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ZOOM | Laurent LAMY | LESIA Observatoire de Paris L’observation des aurores polaires permet d’étudier à distance les planètes magnétisées et leur environnement, en complément de leur exploration in situ par des sondes spatiales. La magnétosphère de Saturne a été explorée de fond en comble entre 2004 et 2017 par la sonde spatiale internationale Cassini . La mission orbitale s’est conclue par une série inédite d’orbites polaires proches qui a fourni des observations uniques des régions aurorales, avec le soutien de télescopes terrestres comme Hubble. Un an après ce « Grand Finale », que sait-on des aurores kroniennes? L es planètes ne sont pas que des réflec- teurs de la lumière des étoiles, elles sont aussi le siège d’émissions lumi- neuses intrinsèques. Lorsqu’elles pos- sèdent un champ magnétique à grande échelle, comme Mercure, la Terre ou les planètes géantes, elles produisent des ondes électroma- gnétiques intenses autour des pôles magné- tiques, ceux qu’indique une boussole. Boréales au nord, australes au sud, ce sont les aurores po- laires. Des aurores ont été observées sur presque tout le spectre électromagnétique, dans les do- maines infrarouge (IR), visible et ultraviolet (UV) pour les émissions produites dans l’atmo- sphère et dans les gammes radio et X pour les ondes rayonnées à plus haute altitude, dans l’en- vironnement planétaire proche. La figure 1 (page 25) montre des images des aurores de la Terre et de Jupiter, Saturne et Uranus à l’échelle. DES PLANÈTES ET DES AURORES CAP SUR SATURNE vol.133 | 125 | 22 22 L’Astronomie – Mars 2019

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ZOOM | Laurent LAMY | LESIA – Observatoire de Paris

L’observation des aurores polaires permetd’étudier à distance les planètes magnétisées

et leur environnement, en complément de leurexploration in situ par des sondes spatiales. Lamagnétosphère de Saturne a été explorée de

fond en comble entre 2004 et 2017 par la sondespatiale internationale Cassini. La mission

orbitale s’est conclue par une série inédited’orbites polaires proches qui a fourni des

observations uniques des régions aurorales,avec le soutien de télescopes terrestres comme

Hubble. Un an après ce « Grand Finale », quesait-on des aurores kroniennes?

Les planètes ne sont pas que des réflec-teurs de la lumière des étoiles, ellessont aussi le siège d’émissions lumi-neuses intrinsèques. Lorsqu’elles pos-sèdent un champ magnétique à grande

échelle, comme Mercure, la Terre ou les planètesgéantes, elles produisent des ondes électroma-gnétiques intenses autour des pôles magné-tiques, ceux qu’indique une boussole. Boréalesau nord, australes au sud, ce sont les aurores po-laires. Des aurores ont été observées sur presquetout le spectre électromagnétique, dans les do-maines infrarouge (IR), visible et ultraviolet(UV) pour les émissions produites dans l’atmo-sphère et dans les gammes radio et X pour lesondes rayonnées à plus haute altitude, dans l’en-vironnement planétaire proche. La figure  1(page 25) montre des images des aurores de laTerre et de Jupiter, Saturne et Uranus à l’échelle.

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L'ESSENTIELMercure, la Terre ou les planètes géantes comme Jupiter ou Saturne possèdent un champmagnétique interne qui interagit avec le vent solaire pour former une cavité magnétique :une magnétosphère. Les magnétosphères produisent des aurores polaires intenses autourdes pôles magnétiques, dont l’observation et l’étude apportent de riches informations sur lesplanètes et leur environnement. Cet article fait le point sur notre connaissance actuelle desaurores de Saturne, après de nombreuses observations sol et spatiales. Celles-ci ont culminéavec le «Grand Finale» de la mission Cassini, 22 orbites polaires proches exécutées en 2017,concluant 13 ans de mission et 294 orbites. Saturne révèle des aurores complexes etdynamiques, observées en UV, visible, IR (dans la haute atmosphère) et en radio (au-dessusde l’atmosphère). Les aurores se classent en différentes familles associées au vent solaire, àla magnétosphère interne ou à la lune volcanique Encelade. Si certains phénomènesauroraux, comme le mystère de la longueur du jour, interrogent toujours la communauté, lesultimes mesures de Cassini ont confirmé que les aurores radio sont produites par le mêmemécanisme que sur Terre mais dans un environnement très différent, une informationcapitale dans la perspective de la recherche d’aurores radio en provenance d’exoplanètes.

accélérées puis guidées le long des lignesde champ magnétique de haute latitude,comme des perles sur un fil, jusqu’auxpôles magnétiques où leur énergie ciné-tique est dissipée en grande partie sousforme de rayonnement.

Lorsqu’elles entrent en collision avec lahaute atmosphère, ces particules génèrentdes émissions par impact qui couvrent lagamme UV/visible à IR. Au-dessus del’atmosphère, elles alimentent des émis-sions dites de faisceau1 dans les domainesradio et X.

Les aurores révèlent ainsi des propriétésphysiques essentielles de la planète hôte,son intérieur, son atmosphère et sa ma-gnétosphère. Par exemple, la détectiond’ovales auroraux organisés autour despôles magnétiques donne instantanémentla position de l’axe du champ magnétiqueplanétaire. La mesure par un observateurfixe de la variation d’intensité en fonctiondu temps fournit, en sus, une mesure di-recte de la période de rotation du cœurplanétaire qui produit le champ magné-

tique (selon le principe du phare tour-nant). Plus haut, les aurores sont un diag-nostic des espèces chimiques de la hauteatmosphère. Enfin, la position et la dyna-mique des différentes composantes auro-rales renseignent sur les régions actives dela magnétosphère, identifiées grâce à unmodèle de champ magnétique, et sondentles transferts d’énergie à grande échelleentre l’atmosphère, la magnétosphère,d’éventuelles lunes et le vent solaire.

L’étude des phénomènes auroraux duSystème solaire bénéficie de mesures insitu de sondes d’exploration spatiale etd’observations à (grande) distance pardes télescopes terrestres. C’est un enjeud’envergure pour caractériser l’environ-nement des planètes magnétiséesproches. Leur compréhension doit par

L’aurore « aux doigts de rose » ou « en robede safran », ces vers de l’Iliade décrivantl’aube antique en Méditerranée auraientpu s’appliquer avec non moins de poésieaux ballets colorés du ciel polaire terrestre.Ce spectacle a longtemps inspiré les contesnordiques avant l’essor de la physique io-nosphérique et aurorale sous l’impulsionde Kristian Birkeland à la fin du XIXe siècle,puis l’exploration in situ de l’environne-ment terrestre avec l’avènement de l’èrespatiale dans les années 1960. Au-jourd’hui, la physique des aurores terres-tres est bien comprise, même si Internetcontribue à diffuser massivement tout au-tant de fausses idées que de magnifiquesimages [1]. Plus loin dans le Système so-laire, si l’on excepte la détection des émis-sions radio aurorales de Jupiter dès 1955 àl’aide de radiotélescopes au sol (qui four-nirent la première preuve observationnellede l’existence d’un champ magnétique jo-vien!), les aurores des planètes géantes ontété découvertes plus tard, par les sondesd’exploration Voyager et le télescope spatialIUE (International Ultraviolet Explorer)dans les années 1980. Mais que nous ap-prennent au juste ces chandelles célestessur les astres qui les rayonnent?

Les émissions aurorales sont produitespar des particules énergétiques chargéesélectriquement. Ces particules, essentiel-lement des électrons, proviennent de l’en-vironnement magnétisé et ionisé de laplanète, sa magnétosphère, où elles sont

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ailleurs permettre d’établir un cadre deréférence pour interpréter des émissionsaurorales en provenance d’exoplanètes(dont la recherche bat son plein) ou d’ob-jets plus massifs tels que des nainesbrunes ou des étoiles jeunes (avec déjàune quinzaine de sources aurorales dé-tectées) inaccessibles à l’exploration. Lepremier anniversaire de la fin de la mis-sion orbitale Cassini nous donne l’occa-sion de revenir sur le cas très particulierde Saturne, qui ne se distingue pas seu-lement par son système d’anneaux, maisaussi par une magnétosphère atypique etde spectaculaires aurores polaires!

LA MAGNÉTOSPHÈREGÉANTE DE SATURNELe lecteur assidu de l’Astronomie se sou-viendra sans doute d’un (excellent) articledédié aux magnétosphères planétaires pu-blié en 2007, et toujours d’actualité [2]. Onse contentera donc ici de rappeler qu’unemagnétosphère est formée par l’interac-tion entre le vent solaire (ou stellaire), cevent de particules chargées électriquement(on parle de plasma) émis en permanencepar le Soleil à des vitesses moyennes d’en-viron 400 km/s, et le champ magnétiqueplanétaire. Elle forme une cavité dans lemilieu interplanétaire, comprimée par levent solaire côté jour et allongée côté nuit,où les mouvements du plasma sont orga-nisés par le champ magnétique planétaire.Propriété remarquable, une magnéto-sphère agit comme un gigantesque accé-

lérateur de particules avec une intense ac-tivité électrique dont on peut mesurer, enbout de chaîne, la réponse aurorale,comme schématisé sur la figure 2.

La magnétosphère de Saturne, schéma-tisée sur la figure 3, a été découverte pardes mesures magnétiques lors du survolde la sonde Pioneer 11 en 1979, avant d’êtreexplorée par les survols successifs dessondes Voyager 1 et 2 en 1980 et 1981, puiscaractérisée en détail lors du tour orbitalde la sonde Cassini entre 2004 et 2017,dont l’ultime phase, une série d’orbites po-laires rapprochées sobrement baptisée « leGrand Finale » (dont le e final garde latrace sémantique de son origine, un hom-mage à l’opéra italien), s’est conclue par laspectaculaire plongée de la sonde dans l’at-mosphère planétaire le 15 septembre 2017[3].

Les mesures du champ magnétiqueainsi obtenues au plus près de la planèteont d’abord permis de confirmer une par-ticularité unique de Saturne dans le Sys-tème solaire: son axe magnétique estconfondu avec son axe de rotation (avecun écart angulaire < 0,0095°!). Cela rendla magnétosphère symétrique et les théo-riciens perplexes, car un angle significatif(observé sur toutes les autres planètes ma-gnétisées) est nécessaire pour générer unchamp magnétique stable par effet dy-namo. Saturne possède également unchamp magnétique comparable à celui dela Terre (0,2 gauss en surface à l’équateur,contre 0,3 gauss pour la Terre), mais est

dix fois plus éloignée du Soleil. Il en résulteune magnétosphère sensible au vent so-laire et très étendue, atteignant 20 rayonsplanétaires (un rayon équatorial kronien2

mesure 60268 km) côté jour et plusieurscentaines de rayons planétaires côté nuit.Autre fait d’importance, Saturne tournerapidement, avec une période de rotationinférieure à 11 heures, ce qui affecte direc-tement la circulation du plasma dans lamagnétosphère. Soumis à la force centri-fuge mais contraint de suivre les lignes dechamp magnétique, le plasma s’accumulele long d’un disque près de l’équateur ma-gnétique. Enfin, et découverte majeure dela première partie de la mission Cassini, saprincipale source de plasma est le satellitede glace Encelade, dont les panaches dematière glacée alimentent la magnéto-sphère à hauteur d’environ 100  kg deplasma par seconde, ce qui donne nais-sance à un tore le long de l’orbite de la lune,distante de 4 rayons kroniens. Ces pro-priétés font de la magnétosphère de Sa-turne un objet astrophysique complexe, àla fois un cas intrinsèquement très parti-culier d’une part, et à mi-chemin entre laTerre (champ modéré, pas de source deplasma interne, rotation lente) et Jupiter(champ magnétique élevé, Io commesource principale de plasma, rotation ra-pide) d’autre part.

Les aurores de Saturne ont été essentiel-lement observées dans les domaines UV(par les observatoires spatiaux IUE, Voya-ger, Hubble puis Cassini) et radio (par les

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sondes Voyager, Ulysse et Cassini), maisaussi plus récemment dans le proche IR(par des télescopes au sol et Cassini) ettout dernièrement dans le visible (parCassini uniquement car, dans ce domainede fréquences, il faut pouvoir observer lesaurores du côté nuit avec un contraste suf-fisant vis-à-vis de la contribution de l’at-mosphère, comme sur Terre). Malgréplusieurs tentatives, aucune émission X n’aété détectée à ce jour, probablement enraison d’un niveau d’émission trop faiblepour la sensibilité des télescopes actuelsou à cause d’une faible activité auroralecoïncidant avec les observations (les pla-nètes savent se montrer facétieuses). Cesdifférents domaines spectraux sondentdes processus d’émission variés et nousfournissent des informations riches etcomplémentaires.

DES AURORES COLORÉESLa fenêtre UV (ou visible) bénéficie

d’une excellente résolution angulaire pro-pice aux images. Elle sonde la réponse ins-tantanée de la haute atmosphère neutreaux précipitations aurorales avec les tran-sitions électroniques des espèces domi-nantes H et H2 entre 80 et 160 nm (ou laraie de Balmer rouge de H). Outre unemesure directe de l’énergie rayonnée, l’ana-lyse des spectres UV permet aussi de dé-terminer la profondeur de pénétration desélectrons énergétiques et ainsi leur énergie.La fenêtre proche IR permet de mesurer laréponse de la haute atmosphère ioniséeavec les raies de la molécule H3+ entre 3 et

5 μm, sensibles à la température. Ces ob-servations « optiques » sont acquises lorsde séquences d’observations discontinues,souvent espacées dans le temps. Hubble aainsi observé régulièrement les aurores UVde Saturne lors de plus de 15 programmesd’observations étalées de 1994 à 2017. Uneillustration des aurores UV, visible et IR deSaturne observées par les spectro-ima-geurs de la mission Cassini est visible enhaut de la figure 4.

Les émissions radio aurorales couvrentla gamme basse fréquence s’étalant de1 kHz à 1 MHz et ne peuvent donc être ob-servées que depuis l’espace (l’atmosphèreterrestre est opaque aux fréquences infé-rieures à 10 MHz). Elles résultent d’un mé-canisme bien connu des radioastronomes,fondé sur l’amplification d’ondes par desélectrons en mouvement circulaire (gira-tion cyclotron) dans le champ magnétiquede Saturne. Ces émissions radio se produi-sent au-dessus de l’atmosphère jusqu’àquelques rayons planétaires de distance lelong de lignes de champ magnétiqueconnectées, à plus basse altitude, aux au-rores atmosphériques. Les observationsradio à basse fréquence, donc grande lon-gueur d’onde, ne fournissent généralementpas directement d’images, mais peuvent

1. (Page de gauche) images composites des aurores ultraviolettes de saturne, Jupiter, Uranus et la terre, à l’échelle, toutes vues depuis l’espace. (Ci-dessus) images composites des aurores visibles de la terre, observées depuis le sol ou l’espace. (NASA/ESA, L. Lamy & R. Prangé, LESIA/Obs. de Paris)

2. représentation schématique desmagnétosphères planétaires du systèmesolaire. Les particules énergisées dansl’environnement planétaire migrent vers lespôles magnétiques où l’énergie transportéeest dissipée sous forme de rayonnementsauroraux. (NASA/ESA, S. Cnudde & L. Lamy,LESIA/Obs. de Paris)

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mesurer le spectre radio en continu pen-dant de longues périodes de temps,comme représenté sur le spectre « dyna-mique » en bas à gauche de la figure 4.Néanmoins, une technique de mesure so-phistiquée mise en œuvre sur l’instrumentradio embarqué sur Cassini a permis deréaliser les premières « images » d’émis-sions radio planétaires, telle celle en bas àdroite de la figure 4. Elle montre non seu-lement que les sources radio aurorales sontbien localisées le long des lignes de champde haute latitude, mais permet d’interpré-ter finement la richesse des structures ob-servées dans le spectre dynamique.

Vingt-sept ans après ladétection des auroresde Saturne, que nousont-elles appris sur laplanète et sonenvironnement?

DES ORIGINES MULTIPLESLes sondes Voyager 1 et 2 ont d’abord ré-

vélé le rayonnement radio (kilométrique)auroral, observé jusqu’à quelques unités

astronomiques (UA) de distance, et mon-tré qu’il est très variable à deux échelles detemps. Le spectre dynamique radio de lafigure 4 (qui montre les ultimes observa-tions Cassini, obtenues trois décenniesplus tard) illustre que ce rayonnement estd’abord modulé à une période stable(flèches blanches), proche de la variété depériodes de rotation des nuages. Cette pé-riode radio de presque 11 heures a servi àdéfinir la période de rotation interne, dontnous reparlerons plus loin. L’activité radiovarie ensuite fortement avec le vent solaire,s’intensifiant au passage de chocs interpla-nétaires qui compriment la magnéto-sphère (épisodes «  d’orages auroraux  »comme celui visible sur la figure 4) jusqu’às’éteindre complètement quand le vent so-laire est «  coupé  », comme l’observa lasonde Voyager 2 en 1981 lorsque Saturnefut exceptionnellement plongée dans laqueue de la magnétosphère de Jupiter, si-tuée 5 UA plus près du Soleil!

Voyager a aussi détecté les aurores atmo-sphériques avec son spectromètre UV, etmontré que leur activité était corrélée àcelles des émissions radio, mais il a falluattendre Hubble pour en obtenir les pre-mières images. Sur la figure 5, on distingue

un ovale auroral prédominant, plus in-tense du côté matin (du côté gauche desimages prises par Hubble depuis la Terre).Il s’intensifie parfois soudainement avecdes émissions remplissant l’ovale du côtématin (comme sur les images prises en2000 et 2004 de la figure 5) avant de reve-nir progressivement à sa forme circulaireet son intensité initiales au fur et à mesurede la rotation planétaire. Si l’on suit leslignes de champ magnétique associées,pour remonter la trajectoire des particulescausant les aurores, on parvient aux par-ties les plus externes de la magnétosphère,qui sont en contact avec le milieu interpla-nétaire. Les émissions aurorales UV etradio ont ainsi été imputées à l’interactionvariable de la planète avec le vent solaire[4]. Cette interaction est analogue à cellequi prévaut dans le cas terrestre, mais suitun scénario différent. Les lignes de champmagnétique connectées à l’ovale auroralprincipal forment une frontière au traversde laquelle le mouvement global duplasma change brutalement : on parle decisaillement de vitesse. Celui-ci a lieu entreles lignes de champ magnétique dites« fermées » (connectées aux deux pôles dela planète et qui tournent avec elle) et les

3. schéma deprincipe de lamagnétosphère desaturne et desprocessus complexesqu’elle héberge. Lesémissions auroralessont produites au-dessus des pôlesmagnétiques.

NAS

A/JP

L

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lignes dites « ouvertes » (connectées à unseul pôle et emportées du côté jour vers lecôté nuit par le vent solaire). Ce cisaille-ment produit – en vertu de la loi d’Ampère– un courant électrique à grande échellequi circule le long des lignes de champ au-rorales pour se refermer dans la haute at-mosphère ionisée de Saturne. On parle decourant «  aligné  » avec les lignes dechamp, l’équivalent des courants de Birke-land terrestres. À haute latitude, commeon l’a vu, la densité de plasma, dominéepar les électrons (les ions, plus lourds,étant confinés à l’équateur), est faible et lacontinuité du courant nécessite d’accélérerles électrons ambiants restants3. Dans lecas de Saturne, l’énergie cinétique mesuréedes électrons ainsi accélérés qui précipitentdans l’atmosphère varie de 1 à 20 kiloélec-tronvolts4 d’une région à l’autre des au-rores. L’arrivée de ces électronsénergétiques aux pôles magnétiques àtoutes les longitudes permet d’expliquerl’ovale circumpolaire observé. L’intensifi-cation des aurores côté matin corresponddans ce scénario à un cisaillement de vi-tesse maximal, donc une accélérationd’électrons plus efficace.

L'APPORT DE HUBBLE ET CASSINILa résolution croissante des observationsHubble et l’arrivée de Cassini en orbite,jusqu’à l’extrême précision des images ob-tenues pendant le Grand Finale représen-tées sur la figure 5, ont révolutionné cettevision. L’ovale auroral, qu’on appellera dés-ormais plus modestement ovale principal,n’est pas une structure continue, ni mêmetoujours avec une forme d'ovale, maismorcelée en une grande variété de régionsactives variables temporellement jusqu’àl’échelle de la minute qui signalent des pro-cessus complexes et dynamiques à petiteéchelle dans la magnétosphère [6]. En de-hors de cet ovale coexistent trois grandescatégories d’émission.

À plus basse latitude, on trouve un ovalesecondaire (initialement découvert surl’image Hubble du 26 janvier 2004 de la fi-gure 5 et bien visible sur celles de Cassiniprises ultérieurement), peu variable et d’in-tensité beaucoup plus faible. Il a été attribuéà la précipitation dans l’atmosphère d’unepopulation d’électrons « chauds » (d’énergie~1 keV) présente en permanence dans lapartie de la magnétosphère la plus prochede Saturne. À plus haute latitude, on trouvedes taches ou des arcs transitoires brillants.Ces émissions ont été directement reliées à

l’interaction entre la magnétosphère et levent solaire par un processus de recon-nexion magnétique entre les lignes dechamp planétaire et interplanétaire du côtéjour de la magnétosphère capable de trans-férer de l’énergie aux particules. Ce type designatures intermittentes, qui permet decartographier de manière dynamique laportion de la magnétosphère ouverte sur levent solaire, est l’équivalent des aurores peuintenses de cornet polaire (le cornet polaire,nommé cusp en anglais, est indiqué sur lafigure 3) régulièrement observées sur Terre.

Enfin, une dernière composante au-

rorale a été identifiée sur seulementtrois images UV de toute la missionCassini, dont l’une, prise en 2008, est re-présentée sur la figure 6. Il s’agit d’unetache située exactement au « pied » ma-gnétique de la lune Encelade: autre-ment dit, remonter la ligne de champassociée à cette tache aboutit au satellite.Ce type de signature est bien connu surJupiter, où des taches brillantes sembla-bles sont associées aux lunes Io, Gany-mède et Callisto. L’empreinte auroraled’Encelade révèle une interaction pla-nète-satellite qui prend la forme d’un

4. images des émissions aurorales UV, ir(observées le 27 janv. 2009), visible (observéesle 27 nov. 2011) et radio (le spectre dynamiquede gauche a été obtenu du 12 au 15 sept. 2017,l’image radio de droite a été obtenue le 7 mars2017) de saturne en fausses couleurs par lesspectro-imageurs UVis, iss, Vims et rPWs de lasonde Cassini. (NASA/ESA, L. Lamy, LESIA/Obs. deParis/CNES)

5. Évolution temporelle de la résolutionspatiale des observations des auroresultraviolettes de saturne réalisées avecdifférents spectro-imageurs de Hubble (deperformance croissante) et l’instrumentCassini/UVis (à des distances d’observation deplus en plus proches de la planète). Les imagessont tracées en fausses couleurs. (NASA/ESA,APIS [5] et W. Pryor, LASP/Central Arizona College)

+ 3

1000

100

auroralOrage

Sursauts périodiques10

13 Sept. 14 Sept.

15 Sept. .

ept.

HST/WFPC29 Oct. 1994

1 1 Oct 1997

HSHS7 D

ST/STIS

26 Jan. 2004

ST/STIS éc. 2000

04

HST/ACS27 Jan. 2009

1 201vrA22 H

1 1HST/STIS Oct. 1997

HST/STIS26 Jan. 2004

Cassini/UVIS1. 201vrA22

A 20 Août 2017

Cassini/UVIS. 2013vrA29

Août 201714 2 Sept. 2017

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autre système de courant électrique « ali-gné », généré par le déplacement de la lunedans le champ magnétique de la planète etse refermant le long des lignes de champde haute latitude, où il peut à nouveau ac-célérer les électrons froids ambiants.Jusqu’à cette découverte, les interactionsplanète-satellite étaient l’apanage du sys-tème de Jupiter. Le cas Saturne-Enceladerévèle un processus universel, avec des ca-ractéristiques très différentes (émission fai-ble et très variable).

LE MYSTÈRE DE LALONGUEUR DU JOURUne question qui reste largement incom-prise à l’issue de la mission Cassini formeun sujet d’étude majeur depuis Voyager :la détermination de la période de rotationinterne de Saturne [7]. Contrairement auxplanètes rocheuses, il n’y a pas de repèrefixe à suivre à la « surface » des planètesgéantes où les nuages se déplacent le longde bandes de latitude à des vitesses diffé-rentes. Pour identifier la période de rota-tion interne, une alternative est demesurer la période de modulation d’uneobservable liée au champ magnétique, lui-même formé dans le cœur planétaire. Lesémissions radio ont été le diagnostic leplus utilisé, étant observables à distance etcontinûment pendant de longues périodes

de temps. Les périodes radio mesuréespour les quatre planètes géantes (parfoisvérifiées à l’aide d’autres mesures in situ)ont ainsi été officiellement adoptéescomme périodes de rotation par l’Unionastronomique internationale.

Cependant, l’existence même d’une pé-riode radio pour Saturne (séparant lessursauts radio réguliers indiqués par lesflèches blanches sur le spectre dyna-mique de la figure 4) pose déjà un pre-mier problème. Alors que l’angle entrel’axe de rotation et l’axe magnétique desautres géantes est significatif (d’une di-zaine de degrés ou plus), ce qui conduità interpréter la modulation radio obser-vée par un observateur fixe comme unphare tournant, celui de Saturne est nulet ne devrait pas induire de modulationrotationnelle des émissions. Les observa-tions à distance des sondes Ulysse dansles années 1990, puis Cassini à partir de2003 ont révélé deux problèmes supplé-mentaires. D’abord, la période radio me-surée varie d’environ 1 % à l’échelle dequelques années, une variation tropgrande pour s’expliquer par une accélé-ration ou un ralentissement du cœur pla-nétaire. Ensuite, Saturne ne dispose pasd’une, mais de deux périodes radio, cha-cune correspondant à un hémisphère.Ces deux périodes radio varient lente-

ment à l’échelle de quelques années demanière anti-corrélée. Une illustration dela variation des périodes radio nord etsud mesurées pendant la totalité de lamission Cassini est représentée sur la fi-gure  7. Cette variation anti-corrélée àlong terme a conduit à penser que la va-riation saisonnière5 de l’illumination so-laire des régions polaires pouvait jouerun rôle dans un « ralentissement » de lapériode de l’hémisphère éclairé par rap-port à une période de référence interneplus courte, par son influence sur laconductivité ionosphérique et ainsi surles systèmes de courant qui couplent lamagnétosphère à l’ionosphère pour don-ner naissance aux émissions radio. Néan-moins, la figure 7 montre que les deuxpériodes radio se sont « croisées » plu-sieurs années après l’équinoxe, alors quela période sud avait atteint son maximumbien après le solstice. En d’autres termes,même l’hypothèse la plus aboutie de va-riation saisonnière n’explique pas tout.

Plusieurs découvertes sont néanmoinsvenues lever une partie du voile sur cemystère. Les deux périodes radionord/sud ont été observées dans nombred’autres phénomènes de la magnétosphère(oscillations locales du champ magnétiqueou de la densité de plasma, oscillations del’intensité et de la position des aurores

6. (À gauche) image d’artiste associant une observation UV à distance de Cassini/UVis et une observation de particules énergétiques au-dessusd’encelade de l’instrument Cassini/inCA à quelques semaines d’intervalle. (À droite) Projection polaire de l’observation UV. en dehors des auroresintenses autour du pôle, une tache (encadrée en blanc) indique l’empreinte aurorale d’encelade.

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Page 8: DES PLANÈTES ET DES AURORES - obspm.fr · 2020-04-01 · pide) d’autre part. Les aurores de Saturne ont été essentiel-lement observées dans les domaines UV (par les observatoires

UV/visible/IR, oscillations des frontièresde la magnétosphère, etc.). Toutes ces mo-dulations sont la conséquence directe dedeux systèmes de courants électriques« alignés » le long des lignes de champ ma-gnétique, tournant chacun dans un hémi-sphère à une période propre. L’origine deces systèmes de courant reste cependantinconnue. L’hypothèse la plus défenduepostule l’existence de deux tourbillonsgéants de matière dans la haute atmo-sphère ionisée, capables de produire uncourant électrique à longue durée de vie etavec des périodes de rotation contrôléespar l’interaction entre l’atmosphère ioniséeet l’atmosphère neutre. Cependant, ils se si-tueraient dans une région peu dense diffi-cile à sonder, même pour Cassini, et validercette hypothèse reste un défi.

L'EXPLORATION IN SITU,UNE CLEF POUR ABORDERLA MICROPHYSIQUELe panorama dressé montre que nousavons désormais une bonne connaissancedes différentes composantes des aurores deSaturne, leur distribution spatiale, leur bud-get d’énergie et leur dynamique sur deséchelles de temps allant de la saison à la mi-nute. Associée à un bon modèle de champmagnétique, tel celui bâti à partir des der-nières mesures de Cassini, l’observation deces émissions permet de diagnostiquer pré-cisément les régions actives de la magnéto-sphère et nous éclaire sur les processusglobaux qui s’y déroulent, telle que la circu-lation générale du plasma, les systèmes decourant électrique à grande échelle, l’inter-action variable entre Saturne et le vent so-laire, entre la planète et sa lune Encelade,

etc. Entre ces deux bouts de la chaîne,l’étude de la microphysique des processusd’accélération et de rayonnement, c’est-à-dire la manière dont l’énergie est transféréede la magnétosphère vers les régions po-laires, commence à peine à éclore. C’est eneffet grâce aux mesures in situ acquises lorsdu Grand Finale, lorsque la sonde a traverséles régions où accélération des particules etrayonnement radio se produisent, que cesquestions peuvent pour la première fois êtreabordées pour Saturne et comparées au casterrestre. Le hasard des calendriers desagences spatiales faisant parfois bien leschoses, la sonde américaine Juno mène ence moment même, et depuis son arrivée enorbite polaire autour de Jupiter mi-2016, desmesures similaires permettant de faire de laplanétologie comparée in situ en mêmetemps pour les deux géantes! Cette coïnci-dence forme un véritable âge d’or pour laphysique aurorale planétaire, même s’il fau-dra certainement plusieurs décennies pouranalyser pleinement les données de ces deuxsondes. Les premiers résultats in situ duGrand Finale confirment une chose impor-tante: le rayonnement radio auroral de Sa-turne est produit par le même mécanismeque celui de la Terre, même si c’est dans unenvironnement très différent [6]. Cela sug-gère un mécanisme de rayonnement uni-versel, capable de révéler des exoplanètes enorbite autour d’étoiles plus lointaines que leSoleil. De quoi attendre leur détection avecplus d’impatience encore. �

Remerciements : L’auteur de ces lignes remercieRenée Prangé pour une relecture minutieuse,dans l’esprit et la lettre, ainsi que le comitééditorial de l’Astronomie pour ses commentairesconstructifs et pertinents.

Références[1] F. MOTTEZ, Aurores polaires – La Terre sous levent du Soleil, Belin, 2017, ISBN 978-2-7011-9605-3. [2] P. ZARkA, « L’environnementmagnétique des planètes », l’Astronomie, mars-avril 2007, p. 151-157. [3] Un rapide bilanscientifique de la mission Cassini est dressé danscette animation du JPL :www.jpl.nasa.gov/video/details.php?id=1464[4] Cette animation d’images UV de Saturne priseen 2017 avec Hubble montre clairement ladynamique des aurores à l’échelle de plusieurssemaines :www.youtube.com/watch?v=v3pp7DhxPtk [5] Le service CNRS/INSU APIS (Auroral PlanetaryImaging and Spectroscopy) permet de compulserdes observations aurorales planétaires en ligne :http://apis.obspm.fr [6] Cette animation desaurores visibles de Saturne mesurée en 2009avec Cassini montre des rideaux d’émissiontournant avec la planète variable à l’échelle dequelques dizaines de minutes :www.youtube.com/watch?v=yWOjfznja6o[7] Cette animation grand public résumefidèlement la problématique de la modulationrotationnelleradio : www.sciencemag.org/news/2018/10/how-long-saturn-s-day-search-reveals-even-deeper-mystery [8] Les premières traversées des sourcesdu rayonnement radio auroral kronien ont livréleurs résultats : https://www.obspm.fr/cassini-grand-finale-une.html

Notes1. Les émissions de faisceau sont produites directementpar les faisceaux de particules. Par opposition lesémissions par impact sont produites par les moléculesde l’atmosphère. – 2. Du grec kronos, assimilé par lesRomains à Saturne. – 3. Pour maintenir un courantélectrique, il faut conserver le produit de la vitesse parla densité des porteurs de charge électrique (ici lesélectrons). Si la densité diminue, il faut augmenter lavitesse, donc accélérer les électrons. – 4. Lekiloélectronvolt (ou keV) est une unité d’énergiecorrespondant à celle d’un électron accéléré par unpotentiel électrique de 1 000 volts. – 5. Saturne effectueune révolution autour du Soleil en 29 ans.

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7. Périodogramme des émissions radio aurorales de saturne en fonction du temps. Les courbes bleues et orange, ajustées sur les signaux périodiques lesplus intenses, correspondent aux périodes radio des hémisphères nord et sud. (L. Lamy, LESIA/Obs. de Paris/CNES)

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