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    Cahiers de l'Associationinternationale des études

    francaises

    Sade et le dialogue philosophiqueProfesseur Béatrice Didier 

    Citer ce document Cite this document :

    Didier Béatrice. Sade et le dialogue philosophique. In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises,

    1972, n°24. pp. 59-74.

    doi : 10.3406/caief.1972.1000

    http://www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_1972_num_24_1_1000

    Document généré le 15/10/2015

    http://www.persee.fr/collection/caiefhttp://www.persee.fr/collection/caiefhttp://www.persee.fr/collection/caiefhttp://www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_1972_num_24_1_1000http://www.persee.fr/author/auteur_caief_137http://dx.doi.org/10.3406/caief.1972.1000http://www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_1972_num_24_1_1000http://www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_1972_num_24_1_1000http://dx.doi.org/10.3406/caief.1972.1000http://www.persee.fr/author/auteur_caief_137http://www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_1972_num_24_1_1000http://www.persee.fr/collection/caiefhttp://www.persee.fr/collection/caiefhttp://www.persee.fr/collection/caiefhttp://www.persee.fr/

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    S DE

    ET LE DI LOGUE PHILOSOPHIQUE

    Communication

    de

    Mme Béatrice DIDIER

    (Paris)

    au XXII Ie Congrès

    de V

    Association, le 26 juillet 1971.

    Au

    premier

    regard, on est

    frappé

    par

    l'abondance,

    l omniprésence

    du dialogue chez

    Sade. Sade a écrit

    du

    théâtre, et

    dans ses romans les libertins

    discourent

    inlassablement.

    Dans

    des

    ouvrages à mi-chemin entre le

    traité

    philosophique et le

    roman —

    La

    Philosophie dans le boudoir

    ou Les Cent-vingt

    journées

    l'auteur

    préfère

    à

    un

    discours

    théorique

    l'exposé de

    ses idées

    à travers

    les conversations des personnages. Quant

    au

    Dialogue d'un

    prêtre

    et

    ďun moribond, le titre suffit à

    montrer

    quelle forme littéraire

    l'auteur

    y a choisie.

    Même dans des œuvres romanesques, comme

    Les

    Infortunes de la

    vertu, le dialogue est presque toujours de nature

    philosophique.

    On remarquera

    la quasi

    inexistence

    du

    dialogue

    d'action,

    ramené

    à quelques mots échangés rapidement.

    Il n'y a

    pas

    de

    dialogue

    psychologique

    qui

    nous ferait avancer

    dans

    la

    connaissance

    de

    l'âme

    d'un

    personnage

    dont

    Sade

    se soucie fort

    peu.

    Sade ne

    pratique pas

    non

    plus

    le

    dialogue

    à

    sous-entendu,

    à demi-mots dont le roman libertin de son

    temps

    est si friand : il dédaigne l'allusion

    ;

    il veut tout

    dire.

    Si,

    dans

    les

    scènes

    d'orgie,

    la

    victime

    se

    doit de garder

    le

    silence, il

    n'en est

    pas de même lorsque les libertins,

    momentanément

    au repos, entreprennent de former —

    ou

    de forcer —

    son esprit et de le dégager

    des

    préjugés

    :

    là, on lui rend

    la

    parole

    pour qu elle

    ait

    le

    loisir de formuler des objections

    qui

    amèneront les libertins à la confondre.

    Cette

    présence

    du .dialogue

    étonne

    dans un

    univers

    règne l'incommunicabilité

    absolue des

    êtres, et où il ne s'agit

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    6o BÉATRICE DIDIER

    pas, à proprement parler, de discuter

    avec l'adversaire qui est

    par

    avance réduit

    à

    la

    défaite

    et dont les

    arguments

    sont sans

    poids. Pourquoi,

    dès

    lors,

    Sade

    a-t-il

    utilisé

    cette

    forme

    littéraire avec prédilection et

    de préférence au

    traité théorique

    ?

    J'y verrais à la

    fois

    un désir de convaincre, une sorte de souci

    apostolique, mais aussi une manifestation de la

    volonté

    de

    puissance

    :

    l'écrivain se satisfait

    de

    pousser l'adversaire

    idéologique dans ses derniers retranchements

    et

    de

    le

    tenir à sa

    merci.

    Nous n'envisagerons aujourd'hui que

    deux

    œuvres où Sade

    a

    délibérément

    choisi la

    forme du

    « dialogue philosophique »

    :

    le

    Dialogue

    d'un

    prêtre

    et

    ďun

    moribond,

    et

    La

    Philosophie dans

    le boudoir divisée en sept « dialogues ». Nous ne nous

    occuperons

    pas des

    romans où viendraient s'insérer

    des

    conversations

    philosophiques,

    puisque

    notre propos

    est

    essentiellement de cerner

    la

    nature d'un genre littéraire

    :

    il convient

    donc

    de l'analyser à l'état

    pur

    sans

    que

    des éléments

    étrangers

    viennent s'y

    mêler.

    A vrai dire, le

    statut du dialogue

    philosophique varie considérablement d un auteur à l'autre.

    Tout

    dépend

    à la fois du

    rapport

    de forces

    qui s'établit entre

    les

    personnages fictifs, et de la finalité de l'œuvre.

    Il

    peut y

    avoir

    un

    fort

    ou

    un groupe de

    forts

    contre

    un

    faible

    qui

    représente

    ou

    un contradicteur inefficace (sinon à faire rebondir

    le

    discours)

    ou encore un disciple

    qui

    complaît à

    son

    maître par

    des questions naïves.

    A

    l'opposé,

    le

    dialogue

    peut mettre en

    présence

    des

    personnages

    de

    poids égal, chargés

    d'exposer

    chacun des

    aspects différents

    de

    la personnalité

    de

    l'écrivain.

    Tel est

    le

    cas

    de la plupart

    des

    œuvres de Diderot qui, dans

    sa diversité, sa richesse, ses contradictions, ne peut

    s'exprimer

    par

    une voix

    unique.

    Quant à

    la

    finalité du dialogue, elle

    peut

    varier,

    elle aussi, suivant

    qu il

    s'agit

    de

    démontrer

    une

    vérité

    que

    l'on impose à l'adversaire,

    ou que

    l'on essaie, selon

    une maïeutique socratique, de lui

    faire

    découvrir.

    Mais le

    but du dialogue

    peut être autre : on reste sur l'expectative,

    sur les contradictions

    ; le

    dialogue

    demeure

    ouvert. Tel

    est

    encore

    le cas de Diderot.

    Chez

    Sade, au contraire, le dialogue

    est parfaitement clos,

    comme

    l'enceinte

    du château

    ou

    comme

    le

    boudoir où il

    se déroule.

    Seule

    y

    triomphe la

    voix

    du

    libertin, tandis

    que celle

    de l'adversaire

    est

    faible, dérisoire.

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    SADE

    ET LE DIALOGUE PHILOSOPHIQUE

    6l

    On rapprochera

    le dialogue philosophique

    chez

    Sade

    de

    la

    définition

    que

    donne

    de

    ce genre

    David

    Hume

    au

    début de

    ses Dialogues sur

    la

    religion naturelle :

    Tout point

    de

    doctrine si évident qu'il souffre à peine la

    discussion,

    mais

    si important aussi qu'on ne

    puisse

    trop

    souvent l'enseigner, paraît devoir être traité suivant une

    méthode

    telle

    que la

    nouveauté de

    la

    manière puisse compenser

    la

    banalité

    du

    sujet, telle

    que la

    vivacité de

    la conversation

    puisse

    rendre le précepte

    plus

    frappant, telle

    que la diversité

    des

    points de vue, représentés par des

    personnages et

    des

    caractères

    divers, ne

    puisse paraître ni fastidieuse ni

    redondante

    (i).

    Dans le

    cas

    de

    Sade,

    il

    s'agit bien de

    manifester

    une

    évidence — ou

    du

    moins ce qui apparaît tel, mais

    que

    ne voit

    pas

    l'homme aveuglé par ses préjugés. Cette vérité n'a rien

    de

    « banal »,

    pas plus chez

    Sade que chez

    Hume,

    d'ailleurs

    ;

    mais,

    parce

    qu'elle est

    unique

    et

    inlassablement répétée,

    l'auteur

    éprouve

    le

    besoin

    d'en varier

    l'exposé

    grâce au

    dialogue.

    Cependant, le

    caractère mondain,

    divertissant de la

    conversation est tout à fait

    absent

    ici : le lieu

    clos sadien,

    qu'il s'agisse de

    boudoir

    ou de la chambre d'un moribond,

    exclut,

    par

    nature,

    le

    divertissement.

    *

    Quand

    Sade écrit

    son Dialogue entre

    un

    prêtre et

    un

    mori-

    bond(i*]%2), il

    est l'héritier

    de

    toute

    une

    tradition

    littéraire

    et

    philosophique.

    Il

    se rattache plus

    précisément

    à un certain

    type

    de dialogue où Diderot avait

    excellé (et

    dont la

    descendance se

    poursuivrait

    jusqu au fameux entretien du prêtre et

    du

    condamné

    à

    mort

    dans

    V

    Étranger

    de

    Camus). Pour

    tester

    la valeur des

    arguments,

    l'écrivain

    choisit cette situation-

    type,

    ce cas-limite

    par excellence, qu'est l'agonie. Ainsi, il

    peut montrer ce que, devant cette réalité inéluctable de la

    mort, deviennent

    les

    arguments pacifiants du déisme dont se

    satisfont

    les

    vivants.

    Cette

    forme

    du dialogue

    a

    de quoi plaire

    à un

    homme

    du xvnie siècle, par

    son caractère expérimental.

    (i) Éd.

    Pauvert, p.

    28.

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    Ьг BÉATRICE DIDIER

    II s'agit, comme le physicien choisit les

    conditions

    les plus

    favorables pour son expérience, de prendre une

    situation

    précise, concrète et

    tragique,

    et

    de

    voir ce que

    valent alors des

    raisonnements abstraits et généraux. Sade n'avait

    pas besoin

    de supposer

    son

    personnage central

    aveugle. D abord

    parce

    qu il n'aurait

    pas

    voulu

    paraître

    marcher

    trop

    dans

    les

    voies

    de son aîné

    ;

    ensuite, parce

    que

    le

    type

    d'arguments du

    déisme

    auquel Sade

    s'attaque

    ne nécessite

    nullement l'hypothèse de

    la

    cécité. Le moribond de

    Sade est

    un

    homme

    normalement

    constitué, à la vitalité puissante et sur

    qui

    l'auteur projette sa

    propre personnalité

    :

    il

    n'a qu'un remords,

    celui de n'avoir pas

    assez

    joui.

    «

    Créé

    par

    la

    nature

    avec

    des

    goûts

    très

    vifs,

    avec

    des passions

    très fortes ;

    uniquement placé dans ce monde

    pour m'y livrer et pour les satisfaire, et ces ff ts

    de

    la création

    n'étant

    que

    des nécessités

    relatives

    aux premières

    vues

    de

    la

    nature ou, si tu l'aimes

    mieux,

    que

    des

    dérivations essentielles

    à ses projets

    sur moi,

    tous en raison de ses

    lois,

    je

    ne

    me repens

    que

    de

    n'avoir

    pas assez reconnu sa

    toute-puissance » (2). Il

    fait

    preuve

    tout au

    long du dialogue d'une

    virulence et

    d'une

    absence

    totale

    de ménagement

    pour

    son

    interlocuteur.

    L'aveuglement,

    tout

    moral,

    que lui

    reproche

    le

    prêtre

    «

    On

    ne

    rend

    point

    la lumière

    à

    un

    aveugle

    »

    —,

    il

    s'efforce

    de montrer

    que

    c'est, en fait,

    le

    prêtre

    qui

    en

    est

    atteint

    :

    aveuglement des préjugés, des

    erreurs,

    des

    traditions

    religieuses. Comme

    souvent

    dans le

    dialogue philosophique

    (et

    beaucoup

    plus que

    dans la

    Lettre

    sur

    les aveugles),

    la mort

    demeure

    à l'état

    de

    donnée initiale,

    de présupposé

    philosophique, sans

    aucune

    réalité physiologique. Le

    moribond

    se

    porte

    très

    bien, et

    fait

    preuve d'une ténacité

    infatigable.

    Il

    faut

    une note

    à

    la

    fin du

    dialogue

    pour

    rappeler

    au lecteur

    que

    la

    mort

    arrive.

    L'adversaire est évidemment le prêtre

    qui

    essaie, in

    extremis, de convertir le mécréant. Comme dans la Lettre

    sur

    l s

    aveugles, il

    accumule les

    gaffes,

    les arguments inopérants

    ;

    mais la caricature de Sade est

    encore

    plus schématique et plus

    âpre

    que

    celle de

    Diderot. Le prêtre est

    platement moralisa-

    (2) Éd.

    Pauvert,

    O.C., t. VIII,

    p.

    38.

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    SADE ET

    LE DIALOGUE

    PHILOSOPHIQUE 63

    teur et protecteur : « ne vous

    repentez-vous

    point,

    mon

    enfant

    ;

    il

    accumule

    les

    clichés,

    les

    formules

    toutes

    faites.

    Naïf, crédule, il

    s'indigne soudain

    quand il

    se

    rend

    compte

    à

    quel point

    il

    est berné. Alors,

    il

    se

    réfugie dans des

    exclamations

    : « Où vous entraînent vos erreurs,

    vous

    conduisent

    vos sophismes » Sade le

    fait

    à

    plaisir

    s'embrouiller

    dans

    son raisonnement

    ;

    ce

    que souligne

    impitoyablement

    le

    moribond : « Qu'as-tu besoin d'une seconde difficulté, quand

    tu ne peux pas expliquer la première ? » II

    est

    vaincu d'avance.

    Et le lecteur le sait bien. Tout

    l'art,

    toute la technique de

    Sade

    consiste

    donc non

    pas

    tant à le

    vaincre, ce qui

    est trop

    facile,

    mais

    à

    faire

    durer

    la

    joute.

    Entre

    les

    deux

    personnages,

    Sade

    va s'ingénier à varier les coups, quoique finalement le

    rapport de

    force

    essentiel

    soit toujours le

    même.

    Un jeu

    s'établit, de questions

    et

    de réponses

    : l'un et

    l'autre,

    tour

    à tour,

    questionnant

    ou répondant

    ;

    mais la valeur de

    l'interrogation

    change, quoiqu il

    s'agisse

    presque toujours de

    fausses

    interrogations,

    chacun formule déjà

    sa propre

    réponse

    ;

    les interrogations du prêtre se

    situent sur

    un

    ton

    mineur, tandis que celles

    du moribond sont

    majeures et

    triomphantes. Le

    prêtre

    entre

    dans

    le

    jeu du moribond, victime

    d'une

    extrême

    naïveté

    au

    départ ;

    tandis

    que

    l'inverse ne se

    produit jamais.

    Le

    prêtre use de l'indignation,

    alors que le

    moribond

    se sert

    du mépris — qui

    est

    une arme autrement

    efficace

    :

    ce mépris se traduit

    souvent

    par l'utilisation

    péjorative

    de l'adjectif possessif

    :

    « Ton Dieu », « Ton Jésus ».

    Si

    le rapport de force ne

    change

    jamais fondamentalement,

    Sade est toutefois parvenu à créer

    une

    progression.

    Pour

    éviter

    la

    monotonie, l'endormissement

    du

    lecteur,

    il invente

    de

    fausses

    ruptures. «

    Je n'ai

    plus

    rien

    à

    te dire »,

    prononce

    le

    prêtre

    découragé

    ;

    mais

    le

    discours immédiatement

    rebondit,

    et le

    moribond

    se contente

    de marquer des points

    :

    «

    Mon

    ami,

    conviens d'un fait... » Une

    progression

    s'opère

    aussi

    dans

    la longueur respective des répliques

    : celles

    du moribond

    sont de plus

    en

    plus

    nourries,

    construites,

    tandis

    que

    celles

    du

    prêtre

    s'effritent dans leur

    insignifiance.

    Sade

    s'accorde

    donc, par la voix du moribond, une victoire totale

    ;

    mais à

    travers la

    mort. Et

    il

    est

    assez

    étrange qu'il

    ait choisi de

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    64

    BÉATRICE DIDIER

    se projeter dans ce personnage du moribond qui est à la fois

    un surhomme

    dont

    l'intelligence

    échappe

    au

    destin

    commun,

    mais aussi un

    homme

    qui

    va mourir. Sade opère à la fois un

    transfert

    masochiste qui

    consiste

    à s'imaginer lui-même dans

    une situation

    pénible,

    c'est le moins que l'on puisse dire

    ;

    mais, comme l a bien montré

    Giles

    Deleuze, il

    n'y

    a

    pas

    réversibilité du sadisme et du masochisme, et le masochisme

    de

    Sade

    n'est pas celui de

    Masoch ;

    il s'agit d'un

    masochisme

    de

    fort

    qui ne

    fait que permettre

    une plus

    grande

    joie, un

    plus grand

    triomphe : ici

    la

    joie et le triomphe

    sont purement

    philosophiques.

    *

    Cette forme du dialogue, Sade va la reprendre dans une

    œuvre

    d'une tout autre envergure

    philosophique

    et

    littéraire

    :

    La Philosophie dans le

    boudoir.

    Et, je crois que ce

    choix

    d'une forme littéraire a son

    importance, comme

    importent

    que Sade ait

    incarné

    Justine

    dans le moule romanesque, ou

    ait exprimé ses idées dans les 120 Journées par la

    forme

    littéraire

    illustrée

    par

    Bocace ou

    Marguerite de Navarre.

    La

    Philosophie dans

    le boudoir contient 7

    dialogues.

    Le chiffre

    parfait, le

    chiffre

    sacré

    :

    c'est

    à la fois dérision

    des

    rites, mais

    aussi

    institution d'un autre ordre sacré

    :

    celui de l'athéisme

    et

    du

    libertinage.

    encore,

    Sade

    s'est

    plu

    à ménager une progression, à la

    fois à

    l'intérieur

    du dialogue, mais aussi

    d'un

    dialogue à

    l'autre.

    Le

    premier

    n'est

    guère qu une présentation des

    personnages

    et

    de leur

    dessein. Le

    second,

    fort bref, entre

    Mme de

    Saint-

    Ange et

    Eugénie,

    marque simplement l'arrivée

    d'Eugénie.

    On

    n'aborde

    vraiment

    le

    sujet

    que

    dans

    le

    troisième dialogue

    :

    ce sujet qui est

    l'exposé

    de la

    philosophie

    de Sade,

    mais à

    l'usage d'Eugénie.

    C'est dire que Sade utilise

    au

    mieux

    ici la fonction pédagogique du dialogue

    philosophique.

    Il

    s'adresse, en la personne d'Eugénie, à une

    disciple

    qu il suppose, bonne hypothèse de départ, absolument vierge

    de corps et d'âme, innocente, mais fort douée pour

    l enseignement qui doit lui être donné

    ;

    et elle va

    vite

    accomplir

    des

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    8/17

    ADE ET

    LE

    DIALOGUE

    PHILOSOPHIQUE 65

    progrès qui étonnent

    même

    son

    maître.

    Mais j ai

    tort

    de

    parler de son

    maître ; en fait,

    il

    y en a deux :

    Mme de

    Saint-

    Ange

    et

    Dolmancé, accessoirement trois. Non seulement par

    son

    contenu

    philosophique, mais par

    la

    structure même du

    dialogue,

    la

    Philosophie est

    infiniment

    plus

    riche et

    plus

    complexe.

    Dialogue à plusieurs voix

    :

    deux voix

    magistrales

    ;

    une

    seule élève, mais

    fort

    bien

    disposée

    et

    plus

    que docile.

    Jusqu au

    sixième

    dialogue

    apparaît la

    victime

    sur

    laquelle

    vont s'exercer des

    travaux

    pratiques de cruauté

    :

    Mme de

    Mistival,

    mère

    d Eugénie.

    Le

    dialogue

    ainsi

    organisé

    prend

    un

    caractère

    théâtral

    indéniable.

    Nous

    sommes à mi-chemin

    entre le dialogue

    philosophique pur

    et

    une

    véritable

    pièce de

    théâtre.

    Les jeux

    de scène sont très

    précisément indiqués

    — et

    les

    coups de

    théâtre. Il est très caractéristique aussi qu au

    début

    de chaque

    dialogue,

    on

    trouve,

    non

    pas

    un

    titre indiquant le sujet, le

    thème

    central,

    mais ces

    indications

    de

    théâtre

    :

    «

    La

    scène

    est dans

    un boudoir délicieux

    » (3)

    ;

    et

    surtout la liste

    des

    personnages

    figurant dans

    chaque scène.

    La progression est

    à la

    fois

    pédagogique

    et

    dramatique,

    puisqu elle

    aboutit à une action pathétique

    :

    les

    tortures

    infligées à

    Mme de

    Mistival.

    Et

    le rapport

    de

    forces

    entre

    les

    personnages est singulièrement

    plus complexe

    qu il

    ne

    Test

    habituellement

    dans

    le dialogue philosophique. On

    retrouve

    l opposition sadienne entre les forts

    et

    les faibles. Mais les

    forts

    sont avantageusement

    représentés,

    tandis

    que

    dans le

    camp

    des faibles ne figure que

    la

    victime «

    expérimentale

    »

    :

    Mme de

    Mistival. A

    l'intérieur

    même du groupe

    des forts,

    l équilibre évolue

    :

    le

    chevalier, qui

    n'était que l'annonciateur

    de Dolmancé,

    réapparaît

    par la

    suite,

    mais

    son rôle

    demeure

    toujours un

    peu en sourdine, quoique l on sache

    l'importance

    qu il

    a

    dans

    l'existence

    de

    sa sœur. Dolmancé

    et Mme

    de

    Saint-Ange

    semblent des

    instituteurs

    d égale importance

    au

    départ.

    En fait, plus le

    texte progresse,

    plus les discours de

    Dolmancé sont longs

    et importants

    ; ils deviennent de

    véritables

    exposés

    dogmatiques,

    en particulier dans le

    quatrième

    dialogue. Le cinquième,

    lui,

    a

    une

    forme propre

    :

    il s'inter-

    (3) Éd. Pauvert, p. 26.

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    66

    BÉATRICE DIDIER

    rompt, en

    tant que

    dialogue, pour

    faire

    place au libelle

    bien

    connu

    :

    Français

    encore un

    effort,

    que

    Sade

    charge

    le

    chevalier

    de

    lire

    à haute voix. Ce texte marque

    le

    point

    d aboutissement d'une progression vers des

    passages

    théoriques de

    plus

    en

    plus

    longs.

    Après

    quoi, on assistera à un brusque

    dialogue aux

    répliques brèves

    ; et,

    comme

    par nécessité

    dramatique,

    Sade

    en

    revient

    à l'action, puisque c'est dans ce

    dialogue

    que

    le

    dénouement

    est annoncé, combiné,

    ourdi par

    les personnages — selon les bonnes règles du théâtre

    classique.

    Après quoi,

    l'action

    va

    se précipiter dans le septième

    dialogue

    qui

    est, en

    quelque sorte,

    un cinquième acte. Les

    discours

    théoriques

    auront fait

    place

    aux

    actions.

    On voit

    donc

    une

    forme

    de dialogue philosophique,

    très

    proche du

    théâtre,

    ou

    du roman, et où

    la

    théorie ne peut se

    séparer

    d'une

    pratique.

    Le dialogue permet à l'œuvre d'être le point de

    convergence de plusieurs langages.

    D abord,

    essentiel, souverain,

    le

    langage des libertins

    ;

    c'est celui

    du

    trio initié, Mme de

    Saint-

    Ange, le Chevalier, Dolmancé

    :

    ce langage

    va

    devenir aussi

    celui

    d'Eugénie,

    mais au terme

    de

    cette «propédeutique» que

    représente

    La

    Philosophie dans

    le

    boudoir.

    Sade

    prend

    plaisir à

    multiplier,

    du

    moins au

    début,

    les naïvetés

    d Eugénie,

    et ses questions

    qui

    portent le plus souvent

    sur la

    signification de mots. Car il est à noter

    que

    ce que demande

    d'abord

    la

    jeune fille à ses maîtres,

    ce

    n'est pas tant une pratique, que

    l'élucidation d un certain vocabulaire. « Je suis venue ici pour

    m'instruire, dit la petite fille, et je ne m'en irai pas

    que

    je sois

    savante » (4). Tandis qu au

    château

    de Silling dans

    les

    120

    Journées, on

    mange abondamment, ici

    Eugénie refuse

    de

    prendre

    un

    repas,

    tant

    est

    grande

    sa

    curiosité

    ;

    mais

    sa

    curiosité

    n*est pas tant

    celle

    de voir

    que

    d'entendre

    :

    «

    Je

    n'ai,

    chère amie, d'autre besoin

    que celui

    de t'entendre

    » (5).

    Les

    métaphores employées

    sont

    celles

    d une

    pédagogie

    de la

    parole

    ;

    et le discours

    est

    premier

    :

    « les démonstrations ne

    seront nécessaires qu après les dissertations

    théoriques » (6).

    4)

    P.

    25.

    (5) P.

    25.

    (6)

    P.

    27.

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    SADE ET

    LE DIALOGUE

    PHILOSOPHIQUE

    67

    Ou

    encore, Mme de

    Saint-Ange à Dolmancé : «

    Nous

    avons

    besoin de

    vos leçons,

    donnez-nous les, et les

    myrtes que

    vous voulez cueillir

    formeront ensuite

    votre couronne » (7).

    « Allons, écoutez-moi,

    jolie

    petite élève

    »,

    commande

    Dolmancé

    (8). Ce

    que

    les maîtres exigent, c'est comme dans

    Les

    Mille et une nuits « l'écoute et l'obéissance ».

    Tout

    le

    troisième

    dialogue

    se

    passe essentiellement à nommer. Dans

    cette

    sorte de paradis terrestre où Eugénie va

    se découvrir

    Eve,

    il

    s'agit

    de lui

    apprendre

    à

    nommer

    les

    choses,

    pour

    qu elle

    puisse prendre

    pouvoir

    sur

    elles.

    Il

    faut initier

    Eugénie à un certain langage

    :

    celui du

    libertinage.

    On notera

    la

    fréquence

    de l'expression

    « en

    termes de

    libertinage », que Dolmancé

    emploie

    doctement après chaque

    vocable nouveau

    qu il

    énonce. Il prend soin

    scrupuleusement

    de

    distinguer

    le langage du libertinage d'autres langages

    qui

    pourraient tout

    aussi bien

    servir à désigner les mêmes

    réalités.

    Le mot «

    technique

    »,

    c'est celui

    du

    libertinage. Le

    mot «

    de

    l'art

    »,

    c'est celui

    de

    la

    médecine.

    Or les

    instituteurs

    d Eugénie

    refusent ce

    qui

    serait

    purement

    médical. « Nous

    glisserons

    sur

    tout

    ce

    qui

    tient au

    plat

    mécanisme

    de la

    population,

    pour

    nous

    attacher

    principalement

    et uniquement aux

    voluptés

    libertines

    dont

    l'esprit

    n'est nullement populateur » (9).

    Eugénie, elle-même, tout en se

    prêtant

    complaisamment à

    une pratique, demeure toujours soucieuse

    de vocabulaire.

    Témoin la naïve

    question :

    « Comment appelle-t-on ce

    que

    nous faisons-là ? »

    (10).

    Mais cette question

    est-elle

    si naïve ?

    Si

    elle

    révèle,

    de

    toute

    évidence,

    une

    méconnaissance

    des

    mots et une

    remarquable

    prescience

    des

    choses, n'est-elle

    pas l'expression de cette volonté,

    si fondamentale

    à l'érotisme

    et au libertinage, de penser

    la réalité,

    de la reconstruire, ce

    qui

    est la

    démarche

    de

    tout langage

    et de

    tout art ? Ainsi les

    extrêmes

    se

    rejoignent

    et

    la naïveté, dans

    son

    souci d'être

    avertie, rencontre

    le

    libertinage

    le

    plus

    savant,

    puisque, dans

    les

    deux cas,

    il s'agit toujours d une élaboration par

    la

    con-

    (7) P.

    3°-

    (ôj

    P. 30-31.

    (9)

    P.

    34-

    (10) P.

    38.

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    BÉATRICE DIDIER

    science et l'intelligence.

    Aussi n'est-il pas

    surprenant que

    les

    instituteurs

    s'entendent

    si

    bien

    avec

    leur

    élève.

    Étonnante élève, d'ailleurs,

    et que le

    souci de connaître

    et

    de

    nommer n'abandonne

    pas

    même lorsqu'on s'y

    attendrait.

    La nouveauté et

    la

    fatigue

    n'y

    font rien :

    «

    Je

    suis

    morte,

    je

    suis brisée...

    Je suis anéantie ... Mais expliquez-moi, je

    vous prie, deux mots que vous avez prononcés et que je

    n entends pas » (ii). Et plus loin

    :

    « un mot,

    chère

    amie, un mot

    vient de

    t'échapper

    encore, et je ne l'entends

    pas

    »

    (12). La

    force du mot

    est

    étonnante

    chez

    M' e de Saint-Ange

    :

    elle

    explique

    à

    son élève

    que

    certains

    termes

    suffisent,

    par

    eux

    seuls,

    à augmenter son plaisir. Mais aussi

    employer les

    mots,

    c'est

    immédiatement

    les définir. Or c'est là

    que

    va

    s'exprimer

    la

    puissance

    du

    libertinage

    et

    sa

    fonction

    essentielle, qui

    est

    de renverser, d'inverser les valeurs. Car les

    définitions,

    dès

    qu il

    s'agit d'autre chose

    que

    de

    décrire un organe — et

    encore

    là, par exemple, les instituteurs

    s'efforceront

    d'en

    dissocier toute idée de

    reproduction

    — , en tout cas,

    dès

    qu il

    s'agit de notions plus complexes, la

    définition est en même

    temps

    l'instauration

    d'un

    autre ordre

    des

    valeurs.

    Voici

    la

    définition

    des prostituées

    par Mme

    de

    Saint-Ange

    :

    «

    heureuses et respectables créatures, que l'opinion flétrit, mais

    que la volupté

    couronne, et qui, bien plus

    nécessaires

    à

    la

    société

    que

    les prudes,

    ont le courage

    de sacrifier, pour

    la

    servir, la considération

    que cette

    société ose

    leur

    enlever

    injustement. »

    L'inversion des

    valeurs suppose,

    appelle

    et

    produit à

    la

    fois une inversion du signifié

    que

    recouvre le

    signifiant. Ainsi vont se créer deux langages, par

    principe

    incommunicables, puisque les

    même mots y

    auront des sens

    opposés

    :

    celui des

    libertins,

    celui

    des gens

    qui

    se

    jugent

    honnêtes. On apprend à

    Eugénie

    à

    ne

    pas

    être trompée

    par

    le

    code

    que

    la société

    a institué, et à

    rendre

    « un

    sens plus

    pur

    » — ou

    plus

    impur,

    tout

    dépend dans quel camp se place

    le lecteur — aux

    mots de la

    tribu

    :

    « Ne sois

    pas la

    dupe,

    Eugénie,

    de

    ces

    femmes

    que

    tu entends

    nommer

    vertueuses. Ce

    («)

    P- 41-42.

    (12)

    P. 45-.

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    SADE

    ET

    LE DIALOGUE

    PHILOSOPHIQUE 69

    ne sont pas,

    si

    tu veux, les mêmes passions

    que

    nous qu'elles

    servent,

    mais

    elles en

    ont d'autres,

    et

    souvent

    bien

    plus

    méprisables »

    (13).

    La Philosophie

    dans

    le boudoir

    occupe une

    place

    bien

    spécifique dans l'œuvre de

    Sade. Chez cet

    auteur

    qui

    veut tout dire et dont l'originalité, par

    rapport

    au roman

    libertin

    de

    son

    époque, se situe justement dans

    cette volonté

    de

    tout dire, et

    de forcer

    son lecteur à tout

    lire,

    cette œuvre

    se distingue par son

    caractère dynamique,

    puisque

    le langage

    libertin

    employé

    au

    départ

    est

    forcément

    restreint,

    s'adressant

    à

    une

    très

    jeune

    fille, mais va progressivement

    s'enrichir.

    Ce paradoxe

    se

    trouve

    renforcé

    encore

    par le fait

    suivant

    :

    puisqu'il ne s'agit pas d'un roman, mais d'un dialogue

    philosophique, presque

    théâtral, Sade

    s'interdit la

    description

    pure

    et

    simple

    ;

    il se

    contente au

    plus de quelques notations

    scéniques. Tous

    les

    actes devront donc

    passer

    par

    la

    parole

    qui les

    annonce,

    les explique, les accompagne.

    D où

    une

    multiplication des actes, à mesure

    que progresse

    non pas

    exactement l'action, mais l'acquisition pédagogique d'un

    langage.

    Opposé

    au langage des

    libertins,

    celui de la

    victime, Mme

    de Mistival.

    Il

    va, lui aussi, évoluer, et rapidement, au

    cours

    du septième dialogue.

    D abord

    mondain, et

    comiquement,

    lorsqu'elle arrive chez Mme de Saint-Ange

    :

    «

    Je

    vous

    prie

    de m'excuser, madame,

    si

    j'arrive chez vous sans vous

    prévenir » (14),

    il

    se campe

    ensuite dans la

    dignité : « Apprenez,

    monsieur, qu on ne jette

    pas

    [par

    la

    fenêtre]

    une femme

    comme moi »

    (15)

    ;

    il se

    fait autoritaire :

    « Quoi ma fille

    me

    résiste

    » puis c'est

    le

    gémissement

    traditionnel

    des

    parents

    :

    «

    Eh quoi

    les soins

    que

    j ai

    eus

    d'elle,

    l'éducation

    que

    je

    lui

    ai

    donnée

    »

    (16).

    Ensuite,

    la supplication d'ordre

    moral

    :

    « Eugénie, ma

    chère

    Eugénie, entends pour

    la

    dernière

    fois

    les supplications de celle

    qui

    t'a

    donné la vie » (17),

    et pour finir

    les

    implorations, et

    les cris

    de douleur. Ce

    qui

    (13)

    P.

    46.

    (14)

    P.

    294-

    (15)

    P.

    295-

    (16)

    P.

    298.

    (17)

    P. 299.  

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    13/17

    7O

    BÉATRICE DIDIER

    surprend

    le lecteur,

    c'est

    le

    caractère

    absolument

    déplacé

    du

    langage

    de la

    victime,

    du

    moins

    tant

    qu elle

    n'est

    pas

    encore suppliciée. Lorsqu elle

    n a plus

    qu à

    crier,

    elle a

    réintégré l'univers sadien où elle

    occupe

    désormais la

    place qui

    lui incombait. Mais, tant qu elle parle le langage des honnêtes

    gens,

    elle détonne au sens musical du terme

    ;

    voix

    étrangère,

    à

    la limite inaudible,

    sinon

    pour

    en tirer un effet

    burlesque.

    Arrivée dans ce lieu clos qu'est le boudoir

    sadien,

    elle

    y

    ramène avec elle tout un

    monde

    que

    les

    libertins

    et le

    lecteur

    ont comme

    oublié

    ;

    elle arrive d'une autre planète

    ;

    mais

    elle

    ne rappelle ce monde

    que

    pour permettre aux libertins de

    mieux

    le

    pulvériser

    et

    de

    l'anéantir en

    même

    temps

    que

    sa

    messagère.

    En dehors

    de ces deux

    langages essentiels et impénétrables

    l'un à l'autre, celui des bourreaux, celui de la victime, il

    existe

    pourtant d'autres langages dans

    La

    Philosophie et

    qui

    ne

    sont pas négligeables.

    On notera, d'abord,

    la

    présence,

    fréquente dans les œuvres de Sade, de ces simples exécuteurs

    que

    sont

    les valets. Mais ici, à la différence de ce

    qui se

    passe

    fréquemment,

    Sade a pris plaisir à

    reconstituer

    leur

    langage

    populaire,

    quasi

    paysan,

    et

    qui

    ne

    manque pas

    de saveur.

    Ce

    n'est

    pas seulement question

    de

    vocabulaire, mais encore

    de mentalité. Lapierre a des pudeurs : « Devant tout le monde,

    monsieur ? » (18) mais il est habitué à la soumission. Son rôle,

    pour important

    qu il soit dans

    le supplice de

    Mme

    de Misti-

    val,

    n'est cependant

    qu épisodique : on ne l a

    jamais

    vu avant

    le

    dénouement.

    Augustin parle

    davantage. Avec des

    exclamations

    de patois

    :

    «

    Ah

    tatigai, monsieur »

    (19).

    Le

    rapport

    de domesticité

    est

    fortement souligné : le valet

    est réduit

    à

    un

    rôle

    animal

    :

    Mme

    de

    Saint-

    Ange

    l'appelle

    «

    gros

    cochon

    »

    ;

    il est simple instrument et demande à tout instant

    ce

    qu il

    doit faire, ce qu on lui

    permet

    de faire. Il est « aussi franc

    que frais » (20), dit Dolmancé, et il a gardé

    de sa

    vie

    campagnarde de savoureuses

    métaphores

    agricoles

    :

    «

    Ma

    fy

    madame, vous dites

    pourtant

    quelquefois comme ça

    que

    je

    (18) P. 311.

    (19) P. 145-

    (20) P. 145.

  • 8/20/2019 caief_0571-5865_1972_num_24_1_1000

    14/17

    SADE ET

    LE DIALOGUE

    PHILOSOPHIQUE 71

    commence à ne

    pas

    si mal

    aller

    à présent, et quand

    y

    a du

    terrain en friche,

    c'est toujours à moi

    que vous le

    donnez ».

    On le notera d'ailleurs

    :

    Eugénie

    qui

    ne rougissait

    pas

    du

    tout

    du langage des libertins

    (21),

    parce

    que

    c'était déjà

    le

    sien, en virtualité, éprouve devant Augustin — et pour

    des

    raisons de

    hiérarchie

    sociale uniquement —,

    le

    seul

    mouvement de

    pudeur

    qu'elle

    manifeste

    dans

    tout

    l'ouvrage

    :

    « Oh,

    ciel je

    suis

    d'une honte 1 »

    (22).

    L'instant d'un

    éclair,

    et

    parce qu'elle

    se trouvait

    devant ce

    qu'on

    lui avait toujours

    enseigné

    être

    un

    [inférieur,

    elle

    a

    réintégré

    le

    langage

    honni,

    le langage de sa mère.

    Une dernière

    voix

    se fait entendre,

    venue d'un lieu

    extérieur au boudoir, mais

    qui

    ne lui est

    pas

    vraiment

    étrangère,

    car elle corrobore

    tout

    à

    fait

    les

    propos

    des libertins

    :

    la voix

    du

    libelliste

    qui

    a

    écrit

    Français

    encore

    un

    effort. Cette

    brochure

    que

    Dolmancé

    est

    censé avoir achetée le matin au

    palais de

    l'Égalité,

    vient,

    à point

    nommé, compléter

    l enseignement

    d'Eugénie

    par une doctrine politique, et s'intègre

    au

    cinquième

    dialogue.

    Que

    l'on

    ne

    croie

    pas

    que Sade a

    placé

    un

    texte

    un

    peu au

    hasard,

    et

    pour

    utiliser

    un

    fragment

    rapporté. Sa place centrale est bien

    révélatrice :

    pas

    de

    véritable enseignement sans une prise de

    conscience

    politique ;

    pas de véritable révolution sexuelle, sans une

    révolution

    totale : religieuse,

    sociale,

    constitutionnelle. Si

    proche

    qu il soit

    de la

    pensée

    des

    libertins, l'auteur

    de la

    brochure

    emploie

    un langage plus

    soutenu,

    plus uniquement théorique.

    Surtout,

    il

    lui

    manque ce

    qui fait le

    caractère

    très particulier

    du

    discours

    des libertins, à l'intérieur du boudoir, cette

    doublure — au sens théâtral

    ou

    vestimentaire — que les gestes,

    les

    actes

    donnent

    aux mots. Son langage, quoiqu il

    n'évite

    pas

    le

    franc-parler,

    est toujours noble, sans ces invectives

    qui

    ponctuent

    le

    langage des libertins

    ;

    il

    est

    docte

    au besoin

    (mais les libertins eux-mêmes ne redoutent

    pas

    l'érudition)

    ;

    il possède

    cette

    belle éloquence

    qui fait

    de ce texte une des

    pièces les plus

    fortes

    de

    notre littérature

    révolutionnaire.

    (ai)

    P. 144-

    (22) P. 145.

  • 8/20/2019 caief_0571-5865_1972_num_24_1_1000

    15/17

    72

    BÉATRICE DIDIER

    Et

    cette

    conquête du langage aboutit au meurtre de la

    mère,

    ou plutôt à un meurtre différé, et

    différé

    pour la raison

    la plus

    frivole,

    la plus cruellement

    cynique :

    ne pas avoir à

    porter le deuil l'été suivant. Cette

    idée

    du meurtre de sa mère

    naît

    chez Eugénie au

    fur et

    à mesure de

    son

    apprentissage

    du langage

    libertin. C'est lors

    de la

    définition

    des

    termes

    de

    la

    reproduction

    que

    Mme de Saint-Ange en vient à exposer

    cette

    idée chère à Sade, et assez conforme aux théories

    médicales de l'époque, selon

    laquelle

    la

    femme n'a

    pas de

    rôle

    véritable dans la genèse de

    l'enfant :

    elle n'est

    qu'un

    réceptacle

    du germe masculin

    ; et

    Eugénie de conclure

    :

    «

    Je

    trouve

    dans

    mon cœur la preuve de

    ce

    que

    tu

    me

    dis,

    ma

    bonne,

    car

    j'aime

    mon

    père

    à la

    folie,

    et je sens que je déteste ma

    mère»

    (23).

    Tout au long de

    l'œuvre

    revient ce projet,

    lié à

    l'aboutissement d'une

    propédeutique. Quand Mme

    de

    Saint-

    Ange

    demande à Eugénie

    si

    elle serait prête à

    commettre

    une

    mauvaise

    action

    :

    «

    Tais-toi séductrice

    ;

    je ne répondrai sur cela

    que

    lorsque tu auras fini de m'instruire » (24). Mme de

    Saint-

    Ange, l'institutrice

    d'Eugénie

    et son

    modèle,

    a dû, elle aussi,

    conquérir

    le

    libertinage

    par le meurtre

    de sa mère

    ;

    dans

    cet

    univers clos du boudoir sadien, cela semble une règle

    :

    «

    Eugénie, j ai

    détesté

    ma

    mère

    tout

    autant

    que

    tu

    hais la

    tienne,

    et

    je n'ai pas balancé »

    (25).

    La conquête du langage libertin,

    c'est le ralliement au camp du

    père qui, symboliquement,

    dans La Philosophie dans le boudoir, se trouve avoir

    ordonné

    le

    supplice de la

    mère,

    l'avoir volontairement

    livrée aux caprices

    des

    libertins. La mère, en

    effet,

    représente

    l'univers

    utérin,

    d'avant

    la parole,

    du

    balbutiement

    enfantin ou

    encore de la

    parole sociale, mondaine,

    vertueuse, dans

    tous les

    cas, pour

    Eugénie,

    de la non-parole, de la parole

    sans efficacité et sans

    vérité

    :

    il

    ne

    restera

    plus

    à

    la

    mère

    que

    le

    silence

    de

    la

    victime,

    par delà

    les

    cris. Le père, au contraire, représente le langage

    libertin, l'accession à

    la parole qui s'est

    effectuée

    grâce

    au

    dialogue propédeutique. Dans son

    atrocité,

    le

    supplice

    final

    est bien symbolique

    encore

    :

    il

    s'agit

    de clore

    définitivement

    (аз)

    Р.

    43-

    (24)

    P. 61.

    (25)

    P.

    100.

  • 8/20/2019 caief_0571-5865_1972_num_24_1_1000

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    SADE

    ET LE DIALOGUE

    PHILOSOPHIQUE 73

    cette autre bouche de la

    mère, cette

    bouche honteuse

    ;

    et

    par le

    même

    coup de lui

    interdire

    à amais de mettre au monde

    d'autres enfants :

    «

    afin que

    vous

    ne

    me donniez plus ni frères

    ni sœurs »

    (26).

    Eugénie, devenue

    l'incarnation

    du libertinage,

    entend bien

    demeurer unique.

    On notera

    encore

    que, dans la

    scène

    du

    supplice,

    les

    libertins

    ont soin

    d'imposer à

    la

    victime

    non seulement une

    souffrance, mais

    une parole. Il

    faut,

    avant tout,

    qu'elle

    entende son

    arrêt, dans une sorte de parodie de cour de

    justice

    :

    « c'est

    que tout

    n'est pas dit. Ne faut-il

    pas

    que

    vous

    entendiez

    votre

    arrêt ? ...

    ne

    faut-il pas qu'il

    s'exécute

    ? ...

    Allons,

    réunissons-nous autour de la

    victime,

    qu'elle

    se

    tienne

    à genoux au milieu du cercle, et qu'elle écoute en

    tremblant ce qui va lui être annoncé »

    (27). L'expression

    « tout n'est

    pas

    dit » est bien remarquable, dans son double

    sens

    :

    le supplice

    ne

    peut s'achever

    que

    s'il

    est

    dit. La suite

    de la sentence prouve d'ailleurs une certaine gratuité de la

    parole.

    Les

    libertins

    vont annoncer

    une variété de

    supplices

    avec un grand luxe, une

    parfaite

    jouissance de vocabulaire,

    mais ils

    savent

    bien que

    les

    actes ne

    pourront pas

    se

    conformer à l'infinie virtualité

    des

    mots,

    et que tous les supplices

    ne

    sauraient

    être

    infligés

    ;

    l'acte

    exigera

    un

    choix

    que

    n'imposait

    pas

    le verbe, et Dolmancé de dire : « la différence

    entre

    mon

    prononcé et le vôtre, c'est que vos

    sentences

    n'étaient

    que

    les ff ts d'une

    mystification,

    au lieu

    que

    la

    mienne

    va s'exécuter»

    (28).

    Lorsque le supplice

    sera

    terminé,

    Dolmancé prononcera

    :

    « Tout est dit »

    (29).

    Ainsi

    dans

    la

    Philosophie

    éclate de façon

    manifeste à

    la

    fois

    la force de destruction, de déconstruction du dialogue

    philosophique, et aussi

    sa

    véritable fonction

    qui

    est

    d'instaurer

    un

    autre

    langage

    (que

    l'on

    se rappelle, dans

    les

    dialogues

    platoniciens, l'importance de la définition

    des termes).

    Ce texte

    de

    Sade est

    exemplaire,

    et

    unique dans

    son œuvre, parce que

    centré exclusivement sur cette acquisition du langage

    liber-

    (26

    P.

    312.

    P. 309.

    P. 310.

    P.

    316.

  • 8/20/2019 caief_0571-5865_1972_num_24_1_1000

    17/17

    74

    BÉATRICE DIDIER

    tin

    avec

    tout

    ce que cette acquisition entraîne

    :

    pas

    d événements

    dans ce boudoir,

    sinon

    ceux

    qui

    découlent

    précisément de

    cette

    propédeutique, mais aucun rebondissement

    romanesque. Pas de

    récit

    au passé non

    plus,

    comme dans

    Les

    Cent vingt

    journées : l'anecdote est

    systématiquement

    supprimée.

    Pas de voyage comme dans

    Justine

    ou dans Aline et

    Valcour.

    Le

    voyage initiatique, il s'accomplit sans

    sortir du

    boudoir,

    voyage

    à

    travers

    les

    mots,

    odyssée du langage. Tel

    est le point

    d'aboutissement,

    et

    la suprême

    perfection

    du

    dialogue

    philosophique chez Sade.

    Béatrice

    Didier.