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Cahiers de l'Associationinternationale des études
francaises
Sade et le dialogue philosophiqueProfesseur Béatrice Didier
Citer ce document Cite this document :
Didier Béatrice. Sade et le dialogue philosophique. In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises,
1972, n°24. pp. 59-74.
doi : 10.3406/caief.1972.1000
http://www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_1972_num_24_1_1000
Document généré le 15/10/2015
http://www.persee.fr/collection/caiefhttp://www.persee.fr/collection/caiefhttp://www.persee.fr/collection/caiefhttp://www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_1972_num_24_1_1000http://www.persee.fr/author/auteur_caief_137http://dx.doi.org/10.3406/caief.1972.1000http://www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_1972_num_24_1_1000http://www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_1972_num_24_1_1000http://dx.doi.org/10.3406/caief.1972.1000http://www.persee.fr/author/auteur_caief_137http://www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_1972_num_24_1_1000http://www.persee.fr/collection/caiefhttp://www.persee.fr/collection/caiefhttp://www.persee.fr/collection/caiefhttp://www.persee.fr/
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2/17
S DE
ET LE DI LOGUE PHILOSOPHIQUE
Communication
de
Mme Béatrice DIDIER
(Paris)
au XXII Ie Congrès
de V
Association, le 26 juillet 1971.
Au
premier
regard, on est
frappé
par
l'abondance,
l omniprésence
du dialogue chez
Sade. Sade a écrit
du
théâtre, et
dans ses romans les libertins
discourent
inlassablement.
Dans
des
ouvrages à mi-chemin entre le
traité
philosophique et le
roman —
La
Philosophie dans le boudoir
ou Les Cent-vingt
journées
—
l'auteur
préfère
à
un
discours
théorique
l'exposé de
ses idées
à travers
les conversations des personnages. Quant
au
Dialogue d'un
prêtre
et
ďun moribond, le titre suffit à
montrer
quelle forme littéraire
l'auteur
y a choisie.
Même dans des œuvres romanesques, comme
Les
Infortunes de la
vertu, le dialogue est presque toujours de nature
philosophique.
On remarquera
la quasi
inexistence
du
dialogue
d'action,
ramené
à quelques mots échangés rapidement.
Il n'y a
pas
de
dialogue
psychologique
qui
nous ferait avancer
dans
la
connaissance
de
l'âme
d'un
personnage
dont
Sade
se soucie fort
peu.
Sade ne
pratique pas
non
plus
le
dialogue
à
sous-entendu,
à demi-mots dont le roman libertin de son
temps
est si friand : il dédaigne l'allusion
;
il veut tout
dire.
Si,
dans
les
scènes
d'orgie,
la
victime
se
doit de garder
le
silence, il
n'en est
pas de même lorsque les libertins,
momentanément
au repos, entreprennent de former —
ou
de forcer —
son esprit et de le dégager
des
préjugés
:
là, on lui rend
la
parole
pour qu elle
ait
le
loisir de formuler des objections
qui
amèneront les libertins à la confondre.
Cette
présence
du .dialogue
étonne
dans un
univers
où
règne l'incommunicabilité
absolue des
êtres, et où il ne s'agit
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3/17
6o BÉATRICE DIDIER
pas, à proprement parler, de discuter
avec l'adversaire qui est
par
avance réduit
à
la
défaite
et dont les
arguments
sont sans
poids. Pourquoi,
dès
lors,
Sade
a-t-il
utilisé
cette
forme
littéraire avec prédilection et
de préférence au
traité théorique
?
J'y verrais à la
fois
un désir de convaincre, une sorte de souci
apostolique, mais aussi une manifestation de la
volonté
de
puissance
:
l'écrivain se satisfait
de
pousser l'adversaire
idéologique dans ses derniers retranchements
et
de
le
tenir à sa
merci.
Nous n'envisagerons aujourd'hui que
deux
œuvres où Sade
a
délibérément
choisi la
forme du
« dialogue philosophique »
:
le
Dialogue
d'un
prêtre
et
ďun
moribond,
et
La
Philosophie dans
le boudoir divisée en sept « dialogues ». Nous ne nous
occuperons
pas des
romans où viendraient s'insérer
des
conversations
philosophiques,
puisque
notre propos
est
essentiellement de cerner
la
nature d'un genre littéraire
:
il convient
donc
de l'analyser à l'état
pur
sans
que
des éléments
étrangers
viennent s'y
mêler.
A vrai dire, le
statut du dialogue
philosophique varie considérablement d un auteur à l'autre.
Tout
dépend
à la fois du
rapport
de forces
qui s'établit entre
les
personnages fictifs, et de la finalité de l'œuvre.
Il
peut y
avoir
un
fort
ou
un groupe de
forts
contre
un
faible
qui
représente
ou
un contradicteur inefficace (sinon à faire rebondir
le
discours)
ou encore un disciple
qui
complaît à
son
maître par
des questions naïves.
A
l'opposé,
le
dialogue
peut mettre en
présence
des
personnages
de
poids égal, chargés
d'exposer
chacun des
aspects différents
de
la personnalité
de
l'écrivain.
Tel est
le
cas
de la plupart
des
œuvres de Diderot qui, dans
sa diversité, sa richesse, ses contradictions, ne peut
s'exprimer
par
une voix
unique.
Quant à
la
finalité du dialogue, elle
peut
varier,
elle aussi, suivant
qu il
s'agit
de
démontrer
une
vérité
que
l'on impose à l'adversaire,
ou que
l'on essaie, selon
une maïeutique socratique, de lui
faire
découvrir.
Mais le
but du dialogue
peut être autre : on reste sur l'expectative,
sur les contradictions
; le
dialogue
demeure
ouvert. Tel
est
encore
le cas de Diderot.
Chez
Sade, au contraire, le dialogue
est parfaitement clos,
comme
l'enceinte
du château
ou
comme
le
boudoir où il
se déroule.
Seule
y
triomphe la
voix
du
libertin, tandis
que celle
de l'adversaire
est
faible, dérisoire.
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4/17
SADE
ET LE DIALOGUE PHILOSOPHIQUE
6l
On rapprochera
le dialogue philosophique
chez
Sade
de
la
définition
que
donne
de
ce genre
David
Hume
au
début de
ses Dialogues sur
la
religion naturelle :
Tout point
de
doctrine si évident qu'il souffre à peine la
discussion,
mais
si important aussi qu'on ne
puisse
trop
souvent l'enseigner, paraît devoir être traité suivant une
méthode
telle
que la
nouveauté de
la
manière puisse compenser
la
banalité
du
sujet, telle
que la
vivacité de
la conversation
puisse
rendre le précepte
plus
frappant, telle
que la diversité
des
points de vue, représentés par des
personnages et
des
caractères
divers, ne
puisse paraître ni fastidieuse ni
redondante
(i).
Dans le
cas
de
Sade,
il
s'agit bien de
manifester
une
évidence — ou
du
moins ce qui apparaît tel, mais
que
ne voit
pas
l'homme aveuglé par ses préjugés. Cette vérité n'a rien
de
« banal »,
pas plus chez
Sade que chez
Hume,
d'ailleurs
;
mais,
parce
qu'elle est
unique
et
inlassablement répétée,
l'auteur
éprouve
le
besoin
d'en varier
l'exposé
grâce au
dialogue.
Cependant, le
caractère mondain,
divertissant de la
conversation est tout à fait
absent
ici : le lieu
clos sadien,
qu'il s'agisse de
boudoir
ou de la chambre d'un moribond,
exclut,
par
nature,
le
divertissement.
*
Quand
Sade écrit
son Dialogue entre
un
prêtre et
un
mori-
bond(i*]%2), il
est l'héritier
de
toute
une
tradition
littéraire
et
philosophique.
Il
se rattache plus
précisément
à un certain
type
de dialogue où Diderot avait
excellé (et
dont la
descendance se
poursuivrait
jusqu au fameux entretien du prêtre et
du
condamné
à
mort
dans
V
Étranger
de
Camus). Pour
tester
la valeur des
arguments,
l'écrivain
choisit cette situation-
type,
ce cas-limite
par excellence, qu'est l'agonie. Ainsi, il
peut montrer ce que, devant cette réalité inéluctable de la
mort, deviennent
les
arguments pacifiants du déisme dont se
satisfont
les
vivants.
Cette
forme
du dialogue
a
de quoi plaire
à un
homme
du xvnie siècle, par
son caractère expérimental.
(i) Éd.
Pauvert, p.
28.
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Ьг BÉATRICE DIDIER
II s'agit, comme le physicien choisit les
conditions
les plus
favorables pour son expérience, de prendre une
situation
précise, concrète et
tragique,
et
de
voir ce que
valent alors des
raisonnements abstraits et généraux. Sade n'avait
pas besoin
de supposer
son
personnage central
aveugle. D abord
parce
qu il n'aurait
pas
voulu
paraître
marcher
trop
dans
les
voies
de son aîné
;
ensuite, parce
que
le
type
d'arguments du
déisme
auquel Sade
s'attaque
ne nécessite
nullement l'hypothèse de
la
cécité. Le moribond de
Sade est
un
homme
normalement
constitué, à la vitalité puissante et sur
qui
l'auteur projette sa
propre personnalité
:
il
n'a qu'un remords,
celui de n'avoir pas
assez
joui.
«
Créé
par
la
nature
avec
des
goûts
très
vifs,
avec
des passions
très fortes ;
uniquement placé dans ce monde
pour m'y livrer et pour les satisfaire, et ces ff ts
de
la création
n'étant
que
des nécessités
relatives
aux premières
vues
de
la
nature ou, si tu l'aimes
mieux,
que
des
dérivations essentielles
à ses projets
sur moi,
tous en raison de ses
lois,
je
ne
me repens
que
de
n'avoir
pas assez reconnu sa
toute-puissance » (2). Il
fait
preuve
tout au
long du dialogue d'une
virulence et
d'une
absence
totale
de ménagement
pour
son
interlocuteur.
L'aveuglement,
tout
moral,
que lui
reproche
le
prêtre
—
«
On
ne
rend
point
la lumière
à
un
aveugle
»
—,
il
s'efforce
de montrer
que
c'est, en fait,
le
prêtre
qui
en
est
atteint
:
aveuglement des préjugés, des
erreurs,
des
traditions
religieuses. Comme
souvent
dans le
dialogue philosophique
(et
beaucoup
plus que
dans la
Lettre
sur
les aveugles),
la mort
demeure
à l'état
de
donnée initiale,
de présupposé
philosophique, sans
aucune
réalité physiologique. Le
moribond
se
porte
très
bien, et
fait
preuve d'une ténacité
infatigable.
Il
faut
une note
à
la
fin du
dialogue
pour
rappeler
au lecteur
que
la
mort
arrive.
L'adversaire est évidemment le prêtre
qui
essaie, in
extremis, de convertir le mécréant. Comme dans la Lettre
sur
l s
aveugles, il
accumule les
gaffes,
les arguments inopérants
;
mais la caricature de Sade est
encore
plus schématique et plus
âpre
que
celle de
Diderot. Le prêtre est
platement moralisa-
(2) Éd.
Pauvert,
O.C., t. VIII,
p.
38.
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SADE ET
LE DIALOGUE
PHILOSOPHIQUE 63
teur et protecteur : « ne vous
repentez-vous
point,
mon
enfant
?»
;
il
accumule
les
clichés,
les
formules
toutes
faites.
Naïf, crédule, il
s'indigne soudain
quand il
se
rend
compte
à
quel point
il
est berné. Alors,
il
se
réfugie dans des
exclamations
: « Où vous entraînent vos erreurs,
où
vous
conduisent
vos sophismes » Sade le
fait
à
plaisir
s'embrouiller
dans
son raisonnement
;
ce
que souligne
impitoyablement
le
moribond : « Qu'as-tu besoin d'une seconde difficulté, quand
tu ne peux pas expliquer la première ? » II
est
vaincu d'avance.
Et le lecteur le sait bien. Tout
l'art,
toute la technique de
Sade
consiste
donc non
pas
tant à le
vaincre, ce qui
est trop
facile,
mais
à
faire
durer
la
joute.
Entre
les
deux
personnages,
Sade
va s'ingénier à varier les coups, quoique finalement le
rapport de
force
essentiel
soit toujours le
même.
Un jeu
s'établit, de questions
et
de réponses
: l'un et
l'autre,
tour
à tour,
questionnant
ou répondant
;
mais la valeur de
l'interrogation
change, quoiqu il
s'agisse
presque toujours de
fausses
interrogations,
où
chacun formule déjà
sa propre
réponse
;
les interrogations du prêtre se
situent sur
un
ton
mineur, tandis que celles
du moribond sont
majeures et
triomphantes. Le
prêtre
entre
dans
le
jeu du moribond, victime
d'une
extrême
naïveté
au
départ ;
tandis
que
l'inverse ne se
produit jamais.
Le
prêtre use de l'indignation,
alors que le
moribond
se sert
du mépris — qui
est
une arme autrement
efficace
:
ce mépris se traduit
souvent
par l'utilisation
péjorative
de l'adjectif possessif
:
« Ton Dieu », « Ton Jésus ».
Si
le rapport de force ne
change
jamais fondamentalement,
Sade est toutefois parvenu à créer
une
progression.
Pour
éviter
la
monotonie, l'endormissement
du
lecteur,
il invente
de
fausses
ruptures. «
Je n'ai
plus
rien
à
te dire »,
prononce
le
prêtre
découragé
;
mais
le
discours immédiatement
rebondit,
et le
moribond
se contente
de marquer des points
:
«
Mon
ami,
conviens d'un fait... » Une
progression
s'opère
aussi
dans
la longueur respective des répliques
: celles
du moribond
sont de plus
en
plus
nourries,
construites,
tandis
que
celles
du
prêtre
s'effritent dans leur
insignifiance.
Sade
s'accorde
donc, par la voix du moribond, une victoire totale
;
mais à
travers la
mort. Et
il
est
assez
étrange qu'il
ait choisi de
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BÉATRICE DIDIER
se projeter dans ce personnage du moribond qui est à la fois
un surhomme
dont
l'intelligence
échappe
au
destin
commun,
mais aussi un
homme
qui
va mourir. Sade opère à la fois un
transfert
masochiste qui
consiste
à s'imaginer lui-même dans
une situation
pénible,
c'est le moins que l'on puisse dire
;
mais, comme l a bien montré
Giles
Deleuze, il
n'y
a
pas
réversibilité du sadisme et du masochisme, et le masochisme
de
Sade
n'est pas celui de
Masoch ;
il s'agit d'un
masochisme
de
fort
qui ne
fait que permettre
une plus
grande
joie, un
plus grand
triomphe : ici
la
joie et le triomphe
sont purement
philosophiques.
*
Cette forme du dialogue, Sade va la reprendre dans une
œuvre
d'une tout autre envergure
philosophique
et
littéraire
:
La Philosophie dans le
boudoir.
Et, je crois que ce
choix
d'une forme littéraire a son
importance, comme
importent
que Sade ait
incarné
Justine
dans le moule romanesque, ou
ait exprimé ses idées dans les 120 Journées par la
forme
littéraire
illustrée
par
Bocace ou
Marguerite de Navarre.
La
Philosophie dans
le boudoir contient 7
dialogues.
Le chiffre
parfait, le
chiffre
sacré
:
c'est
à la fois dérision
des
rites, mais
aussi
institution d'un autre ordre sacré
:
celui de l'athéisme
et
du
libertinage.
Là
encore,
Sade
s'est
plu
à ménager une progression, à la
fois à
l'intérieur
du dialogue, mais aussi
d'un
dialogue à
l'autre.
Le
premier
n'est
guère qu une présentation des
personnages
et
de leur
dessein. Le
second,
fort bref, entre
Mme de
Saint-
Ange et
Eugénie,
marque simplement l'arrivée
d'Eugénie.
On
n'aborde
vraiment
le
sujet
que
dans
le
troisième dialogue
:
ce sujet qui est
l'exposé
de la
philosophie
de Sade,
mais à
l'usage d'Eugénie.
C'est dire que Sade utilise
au
mieux
ici la fonction pédagogique du dialogue
philosophique.
Il
s'adresse, en la personne d'Eugénie, à une
disciple
qu il suppose, bonne hypothèse de départ, absolument vierge
de corps et d'âme, innocente, mais fort douée pour
l enseignement qui doit lui être donné
;
et elle va
vite
accomplir
des
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ADE ET
LE
DIALOGUE
PHILOSOPHIQUE 65
progrès qui étonnent
même
son
maître.
Mais j ai
tort
de
parler de son
maître ; en fait,
il
y en a deux :
Mme de
Saint-
Ange
et
Dolmancé, accessoirement trois. Non seulement par
son
contenu
philosophique, mais par
la
structure même du
dialogue,
la
Philosophie est
infiniment
plus
riche et
plus
complexe.
Dialogue à plusieurs voix
:
deux voix
magistrales
;
une
seule élève, mais
fort
bien
disposée
et
plus
que docile.
Jusqu au
sixième
dialogue
où
apparaît la
victime
sur
laquelle
vont s'exercer des
travaux
pratiques de cruauté
:
Mme de
Mistival,
mère
d Eugénie.
Le
dialogue
ainsi
organisé
prend
un
caractère
théâtral
indéniable.
Nous
sommes à mi-chemin
entre le dialogue
philosophique pur
et
une
véritable
pièce de
théâtre.
Les jeux
de scène sont très
précisément indiqués
— et
les
coups de
théâtre. Il est très caractéristique aussi qu au
début
de chaque
dialogue,
on
trouve,
non
pas
un
titre indiquant le sujet, le
thème
central,
mais ces
indications
de
théâtre
:
«
La
scène
est dans
un boudoir délicieux
» (3)
;
et
surtout la liste
des
personnages
figurant dans
chaque scène.
La progression est
à la
fois
pédagogique
et
dramatique,
puisqu elle
aboutit à une action pathétique
:
les
tortures
infligées à
Mme de
Mistival.
Et
le rapport
de
forces
entre
les
personnages est singulièrement
plus complexe
qu il
ne
Test
habituellement
dans
le dialogue philosophique. On
retrouve
l opposition sadienne entre les forts
et
les faibles. Mais les
forts
sont avantageusement
représentés,
tandis
que
dans le
camp
des faibles ne figure que
la
victime «
expérimentale
»
:
Mme de
Mistival. A
l'intérieur
même du groupe
des forts,
l équilibre évolue
:
le
chevalier, qui
n'était que l'annonciateur
de Dolmancé,
réapparaît
par la
suite,
mais
son rôle
demeure
toujours un
peu en sourdine, quoique l on sache
l'importance
qu il
a
dans
l'existence
de
sa sœur. Dolmancé
et Mme
de
Saint-Ange
semblent des
instituteurs
d égale importance
au
départ.
En fait, plus le
texte progresse,
plus les discours de
Dolmancé sont longs
et importants
; ils deviennent de
véritables
exposés
dogmatiques,
en particulier dans le
quatrième
dialogue. Le cinquième,
lui,
a
une
forme propre
:
il s'inter-
(3) Éd. Pauvert, p. 26.
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9/17
66
BÉATRICE DIDIER
rompt, en
tant que
dialogue, pour
faire
place au libelle
bien
connu
:
Français
encore un
effort,
que
Sade
charge
le
chevalier
de
lire
à haute voix. Ce texte marque
le
point
d aboutissement d'une progression vers des
passages
théoriques de
plus
en
plus
longs.
Après
quoi, on assistera à un brusque
dialogue aux
répliques brèves
; et,
comme
par nécessité
dramatique,
Sade
en
revient
à l'action, puisque c'est dans ce
dialogue
que
le
dénouement
est annoncé, combiné,
ourdi par
les personnages — selon les bonnes règles du théâtre
classique.
Après quoi,
l'action
va
se précipiter dans le septième
dialogue
qui
est, en
quelque sorte,
un cinquième acte. Les
discours
théoriques
auront fait
place
aux
actions.
On voit
donc
là
une
forme
de dialogue philosophique,
très
proche du
théâtre,
ou
du roman, et où
la
théorie ne peut se
séparer
d'une
pratique.
Le dialogue permet à l'œuvre d'être le point de
convergence de plusieurs langages.
D abord,
essentiel, souverain,
le
langage des libertins
;
c'est celui
du
trio initié, Mme de
Saint-
Ange, le Chevalier, Dolmancé
:
ce langage
va
devenir aussi
celui
d'Eugénie,
mais au terme
de
cette «propédeutique» que
représente
La
Philosophie dans
le
boudoir.
Sade
prend
plaisir à
multiplier,
du
moins au
début,
les naïvetés
d Eugénie,
et ses questions
qui
portent le plus souvent
sur la
signification de mots. Car il est à noter
que
ce que demande
d'abord
la
jeune fille à ses maîtres,
ce
n'est pas tant une pratique, que
l'élucidation d un certain vocabulaire. « Je suis venue ici pour
m'instruire, dit la petite fille, et je ne m'en irai pas
que
je sois
savante » (4). Tandis qu au
château
de Silling dans
les
120
Journées, on
mange abondamment, ici
Eugénie refuse
de
prendre
un
repas,
tant
est
grande
sa
curiosité
;
mais
sa
curiosité
n*est pas tant
celle
de voir
que
d'entendre
:
«
Je
n'ai,
chère amie, d'autre besoin
que celui
de t'entendre
» (5).
Les
métaphores employées
sont
celles
d une
pédagogie
de la
parole
;
et le discours
est
premier
:
« les démonstrations ne
seront nécessaires qu après les dissertations
théoriques » (6).
4)
P.
25.
(5) P.
25.
(6)
P.
27.
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SADE ET
LE DIALOGUE
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Ou
encore, Mme de
Saint-Ange à Dolmancé : «
Nous
avons
besoin de
vos leçons,
donnez-nous les, et les
myrtes que
vous voulez cueillir
formeront ensuite
votre couronne » (7).
« Allons, écoutez-moi,
jolie
petite élève
»,
commande
Dolmancé
(8). Ce
que
les maîtres exigent, c'est comme dans
Les
Mille et une nuits « l'écoute et l'obéissance ».
Tout
le
troisième
dialogue
se
passe essentiellement à nommer. Dans
cette
sorte de paradis terrestre où Eugénie va
se découvrir
Eve,
il
s'agit
de lui
apprendre
à
nommer
les
choses,
pour
qu elle
puisse prendre
pouvoir
sur
elles.
Il
faut initier
Eugénie à un certain langage
:
celui du
libertinage.
On notera
la
fréquence
de l'expression
« en
termes de
libertinage », que Dolmancé
emploie
doctement après chaque
vocable nouveau
qu il
énonce. Il prend soin
scrupuleusement
de
distinguer
le langage du libertinage d'autres langages
qui
pourraient tout
aussi bien
servir à désigner les mêmes
réalités.
Le mot «
technique
»,
c'est celui
du
libertinage. Le
mot «
de
l'art
»,
c'est celui
de
la
médecine.
Or les
instituteurs
d Eugénie
refusent ce
qui
serait
purement
médical. « Nous
glisserons
sur
tout
ce
qui
tient au
plat
mécanisme
de la
population,
pour
nous
attacher
principalement
et uniquement aux
voluptés
libertines
dont
l'esprit
n'est nullement populateur » (9).
Eugénie, elle-même, tout en se
prêtant
complaisamment à
une pratique, demeure toujours soucieuse
de vocabulaire.
Témoin la naïve
question :
« Comment appelle-t-on ce
que
nous faisons-là ? »
(10).
Mais cette question
est-elle
si naïve ?
Si
elle
révèle,
de
toute
évidence,
une
méconnaissance
des
mots et une
remarquable
prescience
des
choses, n'est-elle
pas l'expression de cette volonté,
si fondamentale
à l'érotisme
et au libertinage, de penser
la réalité,
de la reconstruire, ce
qui
est la
démarche
de
tout langage
et de
tout art ? Ainsi les
extrêmes
se
rejoignent
et
la naïveté, dans
son
souci d'être
avertie, rencontre
le
libertinage
le
plus
savant,
puisque, dans
les
deux cas,
il s'agit toujours d une élaboration par
la
con-
(7) P.
3°-
(ôj
P. 30-31.
(9)
P.
34-
(10) P.
38.
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11/17
68
BÉATRICE DIDIER
science et l'intelligence.
Aussi n'est-il pas
surprenant que
les
instituteurs
s'entendent
si
bien
avec
leur
élève.
Étonnante élève, d'ailleurs,
et que le
souci de connaître
et
de
nommer n'abandonne
pas
même lorsqu'on s'y
attendrait.
La nouveauté et
la
fatigue
n'y
font rien :
«
Je
suis
morte,
je
suis brisée...
Je suis anéantie ... Mais expliquez-moi, je
vous prie, deux mots que vous avez prononcés et que je
n entends pas » (ii). Et plus loin
:
« un mot,
chère
amie, un mot
vient de
t'échapper
encore, et je ne l'entends
pas
»
(12). La
force du mot
est
étonnante
chez
M' e de Saint-Ange
:
elle
explique
à
son élève
que
certains
termes
suffisent,
par
eux
seuls,
à augmenter son plaisir. Mais aussi
employer les
mots,
c'est
immédiatement
les définir. Or c'est là
que
va
s'exprimer
la
puissance
du
libertinage
et
sa
fonction
essentielle, qui
est
de renverser, d'inverser les valeurs. Car les
définitions,
dès
qu il
s'agit d'autre chose
que
de
décrire un organe — et
encore
là, par exemple, les instituteurs
s'efforceront
d'en
dissocier toute idée de
reproduction
— , en tout cas,
dès
qu il
s'agit de notions plus complexes, la
définition est en même
temps
l'instauration
d'un
autre ordre
des
valeurs.
Voici
la
définition
des prostituées
par Mme
de
Saint-Ange
:
«
heureuses et respectables créatures, que l'opinion flétrit, mais
que la volupté
couronne, et qui, bien plus
nécessaires
à
la
société
que
les prudes,
ont le courage
de sacrifier, pour
la
servir, la considération
que cette
société ose
leur
enlever
injustement. »
L'inversion des
valeurs suppose,
appelle
et
produit à
la
fois une inversion du signifié
que
recouvre le
signifiant. Ainsi vont se créer deux langages, par
principe
incommunicables, puisque les
même mots y
auront des sens
opposés
:
celui des
libertins,
celui
des gens
qui
se
jugent
honnêtes. On apprend à
Eugénie
à
ne
pas
être trompée
par
le
code
que
la société
a institué, et à
rendre
« un
sens plus
pur
» — ou
plus
impur,
tout
dépend dans quel camp se place
le lecteur — aux
mots de la
tribu
:
« Ne sois
pas la
dupe,
Eugénie,
de
ces
femmes
que
tu entends
nommer
vertueuses. Ce
(«)
P- 41-42.
(12)
P. 45-.
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SADE
ET
LE DIALOGUE
PHILOSOPHIQUE 69
ne sont pas,
si
tu veux, les mêmes passions
que
nous qu'elles
servent,
mais
elles en
ont d'autres,
et
souvent
bien
plus
méprisables »
(13).
La Philosophie
dans
le boudoir
occupe une
place
bien
spécifique dans l'œuvre de
Sade. Chez cet
auteur
qui
veut tout dire et dont l'originalité, par
rapport
au roman
libertin
de
son
époque, se situe justement dans
cette volonté
de
tout dire, et
de forcer
son lecteur à tout
lire,
cette œuvre
se distingue par son
caractère dynamique,
puisque
le langage
libertin
employé
au
départ
est
forcément
restreint,
s'adressant
à
une
très
jeune
fille, mais va progressivement
s'enrichir.
Ce paradoxe
se
trouve
renforcé
encore
par le fait
suivant
:
puisqu'il ne s'agit pas d'un roman, mais d'un dialogue
philosophique, presque
théâtral, Sade
s'interdit la
description
pure
et
simple
;
il se
contente au
plus de quelques notations
scéniques. Tous
les
actes devront donc
passer
par
la
parole
qui les
annonce,
les explique, les accompagne.
D où
une
multiplication des actes, à mesure
que progresse
non pas
exactement l'action, mais l'acquisition pédagogique d'un
langage.
Opposé
au langage des
libertins,
celui de la
victime, Mme
de Mistival.
Il
va, lui aussi, évoluer, et rapidement, au
cours
du septième dialogue.
D abord
mondain, et
comiquement,
lorsqu'elle arrive chez Mme de Saint-Ange
:
«
Je
vous
prie
de m'excuser, madame,
si
j'arrive chez vous sans vous
prévenir » (14),
il
se campe
ensuite dans la
dignité : « Apprenez,
monsieur, qu on ne jette
pas
[par
la
fenêtre]
une femme
comme moi »
(15)
;
il se
fait autoritaire :
« Quoi ma fille
me
résiste
» puis c'est
le
gémissement
traditionnel
des
parents
:
«
Eh quoi
les soins
que
j ai
eus
d'elle,
l'éducation
que
je
lui
ai
donnée
»
(16).
Ensuite,
la supplication d'ordre
moral
:
« Eugénie, ma
chère
Eugénie, entends pour
la
dernière
fois
les supplications de celle
qui
t'a
donné la vie » (17),
et pour finir
les
implorations, et
les cris
de douleur. Ce
qui
(13)
P.
46.
(14)
P.
294-
(15)
P.
295-
(16)
P.
298.
(17)
P. 299.
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13/17
7O
BÉATRICE DIDIER
surprend
le lecteur,
c'est
le
caractère
absolument
déplacé
du
langage
de la
victime,
du
moins
tant
qu elle
n'est
pas
encore suppliciée. Lorsqu elle
n a plus
qu à
crier,
elle a
réintégré l'univers sadien où elle
occupe
désormais la
place qui
lui incombait. Mais, tant qu elle parle le langage des honnêtes
gens,
elle détonne au sens musical du terme
;
voix
étrangère,
à
la limite inaudible,
sinon
pour
en tirer un effet
burlesque.
Arrivée dans ce lieu clos qu'est le boudoir
sadien,
elle
y
ramène avec elle tout un
monde
que
les
libertins
et le
lecteur
ont comme
oublié
;
elle arrive d'une autre planète
;
mais
elle
ne rappelle ce monde
que
pour permettre aux libertins de
mieux
le
pulvériser
et
de
l'anéantir en
même
temps
que
sa
messagère.
En dehors
de ces deux
langages essentiels et impénétrables
l'un à l'autre, celui des bourreaux, celui de la victime, il
existe
pourtant d'autres langages dans
La
Philosophie et
qui
ne
sont pas négligeables.
On notera, d'abord,
la
présence,
fréquente dans les œuvres de Sade, de ces simples exécuteurs
que
sont
les valets. Mais ici, à la différence de ce
qui se
passe
fréquemment,
Sade a pris plaisir à
reconstituer
leur
langage
populaire,
quasi
paysan,
et
qui
ne
manque pas
de saveur.
Ce
n'est
pas seulement question
de
vocabulaire, mais encore
de mentalité. Lapierre a des pudeurs : « Devant tout le monde,
monsieur ? » (18) mais il est habitué à la soumission. Son rôle,
pour important
qu il soit dans
le supplice de
Mme
de Misti-
val,
n'est cependant
qu épisodique : on ne l a
jamais
vu avant
le
dénouement.
Augustin parle
davantage. Avec des
exclamations
de patois
:
«
Ah
tatigai, monsieur »
(19).
Le
rapport
de domesticité
est
fortement souligné : le valet
est réduit
à
un
rôle
animal
:
Mme
de
Saint-
Ange
l'appelle
«
gros
cochon
»
;
il est simple instrument et demande à tout instant
ce
qu il
doit faire, ce qu on lui
permet
de faire. Il est « aussi franc
que frais » (20), dit Dolmancé, et il a gardé
de sa
vie
campagnarde de savoureuses
métaphores
agricoles
:
«
Ma
fy
madame, vous dites
pourtant
quelquefois comme ça
que
je
(18) P. 311.
(19) P. 145-
(20) P. 145.
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SADE ET
LE DIALOGUE
PHILOSOPHIQUE 71
commence à ne
pas
si mal
aller
à présent, et quand
y
a du
terrain en friche,
c'est toujours à moi
que vous le
donnez ».
On le notera d'ailleurs
:
Eugénie
qui
ne rougissait
pas
du
tout
du langage des libertins
(21),
parce
que
c'était déjà
le
sien, en virtualité, éprouve devant Augustin — et pour
des
raisons de
hiérarchie
sociale uniquement —,
le
seul
mouvement de
pudeur
qu'elle
manifeste
dans
tout
l'ouvrage
:
« Oh,
ciel je
suis
d'une honte 1 »
(22).
L'instant d'un
éclair,
et
parce qu'elle
se trouvait
devant ce
qu'on
lui avait toujours
enseigné
être
un
[inférieur,
elle
a
réintégré
le
langage
honni,
le langage de sa mère.
Une dernière
voix
se fait entendre,
venue d'un lieu
extérieur au boudoir, mais
qui
ne lui est
pas
vraiment
étrangère,
car elle corrobore
tout
à
fait
les
propos
des libertins
:
la voix
du
libelliste
qui
a
écrit
Français
encore
un
effort. Cette
brochure
que
Dolmancé
est
censé avoir achetée le matin au
palais de
l'Égalité,
vient,
à point
nommé, compléter
l enseignement
d'Eugénie
par une doctrine politique, et s'intègre
au
cinquième
dialogue.
Que
l'on
ne
croie
pas
que Sade a
placé
là
un
texte
un
peu au
hasard,
et
pour
utiliser
un
fragment
rapporté. Sa place centrale est bien
révélatrice :
pas
de
véritable enseignement sans une prise de
conscience
politique ;
pas de véritable révolution sexuelle, sans une
révolution
totale : religieuse,
sociale,
constitutionnelle. Si
proche
qu il soit
de la
pensée
des
libertins, l'auteur
de la
brochure
emploie
un langage plus
soutenu,
plus uniquement théorique.
Surtout,
il
lui
manque ce
qui fait le
caractère
très particulier
du
discours
des libertins, à l'intérieur du boudoir, cette
doublure — au sens théâtral
ou
vestimentaire — que les gestes,
les
actes
donnent
aux mots. Son langage, quoiqu il
n'évite
pas
le
franc-parler,
est toujours noble, sans ces invectives
qui
ponctuent
le
langage des libertins
;
il
est
docte
au besoin
(mais les libertins eux-mêmes ne redoutent
pas
l'érudition)
;
il possède
cette
belle éloquence
qui fait
de ce texte une des
pièces les plus
fortes
de
notre littérature
révolutionnaire.
(ai)
P. 144-
(22) P. 145.
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72
BÉATRICE DIDIER
Et
cette
conquête du langage aboutit au meurtre de la
mère,
ou plutôt à un meurtre différé, et
différé
pour la raison
la plus
frivole,
la plus cruellement
cynique :
ne pas avoir à
porter le deuil l'été suivant. Cette
idée
du meurtre de sa mère
naît
chez Eugénie au
fur et
à mesure de
son
apprentissage
du langage
libertin. C'est lors
de la
définition
des
termes
de
la
reproduction
que
Mme de Saint-Ange en vient à exposer
cette
idée chère à Sade, et assez conforme aux théories
médicales de l'époque, selon
laquelle
la
femme n'a
pas de
rôle
véritable dans la genèse de
l'enfant :
elle n'est
qu'un
réceptacle
du germe masculin
; et
Eugénie de conclure
:
«
Je
trouve
dans
mon cœur la preuve de
ce
que
tu
me
dis,
ma
bonne,
car
j'aime
mon
père
à la
folie,
et je sens que je déteste ma
mère»
(23).
Tout au long de
l'œuvre
revient ce projet,
lié à
l'aboutissement d'une
propédeutique. Quand Mme
de
Saint-
Ange
demande à Eugénie
si
elle serait prête à
commettre
une
mauvaise
action
:
«
Tais-toi séductrice
;
je ne répondrai sur cela
que
lorsque tu auras fini de m'instruire » (24). Mme de
Saint-
Ange, l'institutrice
d'Eugénie
et son
modèle,
a dû, elle aussi,
conquérir
le
libertinage
par le meurtre
de sa mère
;
dans
cet
univers clos du boudoir sadien, cela semble une règle
:
«
Eugénie, j ai
détesté
ma
mère
tout
autant
que
tu
hais la
tienne,
et
je n'ai pas balancé »
(25).
La conquête du langage libertin,
c'est le ralliement au camp du
père qui, symboliquement,
dans La Philosophie dans le boudoir, se trouve avoir
ordonné
le
supplice de la
mère,
l'avoir volontairement
livrée aux caprices
des
libertins. La mère, en
effet,
représente
l'univers
utérin,
d'avant
la parole,
du
balbutiement
enfantin ou
encore de la
parole sociale, mondaine,
vertueuse, dans
tous les
cas, pour
Eugénie,
de la non-parole, de la parole
sans efficacité et sans
vérité
:
il
ne
restera
plus
à
la
mère
que
le
silence
de
la
victime,
par delà
les
cris. Le père, au contraire, représente le langage
libertin, l'accession à
la parole qui s'est
effectuée
grâce
au
dialogue propédeutique. Dans son
atrocité,
le
supplice
final
est bien symbolique
encore
:
il
s'agit
de clore
définitivement
(аз)
Р.
43-
(24)
P. 61.
(25)
P.
100.
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16/17
SADE
ET LE DIALOGUE
PHILOSOPHIQUE 73
cette autre bouche de la
mère, cette
bouche honteuse
;
et
par le
même
coup de lui
interdire
à amais de mettre au monde
d'autres enfants :
«
afin que
vous
ne
me donniez plus ni frères
ni sœurs »
(26).
Eugénie, devenue
l'incarnation
du libertinage,
entend bien
demeurer unique.
On notera
encore
que, dans la
scène
du
supplice,
les
libertins
ont soin
d'imposer à
la
victime
non seulement une
souffrance, mais
une parole. Il
faut,
avant tout,
qu'elle
entende son
arrêt, dans une sorte de parodie de cour de
justice
:
« c'est
que tout
n'est pas dit. Ne faut-il
pas
que
vous
entendiez
votre
arrêt ? ...
ne
faut-il pas qu'il
s'exécute
? ...
Allons,
réunissons-nous autour de la
victime,
qu'elle
se
tienne
à genoux au milieu du cercle, et qu'elle écoute en
tremblant ce qui va lui être annoncé »
(27). L'expression
« tout n'est
pas
dit » est bien remarquable, dans son double
sens
:
le supplice
ne
peut s'achever
que
s'il
est
dit. La suite
de la sentence prouve d'ailleurs une certaine gratuité de la
parole.
Les
libertins
vont annoncer
une variété de
supplices
avec un grand luxe, une
parfaite
jouissance de vocabulaire,
mais ils
savent
bien que
les
actes ne
pourront pas
se
conformer à l'infinie virtualité
des
mots,
et que tous les supplices
ne
sauraient
être
infligés
;
l'acte
exigera
un
choix
que
n'imposait
pas
le verbe, et Dolmancé de dire : « la différence
entre
mon
prononcé et le vôtre, c'est que vos
sentences
n'étaient
que
les ff ts d'une
mystification,
au lieu
que
la
mienne
va s'exécuter»
(28).
Lorsque le supplice
sera
terminé,
Dolmancé prononcera
:
« Tout est dit »
(29).
Ainsi
dans
la
Philosophie
éclate de façon
manifeste à
la
fois
la force de destruction, de déconstruction du dialogue
philosophique, et aussi
sa
véritable fonction
qui
est
d'instaurer
un
autre
langage
(que
l'on
se rappelle, dans
les
dialogues
platoniciens, l'importance de la définition
des termes).
Ce texte
de
Sade est
exemplaire,
et
unique dans
son œuvre, parce que
centré exclusivement sur cette acquisition du langage
liber-
(26
P.
312.
P. 309.
P. 310.
P.
316.
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17/17
74
BÉATRICE DIDIER
tin
—
avec
tout
ce que cette acquisition entraîne
:
pas
d événements
dans ce boudoir,
sinon
ceux
qui
découlent
précisément de
cette
propédeutique, mais aucun rebondissement
romanesque. Pas de
récit
au passé non
plus,
comme dans
Les
Cent vingt
journées : l'anecdote est
systématiquement
supprimée.
Pas de voyage comme dans
Justine
ou dans Aline et
Valcour.
Le
voyage initiatique, il s'accomplit sans
sortir du
boudoir,
voyage
à
travers
les
mots,
odyssée du langage. Tel
est le point
d'aboutissement,
et
la suprême
perfection
du
dialogue
philosophique chez Sade.
Béatrice
Didier.