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CINEMA LA MONTÉE DES MARGES PONTS Un documentaire impressionnant sur des sans-abri perdus dans un Paris aux allures post-apocalyptiques. LIBÉRATION MERCREDI 22 JANVIER 2014 AU BORD DU MONDE documentaire de CLAUS DREXEL (1h38). «Vivre dehors, ça casse, ça use, ça tue. On n’est pas en état, on tient pas le coup…» C’est Wenceslas qui parle, assis sur un banc, son chariot chargé à bloc et garé derrière lui. Avec sa barbe et son bonnet de marin, il a l’air d’un capitaine jovial en attente d’un départ imminent pour une destination lointaine. Mais en réalité, ses grandes traversées le mènent non à l’aventure du grand large, mais aux abords des magasins rutilants de la Madeleine, à Paris, pour récupérer la nourriture invendue qui lui per- mette de tenir. Il dit qu’après quatre ans à la rue, il en a marre. Dans Au bord du monde, ils sont une dizaine de personnes à s’exprimer ainsi frontale- ment, racontant leur expérience de la pauvreté. Claus Drexel a tourné pendant un an, d’avril 2012 à mars 2013, il est sorti «en maraude» avec son équipe quatre ou cinq nuits par semaine, accumu- lant une centaine d’heures de rushs: «Les deux premiers mois, on a circulé dans Paris avec les équipes du Samu social, on a rencontré énormément de monde et, au terme de cette première approche, on a tourné avec une quarantaine de personnes [il n’en reste qu’une dizaine dans le film, ndlr], et je me suis rendu compte qu’il y avait une pluralité de problèmes possibles à traiter. Mais ce qui m’a touché, c’est Henri, place de l’Etoile. PHOTO SYLVAIN LESER.HAYTHAM PICTURES

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CINEMA •

LAMONTÉEDESMARGESPONTS Un documentaireimpressionnant surdes sans­abri perdusdans un Paris aux allurespost­apocalyptiques.

LIBÉRATIONMERCREDI 22 JANVIER 2014

AU BORD DU MONDEdocumentaire de CLAUS DREXEL (1h38).

«Vivre dehors, ça casse, ça use, ça tue. On n’est pasen état, on tient pas le coup…» C’est Wenceslas quiparle, assis sur un banc, son chariot chargé à blocet garé derrière lui. Avec sa barbe et son bonnet demarin, il a l’air d’un capitaine jovial en attente d’undépart imminent pour une destination lointaine.Mais en réalité, ses grandes traversées le mènentnon à l’aventure du grand large, mais aux abordsdes magasins rutilants de la Madeleine, à Paris,pour récupérer la nourriture invendue qui lui per-mette de tenir. Il dit qu’après quatre ans à la rue,il en a marre. Dans Au bord du monde, ils sont unedizaine de personnes à s’exprimer ainsi frontale-ment, racontant leur expérience de la pauvreté.Claus Drexel a tourné pendant un an, d’avril 2012à mars 2013, il est sorti «en maraude» avec sonéquipe quatre ou cinq nuits par semaine, accumu-lant une centaine d’heures de rushs: «Les deuxpremiers mois, on a circulé dans Paris avec les équipesdu Samu social, on a rencontré énormément de mondeet, au terme de cette première approche, on a tournéavec une quarantaine de personnes [il n’en restequ’une dizaine dans le film, ndlr], et je me suisrendu compte qu’il y avait une pluralité de problèmespossibles à traiter. Mais ce qui m’a touché, c’est

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que certaines personnes sont confrontéesà des problèmes qui vont bien au-delà des ques-tions économiques.» Les moments de tournagesont donc nocturnes, à l’heure où l’activitésociale reflue, où le bruit incessant des voitu-res se fait moins harcelant. Les sites les plusprestigieux de la capitale (la Concorde, leLouvre, le Jardin des Plantes, l’Arc de Triom-phe…) défilent, étrangement déserts. «Je suisun grand admirateur de Werner Herzog, expli-que Claus Drexel, Français d’origine bava-roise, longtemps chef op et auteur d’un longmétrage de fiction, Une affaire de famille, sortien 2008. Pour reprendre ses termes, il y a la réa-lité comptable et la réalité extatique. Je voulaisstyliser le film de telle sorte que ces SDF que nousrencontrions apparaissent comme les dernierssurvivants d’un Paris post-apocalyptique. Pa-ris, c’est une ville archétypale, la cité d’or dontces SDF seraient les gardiens veillant sur desmonuments historiques qui sont aussi leurs seulsrefuges.»

Composé exclusivement de plans fixes au for-mat cinémascope, tournés avec un appareilphoto Canon et un objectif cinéma grand an-gle –qui permet d’avoir d’incroyables pers-pectives en arrière-plan des personnes inter-rogées –, le film est évidemment un

documentaire sur l’extrême marginalité, surl’état d’indigence en pays riche, mais qu’unevision de metteur en scène charge d’une forceinhabituelle, comme si s’opérait un court-circuit entre l’éternelle misère des anciensgaletas dépeints par Victor Hugo et la prophé-tie d’un proche effondrement résultant dukrach économique de trop. Qu’il s’agisse de

Jeny, cette jeune femme installée en haut desChamps-Elysées, lunettes de soleil sur le nez,et dont l’esprit vaticine sans qu’il soit tou-jours possible de comprendre où elle veut envenir, ou de Nicolas, les pieds sur terre, rési-dant sous un pont dans le VIIe arrondisse-

ment, dans une cabane qu’il aconstruite et qui lui procure unsentiment fragile de réussite, cha-que personne sort de sa conditionde passe-muraille, de fantôme oude tas de chiffon pour témoigneravec une stupéfiante éloquence dece qui d’habitude reste enfermé

dans le silence de la relégation.Christine, emmitouflée dans sa couverturebrillante aux abords du Jardin des Plantes,grelotte et tire sur sa cigarette. Un événementdifficile à comprendre (une série d’agres-sions, dit-elle) l’a conduite à perdre sa mai-son et la trace de ses trois fils: «Je ne sais pascomment lancer un appel au secours. Je ne sais

pas faire. Le pire de tout, c’est ne pas obtenir deréponse aux problèmes qui t’ont mené ici. C’estcomme si les gens, les autorités, te donnaientpour perdu, comme si le fait d’être à la rue, cen’est plus la peine de s’arrêter, de t’écouter…Les gens ne deviennent pas fous, ils disparais-sent. Tout simplement.» «Vivre dehors, c’estquasiment une chose impossible», dit encoreWenceslas. Et cet «impossible» durable est,pour beaucoup, le cœur du film, sa questionsans doute insoluble.Intouchables. A l’image, Claus Drexel a faitappel à un photographe, Sylvain Leser, quidepuis longtemps déjà va à la rencontre desSDF et leur tire le portrait. Leser a beaucoupvoyagé, sur son site on voit ses nombreusesphotos prises notamment auprès des intou-chables d’Inde, la caste la plus basse, ceux quin’ont rien et qui parfois rampent au sol pourquémander leur nourriture. C’est Leser qui,par ses nombreux contacts avec des person-nes désocialisées, va faciliter un tournage for-

«Paris, c’est une ville archétypale,la cité d’or dont ces SDF seraient lesgardiens veillant sur des monumentsqui sont aussi leurs seuls refuges.»Claus Drexel documentariste

En haut, Costel sous le pont Louis­Philippe, non loin de l’hôtel de ville de Paris. PHOTOS SYLVAIN LESER. HAYTHAM PICTURES

Wenceslas, pour qui «vivre dehors, c’est quasiment une chose impossible». Christine, aux abords du Jardin des Plantes, qui a perdu la trace de ses trois fils.

LIBÉRATION MERCREDI 22 JANVIER 2014II • CINÉMA À L'AFFICHE

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cément hasardeux, avec des gens qu’il n’estpas possible de joindre sur leur portable ouqui bougent sans arrêt : «J’ai quand mêmel’impression que si moi je passe cinq jours dansle monde de ces SDF, je suis en danger de mort,j’attrape la tuberculose, je perds pied. Mais, d’unautre côté, on peut dire aussi que si ces individusétaient contraints d’intégrer notre réalité, ils se-raient en proie à une angoisse terrible et seraientpeut-être dans une même situation fatale. Ilssont victimes souvent de traumatismes enfan-tins, et un déclic les a précipités à la rue. Cetterégression infantile réclame donc qu’ils soientpris en compte, aidés, accompagnés comme ilse doit…» Le film n’investigue d’ailleurs pastrop la question biographique. «Chacun a sonmystère, et je ne voulais pas trop soulever laquestion du pourquoi [ce dénuement], ajouteClaus Drexel, parce que, souvent, ils n’ont pasd’explication claire à donner. Ou alors ils fontdes réponses très fabriquées: “Je suis rentré chezmoi, c’était fermé parce que j’avais pas payé

mon loyer et j’ai dormi dans la rue”, ou “mafemme était au lit avec mon meilleur copain, j’enai eu marre, je me suis tiré”.»«Poum !» Du Boudu sauvé des eaux de JeanRenoir aux nombreux clochards qui hantentles films de Leos Carax (Amants du Pont-Neufou Holy Motors) en passant par Sans toit ni loid’Agnès Varda ou Paria de Nicolas Klotz, ilexiste une histoire française des projectionsimaginaires sur ceux qui déambulent dans leslimbes de l’activité commune, productive,travailleuse et abritée. Quelque chose fascineet terrifie comme une dépossession toujourspossible dans l’univers de l’accumulation debiens, au cœur même d’un système social apriori organisé pour protéger et porter se-cours. C’est bien la vulnérabilité des person-nes interrogées et considérées ici qui sauteaux yeux quand il faut rentrer le chariot dansla tente pour ne pas se le faire voler ou quedes jeunes ivres sortant de boîte viennentvous chahuter, ou encore lorsqu’il faut dor-

mir, assis et que d’un œil («c’est une autresorte de sommeil, on tombe d’un coup, poum!»dit Christine).Le docteur Jacques Hassin est l’un des chefsdu Centre d’accueil et de soins hospitaliersde Nanterre (Hauts-de-Seine) depuis 2004.Il est le cofondateur de l’Observatoire de lagrande exclusion du Samu social de Paris. Eta soutenu le projet de Drexel, alors qu’il estle plus souvent méfiant lorsque s’ouvre la«chasse médiatique aux SDF comme il y a unechasse à la baleine» à l’arrivée des premièresfroidures hivernales. Tous les soirs, sa struc-ture accueille environ 250 personnes pour del’hébergement d’une nuit, avec douche, re-pas chaud, consultation médicale, assistancesociale… Il confirme ce que nous disait Syl-vain Leser quelques jours plus tôt, à savoirl’augmentation des situations de précaritéset l’arrivée de nouvelles populations indigen-tes: «Il y a une évolution de la typologie de lamarginalité. On a désormais des personnes qui

vivent dans leur voiture ou qui touchent le RSA,mais qui, évidemment, avec 500 euros mensuelsdans la capitale ne peuvent pas joindre les deuxbouts. Il y a aussi des familles avec enfants. Lespersonnes que l’on voit dans le film relèvent dece que j’appelle la grande marginalité, ils sontparvenus à un tel stade de désocialisation qu’ilne faut pas croire que l’on pourrait résoudreleurs problèmes en leur donnant de l’argent etun appartement. Je ne suis pas croyant, mais cequi est en jeu là, c’est le manque radicald’amour avec des enfances le plus souvent mas-sacrées. Je connais un ancien juge de paix quiparle anglais, russe, et qui est à la rue. Ce sontdes fractures que le niveau d’étude ne suffit pasà combler.» Le film ne résout rien, bien en-tendu. Il nous convoque à un carrefour densede questions humaines, politiques, sociales,avec une mélancolie qui est peut-être uneressource morale plus profonde que la simpleindignation.

DIDIER PÉRON

Jeny, qui souffre de troubles psychiques, passe ses nuits place de l’Etoile depuis plusieurs années.

Marco a aménagé son logis dans l’un des piliers du pont Louis­Philippe depuis vingt­trois ans. Jean­Michel, ancien intérimaire à Rouen.

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