme, rappelle Philippe Oster-mann, directeur éditorial de Dargaud.Les auteurs se sentent plus libres dans laBD et il y a de plus en plus de lectrices,sensibles aux sujets sociétaux. Enfin, lesmédias s’intéressent à la BD et parlentdes œuvres qu’ils aiment. Ce qui ne signi-fie pas qu’elles se vendent mieux : ainsi,Riad Sattouf a cent fois plus d’articles depresse que d’exemplaires vendus ! »

Ces albums liés à l’actualité, souventde qualité, sont surtout plus « visi-bles » : « Les librairies générales s’inté-ressent désormais à la BD et mettent enavant ce type de livres, créant une deman-de chez les lecteurs que perçoivent les édi-teurs, analyse Sylvain Ynsergueix,gérant de la librairie spécialisée Impres-sions, à Enghien (Val-d’Oise). Nous nesommes plus seuls à défendre un ouvragecomme Les Mauvaises Gens. Mais il n’ypas beaucoup plus de titres de ce type. »

Pourtant, les éditeurs prennentdavantage en considération un certaintype de lecteurs de BD qui la tirent versle haut, ce qui n’empêche pas les« junk BD », concoctées à la va-vitepar des éditeurs désireux de surfer surle succès de Jean-Marie Bigard ou de

Mimi Mathy, ou d’une série comme« Lea Parker », en collaborant avecune filiale de TF1 ou de M6. « La BDest un des rares secteurs où la qualité sevend, contrairement au disque ou à latélé », veut croire Philippe Ostermann.« La BD est dans une vraie vitalité créati-ve, confirme Benoît Peeters. Mais cemédium ne se porte pas si bien que ça : sion enlève le dernier Astérix et les grossesséries mangas, la croissance devient illu-soire et la vie d’un titre est en récession.Pour les nouveaux auteurs et les nouvel-les tendances, cela reste fragile. »D’autant que le marché n’a pas encoresubi l’attaque des manhwas (BD coréen-nes) et, bientôt, des productionschinoises. a

Yves-Marie Labé

(1) De Franck Giroud, Joseph Béhé etCamille Meyer, Glénat, 56 p., 13 ¤.(2) D’Emmanuel Guibert, Didier Lefèvre etFrédéric Lemercier, Dupuis, 104 p., 19 ¤.(3) De Richard Malka et Andrea Mutti,éd. Vents d’ouest, 48 p., 9,40 ¤.(4) De Jean-Yves Delitte, Glénat, 48 p., 12 ¤.(5) De Clément Baloup et Mathieu Jiro,Seuil, 120 p., 18 ¤.(6) Les Colocataires : le quatrièmepassager, de Christopher et SylvainRunberg, Dupuis, 48 p., 9,50 ¤.

bulle

La 33e édition du Festival d’Angoulême consacre le retourdes thèmes d’actualité et confirme la montée en puissance des mangas

Quand la BD sort de sa

LES CŒURS BOUDINÉS,de Jean-Paul KrassinskyUn portrait sentimental de cinqjeunes filles un peu enveloppées– mais diablement séduisantes– victimes des préjugés deshommes. En cinq nouvelles,l’auteur dresse le constatdoux-amer d’une sociétécontemporaine obsédée par leculte de l’apparence. C. Q.Dargaud, 54 p., 13 ¤.

LES FILS D’OCTOBRE,de Nikolaï MaslovAprès le remarqué Une jeunessesoviétique (2004), NikolaïMaslov signe un recueilracontant la réalitéquotidienne de la Russiepostcommuniste. Entrel’absence d’avenir, lesblessures de la guerre enAfghanistan et le salut dansl’alcool, les personnages deMaslov décrivent, en uncrayonné de noir et blanc, uneRussie où seule la beautésauvage des paysages sembleépargnée par le désespoir.C. Q.Denoël Graphic, 96 p., 20 ¤.

PETITE HISTOIRE DUGRAND TEXAS, de GregoryJarry & Otto T.Violence, ségrégation etambitions personnelles : unehistoire sans complaisance del’Etat du Texas, de la conquêteespagnole à… 2035, année où il

ne reste plus que des Texans surla planète Terre « à jamaispacifiée ». Textes d’un humoursarcastique et politiquement trèsincorrect et graphisme étonnantoù se succèdent des personnagestraités en silhouettes sur fondorange. C. Q.Ed. flblb, 128 p., 12 ¤.

L’ÉLITE À LA PORTÉE DETOUS, d’Etienne LécroartL’auteur est un membre actif del’OuBaPo (Ouvroir de BDpotentielle), collectif d’auteurspratiquant une BD souscontraintes, dans la lignée del’OuLiPo (Ouvroir de littératurepotentielle). Ses héros, las deleur physique ingrat, se glissentau sens propre dans la peau depersonnages populaires etirrésistibles… Un albumstimulant par sa réflexion sur lanarration en BD. C. Q.L’Association, 48 p., 6 ¤.

LE SOURIRE DU CLOWN,de Brunschwig & HirnScénario ambitieux et complexe,cet album aux tons lumineuxconfronte des clownsquinquagénaires au monded’une cité HLM. Auteurs duremarqué Pouvoir des innocents,Brunschwig et Hirn confirmentleur volonté d’explorer la réalitésociale et politique. C. Q.Futuropolis, 64 p., 13,50 ¤.

HEMINGWAY, de JasonEt si Hemingway avait choisi labande dessinée ? Jason faitrevivre le Paris littéraire des

années 1920, entre le Dôme etla Closerie des Lilas. A unedifférence près : James Joyce,Scott Fitzgerald, Ezra Pound n’ysont pas écrivains mais auteursde BD… Une histoireinattendue, signée d’unNorvégien féru de dessinsanimaliers. C. Q.Carabas, 48 p., 12,90 ¤.

FRITZ HABER, (t. I, L’Espritdu temps) de DavidVandermeulenFritz Haber, chimiste allemandqui obtint le prix Nobel en 1918pour sa synthèse del’ammoniac, était aussil’inventeur d’un gaz de combatutilisé pendant la premièreguerre mondiale. Il participaensuite aux recherches d’IG

Farben qui aboutirent auzyklon B., utilisé dans leschambres à gaz des campsnazis. Premier tome de labiographie d’un homme partagéentre son ambition et sa judaïté,traité dans des tons sépias, à lamanière de photos abîmées parle temps. C. Q.Delcourt, 160 p., 17,50 ¤.

QUIMBY MOUSE,de Chris WareAprès avoir été révélé au publicfrançais grâce à Jimmy Corrigan,Ware concentre ici la richessedu graphisme américain dansun style très personnel, seréférant au dessin animé, auxréclames d’après-guerre et auxBD populaires. C. Q.L’Association, 68 p., 50 ¤.

GOGO MONSTER,de Matsumoto TaiyouHistoire de l’amitié de deuxcollégiens, le héros, MakotoSuzuki, et Yuki Tachibana, ungarçon qui parle seul et voit des« monstres », Gogo Monster estl’œuvre d’un des plus grandsauteurs de mangas japonais desa génération, qui est aussi l’undes plus européens des« mangakas ». MatsumotoTaiyou est aussi l’auteur d’Amerbéton, histoire de deux gaminsdes rues publiée par Tonkam.Amateur de mystère et demétaphores graphiques, cetadmirateur de Moebius et dePrado témoigne, dans ce récitsur l’irréversible perte del’innocence, d’une maîtrisefascinante des contrastes et des

ressources presque inépuisablesdu cadrage. Y.-M. L.Delcourt, 472 p., 29,90 ¤.

LE BOUDDHA D’AZUR,tome I, de Bernard Cosey« Porridge », un jeune Anglaisrésidant à Calcutta, s’enfuit dansl’Himalaya afin d’échapper à detristes études à Londres.Recueilli par des lamas, il s’initieaux rites du monastère ets’éprend de la cinquièmeréincarnation de Lahlh, unetulku. Cette rencontre, qui a lieuen 1963 alors que les troupeschinoises « libèrent » le Tibet,est racontée avec le trait préciset l’arc-en-ciel de couleurspropres à Cosey. Y.-M. L.Dupuis, « Empreintes », 64 p.,13,95 ¤.

UNE PETITE MORT, d’AlanMoore et Oscar ZaratePremier roman graphiqued’Alan Moore, écrit en 1991avant le fameux From Hell et LaLigue des gentlemenextraordinaires, Une petite mortdécline en quatre tableaux la viede Tim Hole, de 1954 à 1989.Publicitaire fêté aux Etats-Unis,de retour en Grande-Bretagne,avant Moscou, il ressasse lesépisodes de sa vie. Enfancemorne, milieu surfait, adultèreet divorce ponctuent ce récit auxcadrages explosés et aux colorissurvitaminés, où fantasmes etculpabilité jouent sur le clavierde la réalité. Une œuvre majeureaux multiples lectures.Seuil, 100 p., 18 ¤.

L’AFFAIRE DU VOILEde Pétillon,

Albin Michel, 56 p., 12,50 ¤,

Après s’être intéressé à la Corse(L’Enquête corse, vendu à 450 000exemplaires dont 10 000 en lan-

gue corse, selon son éditeur, AlbinMichel), après avoir raconté son enfancebretonne et catholique (Supercatho, avecFlorence Cestac, Dargaud), RenéPétillon aborde dans L’Affaire du voile(illustration ci-contre) un autre thèmed’actualité : l’islamisme en France. C’està nouveau Jack Palmer, son « privé » àchapeau mou, qui s’y colle. Chargé parune dentiste de retrouver sa fille Lucie,qui aurait à la fois adopté le voile et lenom de Yasmina Fatwa, Palmer enquêteà Belleville et à Mantes-la-Jolie. Il y ren-contre deux imams, un « libéral » et unfondamentaliste, découvre une idylle

entre leurs deux enfants, discute avec uncertain Saïd Asal, inspiré de Tariq Rama-dan. On sourit beaucoup, à l’instar desmusulmans à qui René Pétillon a fait lirel’album, entre deux rendez-vous avec unjournaliste algérien et celui d’une radiodu Moyen-Orient : « Ils estiment quec’est bien de traiter de cette manière unsujet qui n’est pas forcément drôle. »

Certains reprocheront à L’Affaire duvoile de n’être pas allé au bout de la criti-que, et de renvoyer dos à dos ses deuximams. « Je l’ai construit différemment deL’Enquête corse, trop de gags auraientcassé la narration, explique le dessina-teur du Canard enchaîné. Sur le propos,c’est vraiment ce que j’avais envie de dire :je montre clairement mes préférences. Et ilfaudra bien que libéraux et fondamentalis-tes se mettent d’accord. C’est mon souhaitmais mon optimisme est relatif : ce ne serapas facile. » a

Y.-M. L.

Le voile selon Pétillon

ZOOM

« Le Bouddha d’Azur », de Cosey. DUPUIS.

DOSSIER

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BORGIA, t. 2. LE POUVOIRET L’INCESTE,d’Alexandro Jodorowskyet Milo ManaraAvec Alexandro Jodorowsky auscénario, le dessinateur Manaradécrit l’histoire des Borgia etl’ascension du pouvoir papal parcette famille d’origine espagnole,aidée des conseils de Machiavelet un temps contrée parSavonarole. Le deuxième volumede cette saga – qui devrait encompter quatre – ne lésine passur les scènes de violence etd’orgies somptueusementdérangeantes, dont l’incesteentre César et Lucrèce ou ledépeçage d’un pauvre hère pardes chiens, au soleil du Colisée,ne sont pas les moindrestableaux de genre. Manara,auteur des aventures deGiuseppe Bergman (rééditéespar Les Humanoïdes associés),s’est notamment inspiré dechroniques romaines de cetteRenaissance italienneturbulente, les « burcados », etde ses repérages à la villa Borgiapour dessiner cet album dontles corps, les expressions et lesvêtures sont magnifiés par undessin et des coloris allant del’or au carmin et au bistre,époustouflants d’habileté.Y.-M. L.Albin Michel, 64 p., 12,50 ¤.

SLOW NEWS DAY,d’Andi WatsonUne jeune stagiaire américaine,Katharine Washington, doits’entendre avec le seul

journaliste du Mercury,quotidien local de la petite villeanglaise de Wheatstone.L’affrontement entre la jeunefille tout feu tout flamme et lelocalier bourru tourne à l’aigreavant de se pacifier. Chroniquepointilliste en noir et blancd’une relation jouant sur lesplans professionnel et privé, celivre du jeune Britannique AndiWatson (dont les ouvrages sontrégulièrement nominés aux

Eisner Awards américains) estun festival de dialogues et desituations pimentés par l’ironieet la tendresse. A lire, aussi,de la même maison d’édition,Peine perdue. La CanadienneCatherine Doherty y racontela quête de sa mère biologiquepar une jeune femme adoptée,à l’aide d’un trait efficacementminimaliste. Y.-M. L.Ed. Çà et Là, 160 p., 22 ¤,et 82 p., 16 ¤.

L’AIGLE SANS ORTEILS,de LaxAu début du siècle dernier,le Tour de France fait rêverles lecteurs de L’Auto, dontAmédée Fario, un colporteurqui a aidé à la construction del’observatoire du pic du Midien 1906 et 1907. Amédée rêvede s’offrir un Alcyon (« treizekilos d’acier et frein sur la roueavant »), mais un accident enmontagne qui lui a laissé lespieds gelés va l’obliger às’équiper d’orteils en bois dehêtre. Il courra quand même…Cet hommage de Lax auxpremiers « forçats » du Touret à ses thuriféraires(chroniqueurs, dessinateurs,photographes), dessiné avecélégance, parle aussi dehandicap, d’efforts, d’amouret d’amitié. Y.-M. L.Dupuis, 80 p., 12,94 ¤.

LE LOCAL, de GipiDes copains désireux de formerun groupe de rock dégottent unhangar qu’ils remettent à neuf.Entre famille méprisée, pèreslointains et filles frôlées,Giuliano et ses copainsréinventent l’adolescence. Déjàrécompensé par le prix Goscinnypour ses Notes pour une histoirede guerre (Actes Sud), le jeuneauteur italien Gipi, un desillustrateurs attitrés deLa Repubblica, est devenu ladernière coqueluche de la BD.Y.-M. L.Gallimard, « Bayou »,112 p., 15 ¤.

Al’automne 1997, les éditions BDBoum publiaient Faut-il brûlerles mangas ?, un ouvrage au titre

volontairement polémique signé dedeux spécialistes de la BD, Patrick Gau-mer et Rodolphe. Neuf ans plus tard, laquestion a perdu sens et acuité. Lemonde de la BD vit désormais en gran-de partie des mangas, ces recueilsvenus du Japon mais aussi de Corée oude Chine, au point que divers rapportsconsacrés à la BD évoquent un « neu-vième art » en voie de « mangalisa-tion ».

Détrônant l’édition jeunesse, la BDest le secteur éditorial qui a le plus pro-gressé en 2005. Avec environ 250 mil-lions d’euros de chiffre d’affaires et5 % du marché du livre, ses ventes audétail ont progressé de 2,5 %, selonLivres Hebdo du 20 janvier. GillesRatier, secrétaire général de l’Associa-tion des critiques de BD (ACBD), indi-que que 3 600 albums, parmi lesquels552 rééditions, ont été publiés en 2005.Epousant les habitudes de l’univers dulivre, les éditeurs de BD publient sur-

tout à la rentrée : de septembre ànovembre, 1 124 albums ont paru dont421 pour le seul mois de novembre !Mais parmi les 203 éditeurs, 17 d’entreeux éditent plus de 70 % des albums.

Fonds de commerceLa « mangalisation » se confirme.

Les mangas représentent 42,28 % desBD éditées en 2005 selon Gilles Ratier(36 % selon Livres Hebdo et 30 % selonles chiffres de GFK). On en a dénombré1 142 en 2005, soit cinq fois plus qu’en2000 (227 titres alors). Tous les grandséditeurs possèdent désormais leurfiliale (Glénat Manga, Kana pour Dar-gaud, Sakka pour Casterman, Tonkamet ses propres labels pour Delcourt,Soleil Manga pour Soleil, Kurokawapour Editis…), se sont lancés dans laBD (La Martinière, Albin Michel, LesHumanoïdes associés, Bayard…) ou enont fait leur fonds de commerce depuisleur création (Pika). Plus de 25 éditeurspublient des BD d’origine asiatique etles titres de la série Naruto (Kana) s’ins-crivent parmi les 30 meilleures ventes

de l’année. Il est vrai qu’un jeune surdeux de 9 à 13 ans, attiré par les sujets,le format et le prix, a acheté au moinsun manga en 2005.

En tête du palmarès des meilleuresventes d’album, on trouve toutefoisune BD franco-belge, le trente-troisiè-me épisode d’Astérix, le désolant Le ciellui tombe sur la tête (Ed. Albert-René),avec 1,3 million d’exemplaires vendusselon Livres Hebdo, 1,7 million selonGFK, qui précise qu’il se vendait35 albums par minute lors de sa misedans les bacs… L’Or de Maximilien,récente aventure de XIII (Dargaud), letalonne mais loin derrière, avec247 300 exemplaires, devant LargoWinch : la loi du dollar (Dupuis) avec225 300, Le Petit Spirou (178 800), LeChat a encore frappé (159 900), etc.

Enfin, selon les chiffres d’Edistat-Tite Live, les grandes surfaces spéciali-sées (Fnac, Virgin…) restent le princi-pal circuit de ventes (49 %) devant leshypermarchés (29 %) et les librairies(22 %). a

Y.-M. L.

Un secteur en voie de « mangalisation »Présidée par Georges Wolinski,

Grand Prix en 2005, la 33e édition duFestival international de la BD d’An-goulême doit avoir lieu du 26 au 29 jan-vier. En plus des « bulles » abritant leséditeurs, plusieurs expositions et ani-mations sont proposées.

Les principales sont consacrées àGeorges Wolinski, Guido Buzelli (LaRévolte des ratés, L’Homme du Bengale,Tex Willer…) et au Japonais KotobukiShiriagari. Diverses expositions ontété montées : « Capsule cosmique »,autour de ce magazine des éditionsMilan ; « De Pilote à Poisson Pilote »(les héritiers du magazine publiésdans l’une des collections-phares deDargaud) ; une découverte de la BDfinlandaise et de ses auteurs commeTerhi Ekebom, Aapo Rapi, KatjaTukiainen, etc. ; « Peurs du noir » quiréunit, sous l’égide d’Etienne Robial,des auteurs déjà rassemblés autour dufilm d’animation du même nom, com-me Blutch, Romain Slocombe, Loren-zo Mattoti, Michel Pirus ; une nouvellerencontre avec la BD africaine. S’y

ajoutent l’espace Manga et le concertde dessins, deux manifestations néesen 2005 et couronnées de succès, laprésentation du film Entre quatre plan-ches, conçu et réalisé par les Requinsmarteaux, et enfin de multiples rencon-tres avec des auteurs (Jeffrey Brown,Ben Katchor, Chantal Montellier, RalfKönig, Enki Bilal…).

Les éditions Dupuis font leur retourà Angoulême, en revanche plusieurséditeurs indépendants parmi les pluscréatifs (Atrabile, Rackham, L’Associa-tion, Fremok, Cornélius…) ont décidéde ne pas avoir de stand au festival,pour marquer leur désaccord avec lesconditions qui leur ont été faites (agen-cement des espaces, programmation).Réservations : www.ticketnet.fr et partéléphone : 0892-390-102 (8 euros lepasseport adulte/un jour ;19 euros/3 jours ; 4,50 euros lepasseport jeune 7-18 ans/un jour et10 euros les 3 jours ; gratuit pour lesmoins de 7 ans). Tarifs groupes :0820-20-68-28 ; comités d’entreprise :0825-840-701.

Pour la première fois, le 7 avril 2005,le tribunal de grande instance deParis a condamné un internaute

qui proposait gratuitement plus de2 000 albums, depuis son ordinateur. Ledisque dur a été confisqué et l’inter-naute condamné à payer 1 euro de dom-mages et intérêts, et une amende de1 000 euros. « Une action a aussi étéintentée contre Free, qui propose desforums de discussion par lesquels passentdes milliers de BD protégées par le droitd’auteur, indique Lore Vialle-Touraille,juriste au Syndicat national de l’édition(SNE). Notre but : montrer que ce fournis-seur d’accès sait très bien qu’il est possiblede télécharger des albums sur ces groupesde discussion. Nous voulons que sa respon-sabilité soit mise en cause. »

Les principaux éditeurs suivent actuel-lement de près les risques de contagiondes téléchargements « pirates » de musi-ques et de films. Le Syndicat national del’édition (SNE) informe son groupe BDdes actes de contrefaçon susceptibles deporter atteinte à leurs droits. « Les édi-teurs nous ont confié un mandat afin quenous déposions plainte pour contrefaçonde BD sur Internet, si nécessaire et si l’inté-rêt collectif est en jeu », poursuit LoreVialle-Touraille.

Les éditeurs sont vigilants, mais lapanique n’est pas à l’ordre du jour. « Le

risque est réel mais limité, tempère LouisDelas, directeur général de Casterman etprésident du groupe BD au SNE. Lesbédéphiles sont attachés à l’objet livre. Orimprimer un album en quadrichromieaprès l’avoir téléchargé coûte cher, et lerésultat n’est pas de bonne qualité. » Ledanger est plus grand avec les mangas« plus faciles à scanner car imprimés ennoir et blanc et lus par des lecteurs trèsbranchés sur l’informatique. Les adeptesde mangas sont aussi moins soucieux del’objet livre », précise M. Delas. « Les lec-teurs préfèrent lire un livre broché ; il estcertes possible d’imprimer un roman aprèstéléchargement, mais je ne crois pas que cesoit une pratique très répandue. Et lalecture directe sur écran reste assezennuyeuse », confirme Philippe Oster-mann, directeur éditorial de Dargaud.Seule obligation pour les éditeurs : fairecomprendre qu’un album a un prix etque la gratuité reste un leurre. « Les mai-sons de disques n’ont pas réfléchi à une poli-tique sur la durée. Aujourd’hui, comme iln’existe plus de référence en matière deprix, les consommateurs attendent qu’ilscontinuent de baisser, analyse M. Oster-mann. A nous de nous montrer exigeantssur le contenu de nos albums, insiste-t-il.Nous nous devons de fabriquer de bonslivres et ne pas jouer sur les prix. » a

Christophe Quillien

ZOOM

Imageextraite de« GogoMonster »TAIYOU

MATSUMOTO/

SHOGAKUKAN INC.

(TOKYO)

Le spectre du piratagepar Internet

Le programme

DOSSIER

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On ne prête qu’aux riches. Fêtant com-me il se doit ses 80 ans, l’hédonistesir Thomas Beecham (1879-1961),chef inimitable pour son sens narratifet son engagement d’une subjectivitéinouïe, recevait du monde entier des

messages de congratulations de ses confrères com-me de mélomanes anonymes, quand, l’heure filant,il s’impatienta : « Toujours rien de Mozart ? »

Plus que les spéculations sur le crâne du com-positeur, prétendument identifié – mais la fosseoù le corps fut jeté en décembre 1791 ne fut locali-sée qu’en 1855 ! – et déposé en 1902 au Mozar-teum de Salzbourg, voire sur le cerveau du compo-siteur, comme si le siège du génie pouvait livrerau neurologue les secrets qu’on ne peut laisser à

la responsabilité d’un dieu hypothétique, l’anec-dote révèle la fascination inentamable qu’exercele musicien autrichien, devenu, depuis la pièce dePouchkine, Mozart et Salieri, qui met en scène lajalousie qui conduit l’aîné à empoisonner le cadet– on connaît la fortune durable de l’accusation –,l’incarnation du scandale de l’élection divine.

Lui ne profita guère de ce statut de « génie »dont l’ère romantique para le créateur, en margedes règles sociales et des allégeances qui confi-naient jusque-là l’artiste à la domesticité despuissants.

Né il y a juste 250 ans, à Salzbourg, le 27 jan-vier 1756, septième et dernier enfant de Léopoldet d’Anna Maria Mozart, le jeune Wolfgang a toutde l’enfant prodige. A 5 ans, il signe sa première

composition, un menuet en sol qu’il joue au clave-cin, peu avant de se produire en public pour lapremière fois. Munich et Vienne l’accueillent dès1762, et l’année suivante une première tournéeeuropéenne le conduit à Bruxelles, Paris, Londresbientôt, où la famille se fixe plus d’un an – c’est làque l’enfant se lie d’amitié à Johann ChristianBach. Mais pour un Grimm qui salue un « vraiprodige », combien ne voient en lui qu’un phéno-mène, voire une attraction foraine…

Conscients de la difficulté d’enfermer en unseul volume toutes les informations comme tou-tes les approches de ce météore dont la trace n’enfinit plus de séduire, les douze spécialistes réunissous la houlette de Bertrand Dermoncourt, direc-teur de la revue Classica/Répertoire et responsablede collection chez Actes Sud, ont choisi la modes-tie et la sobriété. Ici pas de surenchère dans ledithyrambe. Juste une pédagogie sûre qui fait decette somme un outil aussi adapté à l’initiationqu’une mine pour approfondir l’œuvre et l’intelli-gence de ce « moment Mozart » dont la postériténe cesse d’interroger le persistant mystère.

Héritage littéraireQu’on y cherche les aînés fameux du musicien

(Händel qu’il admire et réorchestre, Haydn biensûr, Pergolèse dont l’écho du Stabat Mater hantele Lacrimosa du Requiem), ceux qui croisèrent laroute du musicien, du terrible archevêque de Salz-bourg, Hieronymus Colloredo, au pape Clé-ment XIV ou au librettiste Lorenzo Da Ponte,qu’on se penche sur les œuvres – en marge desnotices sur telle messe ou tel quintette, le catalo-gue chronologique établi par Ludwig Alois Ferdi-nand von Köchel (le fameux K qui ordonne lescompositions du maître), publié en 1862, est judi-

cieusement livré en annexe –, qu’on s’intéresseaux rôles lyriques (Dorabella ou Leporello, Saras-tro ou Chérubin), aux interprètes (Haskil, Fran-cescatti, Fricsay, Walter ou Perahia, Bartoli aussi)ou aux musicologues et autres essayistes (AlfredEinstein, Jean-Victor Hocquard, mais aussi Sig-mund Freud ou Norbert Elias), ce Tout Mozartest aussi informé qu’élégamment écrit.

Si l’héritage littéraire de la figure de Mozart estévidemment en bonne place (de Hoffmann àNietzsche, de Kierkegaard à Burgess, de Jouve àChar ou Bonnefoy, jusqu’à Christian Gailly), onretiendra l’ambition d’entrées moins attendues(« Jazz », « Ironie », mais aussi « Dieu » ou« Voix ») comme l’intelligente réflexion sur leslangues employées et servies par le musicien.Divin, galant, marginal, incompris enfin, avantd’être tenu pour unique, Européen majuscule etcréateur absolu, Mozart est dans ce kaléidoscopeautant un être humain qu’un prodige. La gageuren’est pas mince. a

Philippe-Jean Catinchi

TOUT MOZARTSous la direction de Bertrand Dermoncourt.

Ed. Robert Laffont, « Bouquins », 1 152 p., 29,50 ¤.

Signalons l’hommage de sept essayistes àGoethe, Pouchkine, Mörike, Kierkegaard, Holan,Bachmann et Bernhard, tous inspirés par lecompositeur (Sept écrivains pour Mozart, éd.Laurence Teper, 96 p., 10 ¤) ; et, mieux qu’unecuriosité, l’édition commentée du manuscritautographe de Don Giovanni, assumée par GillesCantagrel, Emmanuel Reibel et Catherine Massip(BnF/Textuel, 128 p., 50 ¤).

La fascination

MozartSuzanne Johnston, la Dorabella de « Cosi fan Tutte », lors du festival de Glyndebourne (Angleterre, 1991) GÉRARD UFERAS/RAPHO

LETTRES DES JOURSORDINAIRES 1756-1791Choisies et présentéespar Anne Paradis.

Traduites par Bernard Lortholary,Fayard, 600 p., 25 ¤.

On n’a cessé d’écrire sur Mozart,mais s’est-on assez penché sur cet-te autre écriture que dévoile sa cor-

respondance ? Son naturel, son goûtpour les facéties comme sa liberté deton, sa vivacité théâtrale comme la crudi-té de son vocabulaire, les pirouettesenfin qu’il exécute pour prendre congé,signature et post-scriptum, quand il ces-se d’être un « fils très-obéissant », enfont un épistolier de premier rang.

Depuis la monumentale entreprise deGeneviève Geffray, qui annota et tradui-sit l’impressionnant corpus, édité parBauer, Deutsch et Eibl (Bärenreiter,1962-1975) – Correspondance, Flamma-rion, « Harmoniques », 7 vol., 199 ¤ –corpus remis en vente dans son intégrali-té, on peut mesurer ce qu’ont de « bien-faisantes pour tous » ces lettres quienthousiasmaient Zweig, Romain Rol-land (« Quand une fois on les a lues,Mozart reste votre ami pour toute la duréede la vie ») ou Hermann Hesse (« Unepossibilité nouvelle et attrayante de péné-trer dans cet esprit singulier, unique, quenous ne comprendrons jamais en entier etqu’il nous est aussi naturel d’aimer que lalumière et le printemps »).

Des quelque 1 200 lettres rassembléessur la période 1756-1791 et signées tantde Wolfgang que de son père, de sa

mère ou de sa sœur, et les 400 écritesensuite par Nannerl et Konstanze, la veu-ve du musicien, on découvre le quoti-dien d’une famille qui écrit pour infor-mer et délivrer un message destiné àêtre rendu public, tout en préservantune sphère intime, d’autant plus tou-chante qu’elle s’affranchit de la censure,quand Wolfgang libère son penchantpour l’espièglerie grivoise, voire scatolo-gique, et son goût pour le non-sens.

Que l’ensemble soit lacunaire n’empê-che pas de goûter le style singulier deMozart, son amour des idiomes, descalembours et de la création langagière,son sens de la caricature et sa tendanceau persiflage ; de trouver les indicesd’une esthétique propre (considérationssur la théâtralité, l’interprétation) com-me d’une morale souriante, blasphéma-toire même (en post-scriptum d’une let-tre adressée à son père, fin 1777 : « Jereconnais du fond du cœur tous ces péchéset ces écarts, dans l’espoir ferme et la réso-lution d’amender toujours plus la vie disso-lue que j’ai commencé à mener. C’est pour-quoi je demande la sainte absolution, sielle peut s’obtenir facilement ; sinon celam’est égal, car le jeu continuera. »)

La nouvelle anthologie que proposeAnne Paradis, dans une traduction inédi-te, offre une alternative pour le lecteurcurieux d’écouter ce Mozart méconnu,mais effrayé par la somme de Flamma-rion. La composition habile comme laprésentation vive et particulièrementmilitante de ces Lettres des jours ordinai-res sera un atout supplémentaire pourimposer Mozart en toutes lettres. a

Ph.-J. C.

De nombreuses rééditions

Du « divin Mozart », Goethe, quine le rencontra jamais adulte,prédisait que la « force créatrice

[n’allait] pas devoir être tarie et consom-mée de sitôt ». Pour le célébrer, MaxGenève a choisi de le faire cohabiter,par le truchement du roman, avec unpersonnage imaginaire, Cornélius Pap-pano, musicologue auteur d’une bio-graphie qui retient surtout les derniè-res années de la vie du compositeur.Au cours d’un colloque, il rencontreSara Nacht, qui préfère « la compagniedes livres et des partitions à celle de sessemblables ». Il en est amoureux et sou-tient la polémique que suscite sonessai sur la mort de Mozart, dont lescirconstances restent mystérieuses.

Rien de plus risqué que cette formeromanesque. Genève la maîtrise en fai-sant de la vie de Mozart et de celle dePappano un récit d’une parfaite unité.« Je mets ensemble les notes quis’aiment », disait Mozart. C’est ainsique le romancier relie, avec une bellevirtuosité d’écriture, hier et aujour-d’hui, qu’il nous passionne par sonérudition et nous fait partager sonamour de Mozart sans oublier l’hu-mour. Une excellente ouverture auxcélébrations (Mozart, c’est moi, Zul-ma, 288 p., 16 ¤).

La meilleure, versant transalpin,puisque nos voisins italiens célèbrentaussi Mozart avec le plaidoyer de RitaCharbonnier pour la trop caricaturéeNannerl, dont le parcours échappesoudain aux biographes du frère tropbrillant pour ne pas la renvoyer dansl’ombre. Une réhabilitation romanes-

que attendue par ceux qu’avait séduitsle décapant portrait humoristiquequ’en brossait dès les années 1970Marie-Paule Belle dans « Wolfgang etmoi ». Traduite par François Mas-pero, La Sœur de Mozart paraît auSeuil le 13 avril, mais on peut d’ores etdéjà suivre la réinvention romanesquetentée par Enzo Siciliano, qui lui valutle prestigieux prix Strega en 1998 etque les bienfaits de la commémora-tion actuelle – comme quoi il peut yen avoir – offrent au lecteur français :Les Beaux Moments mise sur un mon-tage de documents, souvenirs, notes etrécits, fragments de journal ou missi-ve « lue et aussitôt détruite », pourapprocher un Mozart saisi dans sonmilieu familial comme dans le cadre siétouffant de la domesticité de l’arche-vêque Colloredo, et se joue de la chro-nologie et des lieux, naviguant libre-ment entre 1778 et 1829 comme entreVienne, Salzbourg, Linz ou Mann-heim, en dix-huit chapitres dont, aucœur du dispositif, un éloge mémora-ble du cor de basset et de sa saisissan-te détresse (traduit de l’italien parThierry Laget, éd. du Rocher, 264 p.,19,90 ¤).

« Tu plais à trop de gens »On attendra les épisodes à venir –

très vite : un par mois ! – pour éva-luer le projet romanesque que Chris-tian Jacq consacre à Mozart : le pre-mier des quatre volets, Le GrandMagicien (éd. XO, 400 p., 21,90 ¤)donnant le ton d’une vision centréesur l’adhésion du compositeur à la

franc-maçonnerie, dont la matriceégyptienne sert de pont entre la veineclassique de l’archéologue devenu cou-tumier du best-seller et le mondemozartien, de Thamos à La Flûte…

L’option de cet autre champion delibrairie qu’est Eric-EmmanuelSchmitt est autrement personnelle.Comme le confesse d’entrée le titre del’ouvrage : Ma Vie avec Mozart(Albin Michel, 180 p. + 1 CD,22,90 ¤). « Confession » est le termequi convient quand l’auteur entendraconter sa tumultueuse passion pourun compositeur qui lui sauve la vie, à15 ans, quand il se voit choisir la mortlente et hygiénique de Sénèque, dontla vie s’écoula, veines tranchées, dansla moiteur du bain, jusqu’à ce quel’air de la Comtesse, à l’acte III desNozze, entendu lors d’une répétition àl’Opéra de Lyon l’arrache à son projetmorbide, promesse d’inépuisableconsolation.

Dire aussi sa culpabilité d’avoirméconnu aussi cette grâce trop parta-gée pour être avouable : « Pardonne-moi, j’ai cédé au snobisme. Tu plais àtrop de gens (…). Ne permettant pas àune étroite communauté d’élus de sereconnaître et de se distinguer des mas-ses, tu n’es pas assez élitaire, Mozart,désolé. » Reste que l’aveu si simplequ’à écouter Mozart on puisse croireque l’homme mérite d’exister justifiece portrait de l’écrivain en mélomanereconnaissant, que l’impeccable CDqui l’accompagne rend contagieux lebesoin de dire merci. a

P.-R. L. et PH.-J. C.

L’épistolier « bienfaisant »Un personnage de romans

« Je mets ensemble les notes qui s’aiment »disait-il. De nombreux ouvrages saluentce compositeur génial né il y a 250 ans,le 27 janvier 1756, à Salzbourg.

Cascade de reparutions, plus ou moinsmises à jour, avec, à tout seigneur touthonneur, le pionnier et monumentalWolfgang Amadeus Mozart, de Theodorede Wyzewa et Georges de Saint-Foix, de1936 (éd. Robert Laffont, « Bouquins »,2 vol., 1880 p., 36,59 ¤) ; Mozart aimé desdieux, de Michel Parouty (Gallimard,« Découvertes », 192 p., 13,90 ¤) : uneinitiation idéale parue en 1988 – l'édition2006 bénéficie d'une entrée en scène dePatrice Chéreau et de Natalie Dessay, etoffre les conseils d'une DVDthèquedésormais indispensable. Certains titreschangent d'adresse : ainsi Mozart. Cheminset chants, d'André Tubeuf, paru chezArthaud en 1990 (Actes Sud/ Classica, 240p., 18 ¤) ; 1791. La dernière année deMozart, de H. C. Robbins Landon (Lattès,1988), reportage aussi minutieux quepassionnant par un mozartien émérite,codirecteur naguère d'un DictionnaireMozart (Fayard, 324 p., 20 ¤) ; Mozart, deMarcel Brion : l’élégante vision d'unacadémicien germaniste et humaniste(Perrin, 416 p., 22,50 ¤). A signaler encorele retour de l'album paru pour lebicentenaire de la mort du musicien, Sur lespas de Mozart, de Jean des Cars et FrédéricPfeffer (Perrin, 144 p., 32 ¤) et le récit légerd'Eve Ruggieri sur Mozart. L'itinérairelibertin (éd. Michel Lafon, 286 p., 18,50 ¤).

MUSIQUE

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COMMENT HITLER A ACHETÉLES ALLEMANDSLe IIIe Reich, une dictatureau service du peuple(Hitlers Volksstaat)de Götz Aly

Traduit de l’allemand par Marie GraveyFlammarion, 374 p., 25,50 ¤.

LES ARCHITECTESDE L’EXTERMINATIONAuschwitz et la logiquede l’anéantissement(Architects of Annihilation)de Götz Aly et Suzanne Heim

Traduit de l’anglais par Claire Darmon,Avant-propos de Georges Bensoussan,Calmann-Levy/Mémorial de la Shoah,432 p., 25 ¤.

Comment se peut-il que les Alle-mands aient, à différentsniveaux, ignoré, voire commisdes crimes de masse sans précé-

dent, en particulier le génocide desjuifs d’Europe ? La question, âprementdébattue, sous-tend deux ouvrages quiparaissent coup sur coup en traduc-tion française.

Comment Hitler a acheté les Alle-mands, publié en Allemagne en 2005,a pour auteur l’historien allemandGötz Aly, qui est, à 59 ans, l’un de ceuxqui contribuent le plus à renouveler lesétudes sur la Shoah. Au centre de sonanalyse, il y a l’idée que l’appareild’Etat nazi s’employa à « acheter cha-que jour l’approbation de l’opinion, ou,à tout le moins, son indifférence ». Pouratteindre cet objectif, on fit supporterl’essentiel de la charge de l’impôt auxcouches aisées de la population : lesouvriers, la plupart des employés etfonctionnaires allemands ne payèrentpas un sou d’impôt de guerre direct jus-qu’au 8 mai 1945. Le régime nazi neput alléger les charges des plus dému-nis qu’en imposant des frais d’occupa-tion croissants aux populations despays envahis. La plus notable des stra-tégies élaborées à cette fin fut la spolia-tion des juifs. Les recettes supplémen-taires qui en découlèrent – près de10 % des recettes courantes du dernierbudget d’avant-guerre – représentè-rent une bouffée d’oxygène pour leReich, qui put ainsi amadouer sesadministrés. En somme, « une politi-que de corruption sociale permanenteconstitua le ciment de la cohésion inter-ne de l’Etat populaire hitlérien ».

La contrepartie du bien-être de lapopulation allemande fut donc ungigantesque transfert de richesses àsens unique opéré par une guerre pré-datrice et raciale. L’Europe devint le ter-rain de razzias ouvertement encoura-gées par Hitler et Göring. Les soldatsde la Wehrmacht dévalisèrent littérale-ment les pays dans lesquels ils tenaientgarnison. Si l’Ouest subit un pillage enrègle, l’Est fut soumis à une exploita-tion féroce. Les difficultés rencontrées

pour bien nourrir les Allemands accélé-rèrent la spoliation, puis le meurtre desjuifs. La spoliation fonctionna commeune technique de blanchiment d’argentavec un but identique partout : le finan-cement allemand de la guerre. Götz Alyestime dès lors que « la Shoah resteraincomprise tant qu’elle ne sera pas analy-sée comme le plus terrible meurtre préda-teur de masse de l’histoire moderne ».

« Existence-fardeau »Les Architectes de l’extermination, que

Götz Aly a cosigné avec sa compatriotela journaliste Suzanne Heim en 2002,développait déjà, sous un angle diffé-rent, cette thématique. Il établit que lesnazis bénéficièrent du concours d’uni-versitaires et d’administrateurs profes-sionnels dont beaucoup poursuivirentaprès 1945 de brillantes carrières. Statis-ticiens, agronomes, démographes, ces« architectes de l’extermination », quin’étaient pas nécessairement destenants de l’idéologie national-socialis-te, profitèrent de la liberté d’action

maximale qu’elle leur offrait. La politi-que de modernisation qu’ils appelaientde leurs vœux s’accommoda et, dansune large mesure, fit le lit de la politi-que d’extermination. Au lendemain dela Nuit de cristal du 9 novembre 1938où pogroms et pillages se multiplièrentsur le territoire du Reich, l’Etat alle-mand tourna le dos à l’antisémitismede rue et de foule pour déléguer sa« politique juive » aux institutions étati-ques, la plaçant entre les mains d’ex-perts de toutes sortes. En développantla notion d’« existence-fardeau » ou de« bouches improductives » à propos demillions d’êtres, en les rayant de leursplans d’avenir, en suggérant qu’ilssoient « transférés », ces technocratespréparèrent la voie à la création d’unetable rase par la force militaire et la vio-lence policière. Cette pente criminelles’accusa avec la guerre contre la Polo-gne où les experts en planification trou-vèrent un terrain d’essai pour leursidées. Il devint clair que l’on ne résou-drait pas la « question juive » par les

mesures de terreur utilisées jusqu’alors,l’expropriation et l’émigration forcée :les camps d’extermination parachevè-rent l’évolution en cours depuis 1938.

On pourra difficilement dorénavantignorer les dimensions économiques etsociales mises au jour par Götz Aly etSusanne Heim. Reste une question queGeorges Bensoussan soulève dans sonavant-propos : les démonstrations desarchitectes de l’extermination invali-dent-elles le fait que la logique antisémi-te ait été la racine profonde du meurtredes juifs d’Europe ? En d’autres termes,les données économiques et socialeschangent-elles quoi que ce soit à lanature idéologique de la persécutiondes juifs ? a

Laurent Douzou

Signalons aussi la parution de Struthof.Le KL-Natzweiler et ses kommandos :une nébuleuse concentrationnaire desdeux côtés du Rhin, 1941-1945, deRobert Steegmann (La Nuée Bleue, 494p., 25 ¤).

Deux études de l’Allemand Götz Aly éclairent d’un jour nouveau le fonctionnement du IIIe Reich

Mécanique du nazisme

Le rire des forçats dans les chaînes

Ils marchent cinq ou six semainesd’affilée. L’itinéraire le plus dur, deRennes à la Méditerranée, s’étend

sur 800 kilomètres. Dans les monts duBeaujolais, en particulier, il en meurt àchaque fois un bon nombre. Les ferspèsent une vingtaine de kilos, entravantla marche des hommes attachés deuxpar deux, reliés les uns aux autres par« cordon » de 26 ou de 30. Plusieurscordons constituent « la chaîne » :quelques centaines de forçats traversantle pays, sous les coups et les pluies, devillage en village. Ceux qui ne peuventplus marcher, s’ils ont survécu auxcoups de gourdin, suivent en charrette.

L’organisation de cet extraordinairechâtiment est née sous Colbert. Pouractionner les 40 galères du roi,10 000 rameurs étaient nécessaires.Comment assurer le transport descondamnés jusqu’à Marseille ? La« chaîne » se révéla le moyen le plusspectaculaire, en même temps que leplus sûr et le plus économique. Assezvite, on dut contrôler la longueur desétapes, les rations alimentaires, ladureté des gardiens, afin qu’il reste, àl’arrivée, des galériens corvéables plutôt

qu’un ramassis d’exsangues etd’éclopés. Cette « horreur légale »de l’Ancien Régime, un instant aboliepar la Révolution française, fut rétabliedès 1792.

L’institution allait même sedévelopper. Les galères abolies,de nouveaux bagnes s’ouvrent. La« chaîne » continua donc de plus belle,sous l’Empire et la Restauration, pourne s’éteindre, avec l’arrivée desfourgons cellulaires, qu’en 1836.Sylvain Rappaport scrute dans lesmoindres détails ces quatre décenniesd’administration minutieuse. On sauratout, en lisant cette enquête :recrutement des « argousins » – lesgardes chargés de surveiller le convoi –,rôle du serrurier et du chirurgienaccompagnateurs, fournitures de pain,de foin, de toile ou d’abri aux étapes,ressources qu’en tire le commerce local,profits des entreprises chargées parl’Etat d’organiser ce périplespectaculaire.

Car il s’agit, aussi, d’un spectacle.Dans la cruauté sordide et tatillonnequi expose les condamnés sur chaqueplace publique, la volonté d’édifier le

peuple est centrale. On pouvait croirequ’était révolu, dans les années 1800,« le temps des supplices » (1). Onpouvait penser que s’était entièrementmis en place l’univers carcéral modernedont Michel Foucault, dans Surveiller etpunir, a éclairé la naissance. Ondécouvre, avec ce livre, que la chaînedes forçats fut la dernière grande miseen scène du châtiment corporel.

Tout au long d’une tournée nationaleritualisée, le corps de ces hommes jugésinfâmes est ferré, marqué, lié, exposé,mis à nu, fouillé. Durant tout le trajet,les forçats ne se lavent ni ne sechangent, doivent se soulager enmarchant, macèrent dans leursexcréments, sont soumis à des fouilleset vexations sans nombre. Qu’onimagine ce cortège à la puanteurterrible traversant les campagnes dansun bruit de ferrailles assourdissant…

On comprendra que certains se terrentà son passage. D’autres viennentinjurier cette engeance, vilipender lescriminels – voleurs, violeurs, brigands,assassins, faussaires, âmes damnées,hommes perdus. A côté des cris, volentdes crachats et des objets.

Mais les forçats rient. Oui, ils rient !Prêtres, juges, officiers, gens bienintentionnés attendent qu’ils avancenten silence, souffrent les yeux baissés,manifestent l’humilité des coupables, lemutisme douloureux de la repentance,l’accablement du remords. Eh bien, pasdu tout ! Au lieu de s’avouer brisés, ceshéros obscurs résistent. Ils inversent lespectacle, montrent que leshumiliations sont peine perdue. Auxinjures des prétendus braves gens, ilsrépondent par des obscénités, desprovocations, des quolibets de toutessortes. Sur la place publique, certainsd’entre eux s’emparent d’un maillon dechaîne pour imiter un lorgnon, etcontemplent la foule en parodiant lebourgeois. D’autres clament leur joied’être là, ou leur mépris, ou leurdétermination. Beaucoup dansentcomme si les fers ne pesaient rien, se

travestissent avec ce qu’ils peuvent,entonnent des chants hardis.

C’est la réalité la plus extraordinaire,et aussi la plus émouvante, que l’ondécouvre dans la reconstitution de cesinstants anciens. Le rire des forçatstransforme ce carnaval macabre, cetteignoble parade de la vertu triomphantdu vice en une sauvegarde del’humaine dignité. Leur résistance nefut certes pas grand-chose, mais elledemeure, à sa manière, héroïque etsuperbe. Qu’on honore, un instant,la mémoire anonyme de ces rebellesdisparus.

LA CHAÎNE DES FORÇATS1792-1836de Sylvain Rappaport

Aubier, « Collection historique »,346 p., 25 ¤.

(1) Le livre de Robert Muchembled,Le Temps des supplices. De l’obéissancesous les rois absolus. XVe-XVIIIe siècle(1992), vient d’être réédité dans lacollection Pocket-Agora (no 267, 378 p.,9,30 ¤).

Publication en français du premier volume du Journal de Goebbels

L’effondrement vu de l’intérieur

CHRONIQUE ROGER-POL DROIT

L orsqu’il entreprend la rédactionde son journal, en octobre 1923,Joseph Goebbels n’est encore

qu’un jeune docteur en philosophie de25 ans à l’avenir incertain. Complexépar sa petite taille et sur-tout par ce pied-bot quil’a empêché de combattrependant la guerre de1914-1918, il ne tarderapas à renoncer à la carriè-re littéraire dont il rêve,faute d’intéresser les édi-teurs qui lui refusent tousses manuscrits. Il ne peutimaginer, en tout cas, quel’obscur agitateur mousta-chu qui s’apprête à tenterun putsch dans une bras-serie de Munich, le dési-gnera, vingt-deux ansplus tard, comme son dau-phin à la tête d’unIIIe Reich à l’agonie.

Par sa taille (42 783pages), son étendue chro-nologique (17 octobre1923-10 avril 1945) et laplace éminente de sonauteur dans le parti etl’Etat nazis, le Journal deGoebbels est un témoi-gnage sans équivalent.C’est dire l’intérêt de sa publicationen langue française, même si les édi-tions Tallandier ont choisi de n’enpublier que des extraits, regroupanten quatre tomes les passages les plussignificatifs d’un texte qui, dans l’édi-

tion de référence de l’Institut d’his-toire contemporaine de Munich(1993-2005), en occupe vingt-neuf (1).

Le volume qui vient de paraître estdonc la chronique del’effondrement militai-re du Reich, de la défai-te de Stalingrad, début1943, à la débâcle duprintemps 1945. Il révè-le le regard ambiguque porte l’auteur surce qu’il devrait tenirpour un désastre, maisqu’il observe en faitavec un contentementmalin. Pour Goebbels,chaque revers est ainsil’occasion de tempêtercontre l’impéritie deschefs politiques et mili-taires – à commencerpar Goering, cet « opti-miste de nature » qui« part trop souvent encongé » et « ne se préoc-cupe pas assez des ques-tions essentielles » –pour mieux faire valoirses propres vuesauprès de Hitler.

Le ministre de la pro-pagande, qui est également Gauleiterde Berlin, a en effet un grand dessein :la « guerre totale », c’est-à-dire unemainmise absolue de l’appareil d’Etatsur la société et l’économie, qu’ils’évertue à présenter comme l’« uni-

que chemin vers la victoire ». Uneremarque du 4 mars 1944 donne uneidée de sa froide détermination : « Iln’y a que dans la question juive quenous avons mené une politique aussiradicale. Celle-ci était juste et nous enprofitons aujourd’hui. » Qu’il réussisseà convaincre Hitler de le nommer« plénipotentiaire à la guerre totale »après l’attentat manqué du 20 juillet1944 en dit long sur la folie d’un régi-me qui s’éloigne de plus en plus de laréalité au fur et à mesure que les déboi-res s’accumulent.

Ahurissante servilitéA condition de le lire avec le recul

qui convient – tâche facilitée par lesriches annotations de l’historien Pier-re Ayçoberry –, ce Journal offre uneplongée captivante dans les arcanesdu IIIe Reich : un système à la fois dic-tatorial et polycratique, monolithiqueet anarchique, où le pouvoir dépendmoins des prérogatives officielles quede la confiance octroyée par le chefsuprême à ses affidés. Goebbels l’acompris et chaque page de son jour-nal témoigne de son ahurissante servi-lité envers Hitler. Courtisanerie cyni-que ou fanatisme sincère ? Le mystèredemeure sur la psychologie d’un hom-me qui, le 1er mai 1945, se donna lamort après avoir fait empoisonner sessix enfants par sa propre épouse. a

Thomas Wieder

(1) Les prochains volumes doivent paraîtreentre le printemps 2006 et l’été 2007.

Une magnifique figurede la Résistance

Une lumièredans la nuitET LA LUMIÈRE FUTde Jacques Lusseyran

Préface de Jacqueline Pardon,éd. du Félin,« Résistance-Liberté-Mémoire »,288 p., 18,90 ¤.

P ublié en 1953, ce livre devenuintrouvable est, grâce aux Edi-tions du Félin, qui poursuivent un

remarquable travail d’exhumation detextes ayant trait à la lutte clandestine, ànouveau disponible. Et c’est heureuxtant ce texte lumineux aidera ses lec-teurs à mieux comprendre les résis-tants, à mieux vivre peut-être aussi, toutsimplement.

Son auteur eut une enfance heureuseque bouleversa un accident survenu àl’école : à 8 ans, il perdit la vue. Pour lepetit bonhomme, le drame aurait pumarquer la fin du bonheur. Il n’en futrien : les pages où l’homme mûr expli-que comment il surmonta son handicapau point de l’ignorer et de développerune perception du monde hors de portéede bien des voyants sont remarquables.

Dans Paris occupé, Jacques Lussey-ran, lycéen en classe de philosophie àLouis-le-Grand, décida au printemps1941 de faire quelque chose avec descopains. En un an, près de six cents gar-çons rejoignirent « les Volontaires de laliberté » dont Lusseyran devint naturel-lement le chef. La dureté des temps luiinspire ce commentaire : « Nous trou-vions même dans la peine de vivre une exci-tation fortifiante : elle nous rendait plustranchants, nous coupions mieux l’obsta-cle. » Fin janvier 1943, Lusseyran ren-contra Philippe Viannay, chef du mouve-ment Défense de la France dont il dresseun beau portrait : « Que celui-là fût unchef, on n’avait pas besoin de vous le fairesavoir. Il vous avait jeté en entrant sur lesépaules un manteau d’autorité. Il vousdisait en une heure ce que la plupart desgens ne vous diront pas en une vie. » Dèslors, les Volontaires de la liberté diffusè-rent le journal Défense de la France.

Arrêté le 20 juillet 1943, incarcéré àFresnes, Lusseyran subit de nombreuxinterrogatoires. Après six mois de pri-son, il était transféré en janvier à Com-piègne-Royallieu.

Il fut déporté à Buchenwald, où il res-ta quinze mois jusqu’à sa libération, aubloc des invalides où s’entassaient uni-jambistes, manchots, trépanés, sourds-muets, aveugles, culs-de-jatte, aphasi-ques, galeux, tuberculeux, cancéreux,fous. Il en réchappa miraculeusement. Ilterminait son récit en précisant que s’ilavait raconté ses vingt premièresannées, c’est parce qu’il était convaincuqu’elles ne lui appartenaient plus en pro-pre, mais qu’elles étaient là, « grandesouvertes, à qui veut les prendre ». Il fautsaisir cette leçon d’intensité d’un hom-me mort, en 1971, à 47 ans, au termed’une vie exceptionnellement dense. a

L. Do.

JOURNAL1943-1945.de Joseph Goebbels.

Edition établiepar Horst Mölleret Pierre Ayçoberry.Traduit de l’allemandpar Dominique Viollet,Gaël Cheptouet Eric Paunowitsch,Tallandier, 798 p., 35 ¤.

ESSAIS

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10 0123Vendredi 27 janvier 2006

Une chronique sélective et pertinente de l’Europe baroque

Le concert des nations

Une monumentale anthologie invite à la « lecture nomade » au cœur des immensités désertiques et de leurs mystères

Une invitation au désertI

l y a eu de l’eau au Sahara. L’eau,dont l’absence crée ce vide minéralqui nous fascine, où les roses sontde pierre et les pierres tombent du

ciel sur le sable blanc.Il y a eu de la glace, bien sûr, quel-

ques centaines de millions d’années enarrière, quand notre désert préféré étaitau pôle Sud, et la France sous les tropi-ques ; une calotte sur la tête de l’Afri-que, des océans : tout ça ne nous fait nichaud ni froid, c’est trop loin, trop pri-maire. Trop loin encore, ces forêts ter-tiaires avec des arbres immenses donton retrouve les troncs pétrifiés. « Ijobar-

ren » : « Les squelet-tes de géants destemps anciens »,disent les légendestouaregs, ceux dontla tête touchait lavoûte du ciel, quiont péri par l’épéedans leurs combatscontre les gens duProphète.

Mais de l’eau !Des lacs avec des tor-tues nageant et despoissons que despêcheurs attrapaientavec des hameçonsen os. Des contréeshabitées par des

hommes qui se gardaient des fauvesdans des cavernes sur les parois desquel-les ils (ou elles) peignaient girafes, élé-phants, lions, antilopes ou phacochères.Bestiaire de dix mille ans.

Plus proches encore : les dernièrestraces de l’eau. Des arbres vivants cettefois, les cyprès de l’Ahaggar, « arbres dela soif », et les oliviers de Laperrine. Ilsont cessé de grandir quand l’eau s’estretirée. Larges comme des obélisques(jusqu’à 11 mètres de circonférence

pour le cyprès de l’oued Ghiyaye), telle-ment immobiles qu’on hésite à leur don-ner un âge. Le pourrait-on qu’on trouve-rait l’âge des temps d’avant l’aridité,trois mille, quatre mille, peut-êtredavantage ?

L’eau, la vie. Si proches : le 15 août1909, le capitaine Nieger, du fort Poli-gnac, dans le Tassili-n-Adjer, photogra-phie un petit crocodile qu’un Touaregvient de capturer dans une guelta (unemare). D’Alger, le gouverneur envoie untélégramme : « Si capitaine Nieger fati-gué, prière lui accorder permission longuedétente. » On ne croit pas au crocodilevivant en plein Sahara, on a tort. En1924, le lieutenant Beauval capture ledernier spécimen. « Sans l’instinct dechasseur de ces officiers, ils vivraient tou-jours dans ces bassins des montagnes dudésert, comme des fossiles piégés », écritEdmond Bernus, l’un des auteurs duLivre des déserts. Et Théodore Monod,dans Méharées, se souvient les avoir vusen 1934, au fond d’un canyon de Mauri-tanie, « reliques vivantes du Déluge ».

Liberté de butinerDisons-le : il est difficile d’entrepren-

dre la traversée d’une anthologie en cestemps où le moindre désert est sillonnépar Google. Dur de renoncer à cette liber-té neuve de butiner à la surface des cho-ses, aux mots-clés maraboudeficellefilant sous les doigts, et d’empoigner les1 248 pages encore trop souples du Livredes déserts – le sable raidira la reliure ense logeant sous l’aisselle des pages.

Pourquoi affronter cette aridité-là, cesfausses pistes, ces culs-de-sac jargon-nants ? Pourquoi tant de déserts diffé-rents alors qu’un seul suffit à nous déso-rienter ? Parce que justement le livredélimite un territoire où l’on se perd uti-lement. Où, repassant sur ses traces com-me les Dupondt dans Tintin au pays de

l’or noir (la métaphore est suggérée parBruno Doucey, qui supervise et rédiged’engageantes introductions), ondevient libre de découvrir une piste et del’abandonner pour la réinventer à loisir.Suivre, au gré d’une « lecture nomade »recommandée par les auteurs, le filqu’on veut : l’eau et le Sahara, milleautres possibles.

Le grain de sable : comment se dépla-ce-t-il sous l’action du vent ? De troisfaçons différentes (p. 36) : par roulagepour les plus gros, d’un diamètre supé-rieur à 0,5 mm, par saltation pour lesgrains de 0,2 à 0,5 mm, qui font depetits sauts de quelques mètres au maxi-mum, et par suspension pour les pluspetits, inférieurs à 0,2 mm. Les distan-ces parcourues vont alors de quelques

dizaines de mètres à plusieurs centainesde kilomètres. Les grains de la catégorieintermédiaire sont ceux qui forment lesgrandes dunes (barkhanes) du Sahara.Les plus petits, en dessous de 0,05 mm,donnent les limons. Plus petites encore :les argiles.

Mais reprenons : l’eau, la vie. Quandl’homme a-t-il déserté le Sahara – etl’a-t-il jamais déserté ? Au Ve siècleavant Jésus-Christ, Hérodote évoque desEthiopiens troglodytes, puis les Ataran-tes, qui maudissent le soleil au zénith« et lui adressent les pires insultes parcequ’il brûle tout, pays et habitants ».Encore dix jours de marche, et voici lesAtlantes, au pied du mont Atlas, qui « nemangent aucune créature vivante et nefont jamais de rêves ».

Dans le dernier quart du XIXe siècle,le géographe Henri Duveyrier note queles Romains ne connaissent pas le dro-madaire, qu’il leur faut des routes pourleurs chars, il identifie celle qui s’enfon-ce en pays touareg, jusqu’à Agisymba.Au même moment, un jeune homme,Camille Douls, part à 22 ans, déguisé enMaure, pour tenter d’ouvrir une voie jus-qu’à Tamanrasset. Ses notes sont retrou-vées, qu’il cachait dans les plis de sadjellaba : langoureuses, hypnotiques.Page 884 : « Un Maure, surprenant monregard d’halluciné qui fixait l’horizon sansvoir, me frappa sur l’épaule en criant :“ Réveille-toi, réveille-toi, tu as le ralgue,tu vas devenir fou”. » Le Sahara est entrédans l’imaginaire hexagonal. a

Charlie Buffet

CHRONIQUESMUSICIENNES D’UNEEUROPE BAROQUEde Denis Morrier

Fayard/Mirare, 266 p., 12 ¤.

A posteriori, l’Europe desXVIIe et XVIIIe siècles sem-ble bénéficier d’une cohé-

rence qui aurait surpris lescontemporains, et choquaitencore il y a juste trois décenniesceux que l’adjectif « baroque »mettait en fureur. Label aujour-d’hui admis, jusqu’à recouvrir unvéritable phénomène de mode, lebaroque est passé de la suspicionà une apothéose si flatteusequ’on y annexe sans vergognetout et n’importe quoi, étirantson champ d’action sur plus dedeux siècles et demi, des guerresde religions aux premiers feuxromantiques.

Pourtant, la mutation n’est passi gratuite. Et il est vrai que,depuis la fin des années 1970, lasoif d’authenticité quant à la resti-tution sonore des œuvres de cemoment a profondément boule-

versé l’écoute de Monteverdi,Purcell, Bach, Rameau et autresHaydn, sans qu’on puisse préten-dre à une restitution absolue,l’oreille et plus largement la sensi-bilité de l’amateur de musiqueayant évidemment changé.

Aussi lorsque la Folle Journéede Nantes s’apprête à fêter du 25au 29 janvier « l’Europe baro-que », convient-il de remettre unpeu d’ordre et entendre la caco-phonie du temps, mise en musi-que par l’Autrichien HeinrichIgnaz Biber (1644-1704) dans saBattaglia (1673), où huit mélo-dies superposées et dissonantesrendent la difficulté de l’échangeau sein d’une même armée, maisaussi l’harmonie, qui définit uneesthétique du mouvement et ducontraste, de l’exubérance et dela rhétorique, de l’illusion et del’artifice, de l’ornement commedu monumental.

Le musicologue Denis Mor-rier, qui signa naguère deux cour-tes introductions à Monteverdi(Harmonia Mundi, 1998) etGesualdo (Fayard/Mirare, 2003),entend ne rien simplifier mais

exposer les éléments du dossier,reprenant l’ancienne interroga-tion de Philippe Beaussant, Vousavez dit baroque ? (Actes Sud,1988). Il s’attache, une fois préci-sé les contours de l’Europe com-me la perception fluctuante du« baroque », à étudier l’« ère dela basse continue », les contrastesd’une théorie musicale loind’être uniforme, les pratiques etles modes de diffusion de la musi-que, le rôle de la circulation deshommes et des œuvres dans unespace gagné à ces « nouvellesmusiques ». Ce rappel didactiquesur ces notions fondamentalespermet en fait de dégager unesorte d’identité stylistique, dontle second volet de l’essai, plusstrictement conforme au titre,permet de mesurer la foison-nante diversité.

De la naissance de ClaudioMonteverdi (1567) à la mort deTelemann (1767), c’est uneauthentique chronique quedresse Morrier, sélective et perti-nente : dès lors, on échappe àcertain 27 janvier 1756… a

Ph.-J. C.

RAYMOND

DEPARDON/MAGNUM

PHOTOS

- M -, deSophieDelasseinLe cas estsans douteunique :trois géné-rations depoètesfigurent

désormais au catalogue de lamaison Seghers, d’AndréeChedid (« Poètesd’aujourd’hui ») à Louis Chedid(« Poésie et chansons ») enpassant par - M -, dans lamême collection. En six ans,trois albums studio et autant de

tournées, Matthieu Chedid a eneffet su imposer son initiale, enmême temps qu’un personnagescénique extravagant dont onpeut juste s’interroger sur lafaçon dont il pourra « vieillir ».Né en 1971, Matthieu est dunombre de ces fils de… qui ontsu se démarquer du sillonpaternel sans rupture niesbroufe. La première partiedu volume permet de mieuxconnaître ce créateur timideet exigeant que Claude Gassianavait déjà « confessé » (- M -Qui de nous deux ?,Flammarion, 2004). Ce ton siattachant se retrouve dans lesecond temps du livre, recueilde textes chantés par lemusicien, dont le célèbre Je disaime, écrit par sa grand-mère

Andrée. Une exemplaire affairede famille. Ph.-J. C.Seghers, « Poésie et chansons »,144 p., 15 ¤.

TÊTES RAIDES,de Jean-Philippe GonotIl y a comme un défi à vouloirinscrire les Têtes raides dansune collection. Toujours enclin àdéborder des cadres qu’on croitles siens, le groupe animé parChristian Olivier est intimementlié au collectif de graphistes,peintres et dessinateurs LesChats Pelés. Pour mieuxcomprendre un ovni artistique,et retrouver les textes pharesdu groupe, cette présentations’impose. Ph.-J. C.Seghers, « Poésie et chansons »,208 p., 17 ¤.

ZOOM

LE LIVREDESDÉSERTS -Itinérairesscientifiques,littéraireset spirituelssous ladirectionde BrunoDoucey.

Ed. RobertLaffont,« Bouquins »,1 248 p.,29,50 ¤.

LIVRES DE POCHE

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Un colloque pluridisciplinaire à l’Université hébraïque de Jérusalem

Etudes et dialogues autour de Levinas

Début des années 1990, gare Saint-Lazare à Paris. Attendant son train,un voyageur lit au café un livre d’his-toire sur la Révolution française ;

s’absente un court instant pour satisfaire unbesoin naturel ; constate à son retour queson livre a disparu ; contrarié, car il nel’avait pas terminé, cherche, en vain, un nou-vel exemplaire.

Dix ans plus tard, consultant chapitre.com,il tombe sur le titre tant convoité ; passe com-mande sur Internet et va le chercher à lalibrairie Le Tour du monde, rue de Condé,dans le 6e arrondissement de Paris ; décachè-te le pli, pâlit : le livre contient encore le billetde train qui servait de marque-page !

Chapitre.com a été fondée en avril 1997.Aujourd’hui, il s’agit de la plus grande librai-rie française indépendante sur le Net spécia-lisée dans les livres introuvables, épuisés,anciens, d’occasion ou neufs. Elle détient70 % des parts du secteur, et son chiffre d’af-faires a dépassé 10 millions d’euros en2005, avec une progression sur le quatrièmetrimestre de près de 50 % par rapport à lamême période de l’an passé. Le catalogue dela maison a franchi dans le même temps labarre des 20 millions de références. Desdiversifications sont en cours dans les DVD(16 000 références), mais aussi dans la réédi-tion d’ouvrages anciens, comme Le Plan deParis de Louis Bretez, dit plan de Turgot,(2 000 exemplaires à 98 euros), qui a accom-pagné l’exposition sur le même thème quis’est tenue à Paris, aux Archives nationales,du 12 octobre au 9 janvier.

Comme toutes les success stories, notam-ment celles qui ont partie liée avec Internet,l’aventure a d’abord commencé dans unechambre de bonne, au 6e étage de la rueVivienne. Aujourd’hui, âgé de 44 ans, JuanPirlot de Corbion, qui dirige chapitre.comdepuis sa création, avait d’abord travailléneuf ans chez Actes Sud. « Au début, je pen-sais me spécialiser sur la vente de livres neufssur Internet, mais je me suis vite aperçu que jefaisais fausse route », confie-t-il.

Avec 40 000 nouveaux titres par an, lemarché du livre neuf connaît une rotationaccélérée de ses flux. La durée de vie deslivres est de plus en plus courte – six mois

en moyenne. Dans ces conditions, l’intégrali-té de la production annuelle ne peut êtreécoulée de manière efficace. Très rapide-ment, des titres passent à la trappe. Avec800 millions d’euros contre 3,8 milliardspour le livre neuf, le marché de l’occasionest pratiquement cinq fois moins importanten termes de chiffre d’affaires, mais sa mar-ge de progression sur la Toile est sans com-paraison.

Accords d’exclusivitéInternet offre deux atouts majeurs, au

regard de la distribution traditionnelle :une mise en réseau rapide des offres et desdemandes, et une connaissance des stocksdisponibles en temps réel. Pour Juan Pirlotde Corbion, la première initiative a été deformer des équipes commerciales chargéesd’informatiser le fonds des libraires et deconclure ensuite des accords d’exclusivitéavec ceux qui le souhaitaient. Petit à petit,le stock a grossi jusqu’à référencer 2 500libraires (3 000 aujourd’hui). En 2005,chapitre.com a même aidé Gibert jeunes àcréer son propre site sur Internet. A partirde 2000, M. de Corbion a aussi pris l’initia-tive de racheter certains fonds. Dans la fou-lée, il a passé des accords commerciauxavec ses principaux concurrents, la FNACet Amazon, qui sous-traitent leurs deman-des pour des livres anciens ou épuisés.

Le catalogue de chapitre.com n’a cesséde grossir, de 50 000 ouvrages en 1999 à10 millions en 2003 et 20 millions en2005. Le développement de l’entreprise estallé de pair avec la fin des préventions surl’e-commerce. Aujourd’hui, un internautesur deux – 13,4 millions de personnes sur26,3 millions d’internautes – est un adeptedu commerce en ligne, alors qu’ils étaientun sur dix il y a cinq ans. Et le livre se situedans le peloton de tête des ventes – aprèsla musique et les vêtements.

Deux autres points se sont révélés déci-sifs pour percer. D’abord assurer la logisti-que, ensuite se faire connaître. « Au début,nous dépendions complètement de la bonnevolonté des libraires pour les livraisons »,précise M. de Corbion. La plate-forme dedistribution installée dans le 20e arrondis-

sement est en cours de déménagementpour rejoindre le centre de stockage basédans la Sarthe, « un véritable océan delivres, avec plus de 500 000 titres, mais triéset rangés », précise-t-il. Le délai moyen delivraison est de cinq jours. A l’internatio-nal, qui représente 20 % du chiffre d’affai-res, cela peut être plus long. Quand lademande est sur le stock de chapitre, c’esten revanche expédié dans les 24 heures.Pour chaque livre, une « promesse »– c’est-à-dire un courriel de confirma-tion – suit la commande.

« Business angel »Pour la communication, chapitre.com a

été le premier libraire en ligne à venir auxSalons du livre, dès 1999, et à y revenir tousles ans. Chapitre a eu recours aux moyenstraditionnels de la publicité dans les jour-naux. Aujourd’hui, l’ex-jeune pousseemploie près de quarante personnes. JuanPirlot de Corbion détient toujours une partsignificative du capital, mais il a bénéficiéau moment de son développement d’unbusiness angel comme la famille Dassault etdu soutien de certaines banques.

Chapitre.com gère désormais un porte-feuille de 500 000 clients environ. Il n’y apas de profil type, mais les clients appartien-nent plutôt aux catégories socioprofession-nelles supérieures et cultivées. La clientèletend donc à se démocratiser, comme pourle reste de l’Internet marchand. Il y a pres-que autant de femmes que d’hommes. L’âgemoyen se situerait autour de 35 ans. 70 %des colis sont expédiés en province et 30 %en région parisienne, alors qu’il y a troisans, la clientèle parisienne représentait lamoitié du total.

Pour M. de Corbion, qui prévoit un chif-fre d’affaires de 14 millions d’euros fin2006, l’heure est au développement. Plu-sieurs axes sont à l’étude, notamment lemarché des livres épuisés en langue étrangè-re et la possibilité de « remettre à dispositiondes fonds tirés du patrimoine français ». Etpas seulement dans l’édition. Son prochainprojet est de commercialiser des reproduc-tions de tableaux, sur papier chiffon. a

Alain Beuve-Méry

LES 27, 28 ET 29 JANVIER.SCHMITT. A Strasbourg,colloque « Carl Schmitt, unepensée nazie ? », avecnotamment Yves-Charles Zarka,Denis Trierweileret Heinz Wissmann (à 20 heuresle 27 et à 14 heuresles 28 et 29, au Grenierd’Abondance, place duPetit-Broglie ; rens. :03-88-43-65-05 ouwww.euracademie.org).

DU 27 AU 29 JANVIER.BIOGRAPHIE. A Nîmes,le Festival de la biographie,qui aura pour thème, cetteannée, « Les passions »,accueillera une centained’auteurs, parmi lesquelsMax Gallo, Olivier Todd, Gérardde Cortanze,Françoise Hamel,et Eve Ruggieri et VladimirFédorovski comme présidentsd’honneur (à 14 heures le 27 et à10 heures les 28 et 29, au Carréd’Art, entrée libre).

LE 28 JANVIER.SIMON. A Paris, le 7e séminaireClaude-Simon aura pour thème« Claude Simon etl’existentialisme », oùinterviendront Jean-FrançoisLouette, Didier Alexandre etDominique Viart (à 9 h 30,à l’ENA, rue d’Ulm, 75005).

LE 31 JANVIER.GRADIVA. A Arles, au Méjan,Dominique Blanc lira des extraitsde Gradiva, fantaisie pompéiennede Wilhelm Jensen (à 20 h 30,47, rue du Docteur-Fanton ;entrée 10 ¤, rens. :04-90-49-56-78).

DU 1er AU 5 FÉVRIER.AMNESTY INTERNATIONAL.A Rennes, le 6e Salon du livred’Amnesty International, « Deslivres et des mots pour laliberté », accueillera unetrentaine d’auteurs et deréalisateurs(rens. : 02-99-33-76-33 ouwww.plumesrebelles.org).

LITTÉRATURESA travers le vaste monde,d’Erika et Klaus Mann (Payot)Partir, de Tahar Ben Jelloun (Gallimard)Chassés de l’enfer, de Robert Menasse (Verdier)Aimé, de Dominique Sigaud-Rouff (Actes Sud)L’Imitation du bonheur, de Jean Rouaud (Gallimard)Le Geste, de Gérald Tenenbaum(Héloïse d’Ormesson)En retard pour la guerre, de Valérie Zenatti(L’Olivier)

ESSAISL’Histoire, la guerre, la résistance, de Marc Bloch(Gallimard, « Quarto »)Le Roi des juifs, de Nick Tosches (Albin Michel)Histoire et politique à gauche, de Maurice Agulhon (Perrin)Les Lumières, l’esclavage, la colonisation, d’Yves Benot(La Découverte)Les Vengeurs du nouveau monde, de Laurent Dubois(Les Perséides)L’Imaginaire d’Israël, d’Anita Shapira (Calmann-Lévy)Histoire de la voyance et du paranormal, de Nicole Edelman (Seuil)

L’ÉDITION

Les résonances de l’alternative éthi-que proposée par Emmanuel Levi-nas au monde postmoderne (la prio-rité donnée à l’Autre) n’ont pas fini

de se faire entendre. Ainsi, le colloque qui aréuni, du 16 au 20 janvier, à l’Universitéhébraïque de Jérusalem, à l’occasion ducentième anniversaire de la naissance del’auteur de Totalité et infini (1961), une cin-quantaine de spécialistes a-t-il mis enévidence la transversalité de son œuvre.

De la phénoménologie à la théologie, enpassant par l’esthétique, la littérature et laphilosophie politique, les intervenants ontmontré, par la diversité de leurs approches,à quel point la pensée de Levinas constitueun authentique carrefour. Au côté de cher-cheurs chevronnés, comme le phénoméno-logue Jacques Taminiaux, le théologiencatholique Roger Burggraeve ou les spécia-listes de la pensée juive Daniel Epstein etZeev Harvey, figurait une seconde généra-tion de jeunes chercheurs témoignant desnouvelles perspectives ouvertes par uneœuvre qui défie les catégories. Certainsaspects peu connus des études lévinassien-nes ont ainsi été explorés, comme la placedu philosophe dans les vies intellectuellesespagnole et italienne, ou encore soninfluence sur la théologie de la libérationlatino-américaine.

En filigrane, intervention après interven-tion, se dessinait un questionnement : àmi-chemin entre Athènes et Jérusalem,entre universalité philosophique et judaïs-me, où convient-il de situer celui qui fut àla fois l’élève de M. Chouchani, rabbin horsnorme et inspiré, et l’introducteur en Fran-ce de Martin Heidegger ? « Je ne suis pasun penseur juif », aimait rappeler Levinas.Mais sans doute, bien plus que lui-mêmene le voulait, les deux aspects de son œuvreapparaissent inextricablement liés.

Tentatives de récupérationLa dernière séance du colloque a tenté

d’apporter quelques réponses à cette ques-tion des liens entre enjeu philosophique etdimension juive de l’œuvre. Ephraïm Meïra ainsi marqué combien, dans Difficileliberté, le judaïsme est avant tout envisagécomme expérience éthique : « L’identitéjuive est patience et poids de la responsabili-té », a-t-il noté, tout en soulignant l’absen-ce d’étude globale portant sur « la pertinen-ce des écrits juifs de Levinas pour sa penséephilosophique ».

Une telle recherche apparaît d’autantplus pressante que l’héritage de Levinas estaujourd’hui critiqué par ceux qui pensentdéceler dans son œuvre les prémices d’un« judéocentrisme » ou par ceux qui, à

l’inverse, comme le Benny Lévy des derniè-res années, lui reprochent d’avoir traduitles textes juifs dans la langue de l’univer-sel, et donc de n’avoir pas choisi Jérusalemà l’exclusion d’Athènes.

La diversité du public du colloque, aucours duquel se sont mêlés, dans un vérita-ble dialogue, laïques et religieux (fait assezrare pour être souligné), est venue appor-ter un démenti aux diverses tentatives derécupération dont la pensée de Levinas faitl’objet : « Emmanuel Levinas est à replacerdans la lignée d’un Maïmonide. Chacuntente de l’accaparer pour son domaine, maispersonne ne parvient à le penser dans sa tota-lité », a affirmé le philosophe Jean-MichelSalanskis.

En Israël même, l’œuvre du penseurn’est plus seulement connue pour ses Lectu-res talmudiques, devenues une véritableréférence dans le grand public depuis leurtraduction en hébreu en 2001. Les étudeslévinassiennes se sont développées, et c’estun large public israélien qui s’intéressedésormais à son œuvre. Mais est-ce vrai-ment surprenant dans une société oùl’Autre – le voisin juif ou arabe, laïque oureligieux, ashkénaze ou séfarade, israéliende souche ou nouvel immigrant – est aussiproche qu’incontournable ? a

Delphine Matthieussent

LES CHOIX DU « MONDE DES LIVRES »

“Entre effroi et poésie,les lignes d’Ananda Deviappellent les larmesplaisantes de la catharsis.”Astrid Eliard, Le Figaro Magazine

“Violence lente et poétiquedes voix qui résonnent dansle vide.”Libération

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Fondée en 1997, l’entreprise est la première librairie indépendante sur Internet

Chapitre.com, un océan de livresà portée de souris

AGENDA

JEAN SARZANA, 56 ans,délégué général du Syndicatnational de l’édition (SNE)depuis 1994, a quitté sesfonctions, jeudi 20 janvier. « Ils’agit d’un départ négocié », selonSerge Eyrolles, président duSNE.

CÉCILE BOYER-RUNGE,43 ans, qui dirigeait HachetteTourisme, devient directrice duLivre de poche, filiale à 60 % deHachette et à 40 % d’AlbinMichel. Elle remplaceDominique Goust, à ce postedepuis 1987.

BERNARD FAVREUL,ex-président du Grand Livre dumois de 2001 à 2005, devraitêtre nommé directeur générald’Albin Michel, à la placed’Henri Esmenard, parti à laretraite et frère de FrancisEsmenard, président dudirectoire d’Albin Michel.

OLIVIER QUÉRÉNÉ DEBREVILLE, 44 ans, a pris laprésidence de Bordas,quatrième éditeur scolairefrançais, filiale à 100 %d’Editis. Avant cela, il avaittravaillé chez Abrams, filialeaméricaine de La Martinière, etaux éditions Atlas, et avait étéconsultant en stratégie pourplusieurs maisons d’édition.

« NAÏVE FRANCOPHONES »est la nouvelle collection lancéeen janvier par Naïve, le labeldiscographique de PatrickZelnik, qui a ouvert undépartement livres en 2004.Pierre Astier, ancien du Serpentà plumes devenu agent littéraire,anime cette collection dont lespremiers titres sont LaGéographie du danger de HamidSkif, un auteur algérien quitraite de l’immigrationclandestine, et Daïnes et autreschroniques de la mort, desnouvelles du Mauricien VinodRughoonundun. Le principe :choisir des auteurscontemporains, traitant de sujetsd’actualité sous forme de fiction.

LA CHARTE DES AUTEURS ETILLUSTRATEURS POUR LAJEUNESSE a annoncé, mardi24 janvier, avoir recueilli plusde 1 200 signatures après lapétition qu’elle avait lancée ennovembre pour la défense del’éducation artistique etlittéraire à l’école, menacée pardes coupes budgétaires auxministères de la culture et del’éducation nationale. Surl’année 2003-2004,90 000 euros avaient permis1 300 ateliers de lectures dansdes établissements scolaires.Cette somme a été divisée pardeux, soit 45 000 euros.

ACTUALITÉ

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12 0123Vendredi 27 janvier 2006

C’est une silhouette aiguë quirevient souvent, dans les romansde Ruth Rendell – une formefaussement anodine, plus oumoins menaçante, dressée com-me un avertissement au détour

de certaines histoires : la grille. Sévère,digne (quand ce n’est pas historique), gar-dienne de l’ordre, apparemment lisse etpourtant traîtresse, dangereuse au point dedevenir, à l’occasion, l’arme du crime (dansRegent’s Park, paru chez Calmann-Lévy en1998, on trouve des cadavres accrochés àses piques). L’image, en tout cas, vient à l’es-prit quand on rencontre la plus célèbre desromancières à suspense anglaises, la plussecrète aussi, connue pour être avare enconfidences.

Considérée comme une sorte de trésornational en Grande-Bretagne, récompenséepar les plus prestigieuses distinctions de lalittérature policière, habituée de longuedate aux listes de meilleures ventes, DameRendell (elle a été faite baronne de l’empirepar Tony Blair, en 1997) n’est pas du genreà se livrer volontiers. Aimable, au demeu-rant, d’une courtoisie sans défaut, maisénigmatique et même assez mystérieuse :protégée, pour ainsi dire, par des barreauxinvisibles. Comme si cet écrivain qui sait tel-lement bien pénétrer dans la tête de ses per-sonnages, meurtriers ou victimes, refusaitqu’on essaie d’entrer dans la sienne.

Rien de brutal, évidemment. Assise aubord d’un canapé à fleurs, dans sa maisonlondonienne, Dame Ruth est parfaite : uneAnglaise d’un certain âge, mince, élégante,les sourcils finement arqués, le sourireimpeccable. Autour d’elle, tout lui ressem-ble, dans cet intérieur beige et raffiné oùglissent deux chats, des frères et sœurs, pré-cise-t-elle, dont l’un, le mâle, est une joliecréature presque rose. Dehors, sous ses fenê-tres, le canal qui donne à ce quartier chic deNorth Paddington son nom de « Little Veni-ce » (« Petite Venise »), ne clapote mêmepas. Il miroite sous un ciel de porcelaine,tranquille comme un tableau contre unmur.

Il y a, cependant, quelque chose d’inquietdans ce paysage. Quelque chose qui vibre ettremble derrière le masque un peu figé de laromancière. A force de la regarder, ons’aperçoit que les yeux bruns de Ruth Ren-dell ne sont pas aussi impassibles qu’il yparaît. Un clignement trop rapide, une

lueur froide, un étonnement vite réprimé :la dame, en dépit de sa réserve, n’est peut-être pas complètement paisible. Et com-ment, d’ailleurs, pourrait-elle si bien com-prendre et engendrer l’angoisse dans seslivres, si elle n’en éprouvait jamais ?

« La peur est une part très importante denotre vie et très négligée, aussi, confir-me-t-elle. La plupart des gens ont honte d’enparler. On essaie de vivre avec ça. Moi-même,je suis très consciente que la catastrophe peutsurgir d’un instant à l’autre, la perte, la mort,même si ça ne m’oppresse pas. » L’angoisse,la crainte engendrée par une menace diffu-se, voilà certainement ce qui caractérise lemieux les quelque soixante romans de cetteécrivain de grand talent, qui bâtit depuisplus de quarante ans un univers à la foistrès ordinaire et complètement prenant.

Pas d’inutile brutalité, pas de ces effu-sions de sang qu’elle juge « très déplaisan-tes », non : du doute et de la folie, du hasardmalheureux, du secret, du crime. Peurd’une fille qui découvre progressivement levrai visage de son père défunt, dans Jeux demains ; peur d’un homme qui tombe amou-reux d’une femme au comportement détra-qué, dans La Demoiselle d’honneur ; peur dujeune Adam, qui voit surgir deux squelettesau fond de son jardin, dans le splendide Etéde Trapellune (Calmann-Lévy, 1999 ; 1991 ;1987) ; peur de soi-même, pour le narrateurcriminel de son dernier livre, Rottweiler(Editions des Deux Terres) ; et peur, sur-tout, du lecteur, qui voit converger despersonnages dont la rencontre mènera for-cément au désastre, dans Sage comme uneimage (Calmann-Lévy, 2000), par exemple,ou dans le formidable Journal d’Asta (Cal-mann-Lévy, 1994), qui brode à partir dupassé de la grand-mère danoise de RuthRendell. Les cinéastes ne s’y trompent pas,sensibles sans doute à l’intelligence desintrigues, mais aussi au climat d’inquiétudeque sait créer la romancière : Pedro Almodo-var, Claude Miller ou Claude Chabrol, entreautres, ont adapté ses romans au grandécran (à deux reprises, pour Chabrol, avecLa Cérémonie, tiré de L’Analphabète, texteparu aux Editions du Masque, en 1995 etLa Demoiselle d’honneur).

Pour parvenir à ses fins, Ruth Rendelln’utilise pourtant que des matériaux enapparence bien ordinaires : peu d’excentrici-tés, pas d’exotisme, un usage parcimonieuxdes armes à feu. « On doit toujours écrire sur

ce que l’on connaît », explique-t-elle à pro-pos de ses personnages et des lieux où ilsagissent. « Beaucoup de gens, spécialementparmi les plus jeunes, essaient d’aller vers dessujets qu’ils ne maîtrisent pas, et c’est uneerreur. Moi, je ne veux pas que mes lecteurs sedisent : “Ça, ça n’existe pas” ou “C’est impos-sible” – ou même invraisemblable. Donc jedécris des types d’individus que j’ai déjà ren-contrés, des lieux où je suis allée. » Choisis-sant des personnages plutôt communs,l’auteur les emmène – et ses lecteurs avec –dans des eaux troubles, où remontent lesbulles d’un passé mal passé, où les identitésdes uns et des autres sont souvent incertai-nes, truquées, mensongères. Où personne,finalement, n’est ce qu’il prétend être et oùles gènes peuvent trahir aussi bien que lesgens (dans Crime par ascendant, Calmann-Lévy, 2004, c’est l’hémophilie qui fait le lienentre un notable victorien peu recommanda-ble et ses descendants).

Grâce à elle, M. Tout-le-Monde peut deve-nir un monstre, dans les rues de ce Londresqu’elle connaît par cœur et que ses livresdécrivent magnifiquement. « J’ai habité àdix endroits différents, dans cette ville, obser-ve-t-elle, et je m’y déplace beaucoup. » C’esten marchant que lui viennent les trames deses livres, qu’il s’agisse des thrillers psycho-logiques ou des enquêtes du délicieux ins-pecteur principal Reginald Wexford, ratta-ché au commissariat imaginaire de Kings-markham. Une fois le mouvement lancé,elle s’assied à sa table de travail (tous lesjours, de 8 à 13 heures : la ponctualité estl’un des piliers de son impressionnante pro-ductivité) et laisse l’histoire « se déplier »toute seule. Avec deux impératifs auxquelselle ne déroge jamais : faire en sorte que« les lecteurs veuillent savoir ce qui va se pro-duire », règle numéro 1, et qu’« ils puissentéprouver de la compassion pour les meur-triers », règle numéro 2.

Fantôme étrangeCar elle est ainsi, Ruth Rendell. On assas-

sine à tour de bras, dans ses livres, mais lescriminels sont plus à plaindre qu’à détester.« Aussi méchants soient-ils, explique-t-elle, ilspeuvent être expliqués, sinon excusés. Mes lec-teurs doivent pouvoir se dire : “Si j’avais étédans ce contexte, j’aurais peut-être pu agir de lasorte”… » Leurs turpitudes ne sont presquejamais crapuleuses – seulement le reflet degraves perturbations liées à leur vie et en par-ticulier à leur enfance. La figure de l’enfant etnotamment de celui qui disparaît, resurgitd’ailleurs dans tous ses textes, comme unesorte de fantôme étrange, obsessionnel. Pour-quoi ? « Je trouve que c’est un bon sujet, lais-se-t-elle tomber, froidement. Mais je veille à cequ’ils ne soient pas brutalisés. »

Quoi qu’il en soit, les meurtres ne sont pasune fin en soi – plutôt la lucarne par laquellel’écrivain examine, à la perfection, la sociétébritannique de son temps, avec ses cruautés,ses ambiguïtés, ses phobies. « Les gens m’inté-ressent beaucoup, je les observe : leur manièrede marcher, ce qu’ils font dans la rue. » Tout ypasse, depuis la violence domestique jusqu’àla pédophilie, en passant par les problèmesliés à la drogue et à la vieillesse, en particulierdans les enquêtes qu’elle appelle les « Wex-ford politiques ».

« Dans Simisola [paru en France en1995, chez Calmann-Lévy], j’ai abordé fron-talement le problème du racisme en milieurural. J’ai pensé que personne n’allait vou-loir lire ça, c’était si ouvertement antiraciste,politique… Et puis non, ça a marché, alorsj’ai continué. » Engagée au centre gauche,Ruth Rendell est une « working peer » –autrement dit un pair actif, qui se rend à laChambre des lords trois fois par semaine,pour se pencher sur divers problèmes desociété. « J’apprends beaucoup, ce qui estbon à mon âge, affirme-t-elle. Je suis, parexemple, experte sur le sujet de l’excision,contre laquelle je me bats. » Mais c’est aussipar ses romans qu’elle entend changer deschoses. « La littérature peut contribuer àmodifier des mentalités, elle l’a toujoursfait. » Wexford serait donc son émissaire,lui et ses états d’âme, ses gourmandises,ses surprises parfois ? Un homme sagace,lucide, avisé, qui permet à son auteur d’en-trer dans tous les milieux, de côtoyer tou-tes les perversions, d’affronter tous les pro-blèmes. Et de se libérer, peut-être, desgrilles qui se dressent ici et là, enenvoyant, à chaque livre, des citoyens der-rière les barreaux. a

Raphaëlle Rérolle

Ruth RendellUne Anglaisebientranquille

Quarante années d’écriture

Ruth Rendell. BERND HARTUNG/FOCUS/COSMOS 2003

« Je ne veuxpasque meslecteursse disent :“ça, çan’existe pas”ou “c’estimpossible”.Donc, jedécrisdes typesd’individusque j’ai déjàrencontrés,des lieux oùje suis allée »

Née à Londres en 1930,Ruth Rendell a commencépar exercer le métier dejournaliste, avantd’obliquer, presque parhasard, vers le romanpolicier. C’est avecl’inspecteur principalReginald Wexford qu’acommencé sa carrière, en1964. A l’époque, ayantcessé d’écrire pour lesjournaux, elle avait tentéde faire publier desnouvelles, puis un roman– sans succès.« N’auriez-vous pas autrechose ? », lui demandal’éditeur au nez creux quivenait de lui opposer unrefus. « Autre chose », cefut Un amour importun,

la première aventure deWexford, tapée àinterligne simple (fautede papier) et vendue75 livres. Plus tard,à partir de 1985 et del’extraordinaire Véra vamourir (Calmann-Lévy,1987), sans doute son plusbeau livre, la romancièrese servira aussi dupseudonyme Barbara Vine(sauf en France, où cenom n’a presque jamaisété utilisé) pour distinguerses romans policiers decertains de ses textes, plusproches du suspensepsychologique. Rottweiler,son dernier roman, estaussi le premier à êtrepublié par les éditions des

Deux Terres, dirigées parNina Salter. On y suit leparcours effrayant d’unmeurtrier qui tue desinconnues dans la rue,sans mobile apparent. Etqui finit par retrouver,dans son passé,l’explication de ses crimes.Traduite en vingt-cinqlangues, Ruth Rendell estle seul auteur à avoirjamais été couronné deuxfois par le Gold DaggerAward, la plus hauterécompense del’Association britanniquedes auteurs de romanspoliciers, elle a aussi reçudeux fois le prix Edgar,décerné par les MysteryWriters of America.

Sans brutalité gratuite ni effusions de sang inutiles,la grande dame du suspense bâtit depuis quarante ansun univers à la fois ordinaire et troublant,dominé par la peur, le secret et le crime

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